L’influence perdue

Outre la vision pessimiste que nous venons de développer concernant les effectifs à la baisse et les problèmes financiers, le sentiment qui se dégage de ces années d’avant-guerre est une perte de prestige ; c’est la fin d’une époque plus que la fin d’une entreprise. La disparition du Père Vincent de Paul Bailly, la multiplication des caravanes catholiques ou la lente mutation de Notre-Dame de France en maison d’études et de manière secondaire en hôtellerie, sont les symboles d’une page qui se tourne.

La 39e caravane du printemps 1910 reste à part dans l’histoire des Pèlerinages de Pénitence, pour être celle des adieux du Père Vincent de Paul Bailly à la Terre Sainte. Celui qui personnifie par son dynamisme, sa foi, son intransigeance pendant près de 30 ans les caravanes assomptionnistes en direction de la Terre Sainte, ne conduit plus à partir de l’année 1910 les Pèlerinages de Pénitence. Cet arrêt dû à l’âge, aux épreuves que traverse la congrégation depuis de nombreuses années constitue bien un tournant pour les pèlerinages assomptionnistes, et pas seulement pour ceux de Terre Sainte. Vincent de Paul Bailly incarne, tant pour les pèlerinages que pour la Bonne Presse, et en particulier le Pèlerin et la Croix, l’homme qui est en partie à l’origine du succès des grandes œuvres assomptionnistes.

Le comte de Piellat, l’un de ses plus fidèles compagnons, montre dans l’hommage qu’il lui rend en apprenant son décès la figure incontournable qu’il était pour l’entreprise pèlerine des Augustins de l’Assomption :

« Depuis 1882, je connaissais le R. P. Vincent de Paul, et pendant vingt-cinq ans environ j’ai été en correspondance avec lui, soit pour les pèlerinages de Terre Sainte, soit pour les premières constructions de Notre-Dame de France. J’ai été à même de constater, mieux que beaucoup d’autres, que c’était le vrai fondateur de Notre-Dame de France et l’organisateur par excellence du pèlerinage.

Aujourd’hui, l’œuvre est installée, fonctionne ; mais les nouveaux ne se douteront jamais des difficultés qu’il y a eu à surmonter pendant les premières années ; (…) Le R. P. Vincent de Paul seul était capable de mener à bonne fin une entreprise devenue si grande aujourd’hui par ses résultats religieux et patriotiques » 740 .

Les hommages rendus au Père Bailly, à sa mort en 1912, sont tous unanimes pour affirmer la place unique qu’il a occupée dans l’envoi et le succès des pèlerinages en Terre Sainte. Même s’il n’assure plus depuis le début du siècle que la direction des pèlerinages de printemps, il n’incarne pas moins jusqu’à son décès les Pèlerinages de Pénitence. Les directeurs des caravanes qui se succèdent jusqu’à la guerre sont bien sûr des assomptionnistes mais ils n’auront jamais l’aura du « vieux moine ». La direction de l’une des dernières caravanes, la 46e, est assurée par le Père Ernest Baudouy, celui qui, tout frais sorti de son noviciat, fut le secrétaire du Père Bailly lors de son premier pèlerinage en Terre Sainte, en 1883, symbole s’il en est de continuité.

Le début de siècle correspond également à un tournant dans la diversification des pèlerinages modernes en Terre Sainte. Nous avons étudié précédemment le développement à la fin du XIXe siècle, et encore plus au début du siècle suivant, des caravanes en provenance de la plupart des pays d’Europe ou d’Amérique, catholiques, orthodoxes ou protestantes.

Les statistiques annuelles comptabilisant les différents groupes de pèlerins ayant visité les Lieux Saints au cours de l’année démontrent la perte d’identité du Pèlerinage de Pénitence. Il est devenu une caravane parmi d’autres, même s’il ne faut pas la considérer comme insignifiante, sa venue ne passant tout de même pas inaperçue aux yeux des populations locales, tradition oblige. Les statistiques de l’année 1907 attestent ce sentiment de caravanes françaises qui ne sont qu’un aspect des groupes étrangers qui visitent la Palestine :

« Pendant le cours de l’année 1907, Jérusalem a reçu un grand nombre de pèlerins d’Europe et d’Amérique.

En janvier, 30 pèlerins des Etats-Unis ; en février, 20 d’Autriche-Hongrie ; en mars, 12 du Mexique et 40 d’Egypte ; en avril, 107 d’Angleterre, 20 d’Egypte, 16 d’Autriche-Hongrie ; en mai, 80 de France et de Belgique conduits par Mgr Potard, 200 d’Espagne, 170 de France (XXXIIIe Pèlerinage de Pénitence) ; en juillet et août, 560 de Bavière ; en septembre, 470 de Pologne, 100 de Hongrie, 38 de France, conduits par Mgr Potard ; le XXXIVe Pèlerinage de Pénitence avec 205 pèlerins de France et de Belgique ; en octobre, 25 d’Italie, conduits par Mgr Vicini. C’est donc une armée pacifique de plus de 2000 pèlerins catholiques, sans compter les petits groupes et les voyageurs isolés qui ont visité la Terre Sainte en 1907 » 741 .

Ces chiffres sont une satisfaction pour les catholiques des deux rives de la Méditerranée, mais il n’en reste pas moins que les Pèlerinages de Pénitence, tout en subsistant ont perdu de leur prestige de caravanes de croisés.

Le dernier sentiment qui domine dans ces années qui précèdent la Première Guerre mondiale est la lente évolution de Notre-Dame de France. Nous avons étudié dans quelles conditions fut fondée l’hôtellerie des assomptionnistes au cours des années 1880 et le formidable atout qu’elle a représenté pour pérenniser les Pèlerinages de Pénitence.

Notre-Dame de France présente avant guerre deux visages, celui à l’origine de sa création, l’accueil des pèlerins, avec une ouverture de plus en plus importante aux touristes ; et la mise en place suite aux lois du général Boulanger sur le service militaire en 1889, d’une maison d’études pour les novices.

Dans le premier cas, Notre-Dame de France, suivant en cela l’évolution des venues en Palestine de moins en moins pèlerines et de plus en plus touristiques, s’ouvre progressivement à des groupes non pèlerins. Le règlement de l’hôtellerie atteste cette évolution tout en continuant à affirmer son rôle de maison catholique accueillant en priorité les pèlerins :

« Desservie par des Religieux, dotée de deux chapelles et d’un musée palestinien, la maison n’est pas un Hôtel. (…) Des groupes de touristes ordinaires peuvent être acceptés dans la mesure des nécessités locales. Mais alors ils seront traités à des conditions analogues à celles des hôtels, tout en tenant compte eux-mêmes du caractère religieux de cette Maison » 742 .

Dans le rapport fait en 1912 au Père Emmanuel Bailly, supérieur de la congrégation, il est fait mention du nombre de personnes hébergées à Notre-Dame de France de 1906 à 1912. On dénombre 5958 pèlerins pour 3196 touristes, dont certains sont venus avec l’agence Cook, l’ennemie du pèlerin. Ces chiffres démontrent surtout que l’ouverture de Notre-Dame de France aux touristes est significative puisqu’ils représentent plus du tiers des personnes hébergées.

Notre-Dame de France a été obligée de prendre ce tournant touristique, en particulier face au développement des hôtels. L’époque n’est plus celle des années 1880 où la concurrence venait d’autres hospices catholiques, les hôtels ayant encore mauvaise réputation.

Dans le deuxième cas, il s’agit d’une activité inexistante dans les premières années d’exploitation de Notre-Dame de France, la maison d’études. Elle est créée dans un premier temps en réaction à la loi sur le service militaire où les jeunes séminaristes ne désirant pas l’accomplir se voyaient dans l’obligation de partir dans les missions étrangères pour 10 ans. C’est ainsi qu’au début des années 1890, nombreux furent les jeunes novices qui vinrent finir leurs études en vue de la prêtrise à Jérusalem. Au fil des années, cette maison d’études se mue en lieu d’apprentissage religieux mais aussi intellectuel, aspect à mettre en parallèle avec le développement de l’Ecole Biblique de Jérusalem, dirigée par le Père Lagrange, avec lequel les rapports vont très vite se ternir.

Dans le rapport précédemment cité sur la période 1906-1912, on peut lire que le nombre d’étudiants présents sur cette période est de 67 et qu’ils furent tous ordonnés prêtres.

L’enseignement dispensé se veut à la fois d’une grande rigueur religieuse mais aussi intellectuelle avec de nombreuses conférences sur la Palestine, des visites archéologiques… Cet aspect est en particulier développé pour contrer les initiatives des dominicains, dont le champ d’études est principalement orienté vers la compréhension de l’Orient biblique.

Cette maison d’études prend une telle ampleur que l’hôtellerie est considérée comme l’activité extérieure de Notre Dame de France et de ce fait perd en partie son rôle premier de maison pour pèlerins. Il n’en reste pas moins que l’activité d’hébergement des pèlerins n’est jamais remise en cause, et ce, bien au-delà de la Première Guerre mondiale.

Notes
740.

Hommages au P. Vincent de Paul Bailly, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1913, p.248.

741.

Jérusalem, AAV, tome III, 1908-1909.

742.

Hôtellerie de Notre-Dame de France – règlement – 1912, AAR, PK 137.