Des pèlerinages nationaux

Si des pèlerins chrétiens sont de plus en plus nombreux à fouler la terre du Christ durant les années du mandat britannique, les catholiques français continuent à se présenter divisés aux portes de Jérusalem. Trois aspects sont intéressants à mettre en avant sur l’évolution des pèlerinages que certains continuent à appeler des croisades : des caravanes qui vont être au premier plan des conflits entre les communautés palestiniennes, la mise en place de pèlerinages protestants et le soutien à la République.

Les conflits entre la population arabe et les sionistes, nouveaux venus en Palestine et désireux d’y tenir une place prépondérante, sont de plus en plus fréquents et violents. Les pèlerins, indifférents avant guerre à cette montée en puissance de la communauté juive, vont être confrontés à des heurts, surtout à Jérusalem, qui n’auront pas d’incidence majeure sur le déroulement du pèlerinage, mais vont marquer les esprits. Les pèlerins ne sont plus enclins à s’imaginer une Palestine composée de paysans travaillant dans leurs champs d’oliviers, douce image des temps bibliques, qu’une terre à feu et à sang.

Le 63e pèlerinage assomptionniste se trouve au beau milieu des événements dramatiques du mois d’août 1929, précurseur de nombreux autres drames.

Le compte-rendu du pèlerinage montre que les pèlerins assistèrent au déferlement de haine qui s’empara de certains musulmans et juifs et dont l’issue fut des dizaines de morts :

« Dès notre arrivée on nous avait bien raconté quelques incidents survenus les jours précédents. (…) Le vendredi 23, nous étions au Saint-Sépulcre pour la messe solennelle du Pèlerinage. L’après-midi, c’était le jour du chemin de croix solennel. Mais la foule des musulmans s’étaient ruée à la mosquée d’Omar, le grand Muphti y avait fait un discours enflammé qui était une véritable « déclaration de guerre sainte » contre les Juifs.

A 11 heures (c’est l’heure de la prière à la Mosquée), il y avait autour de la porte de Jaffa une animation extraordinaire. Citadins de toutes les nationalités, policemen anglais et palestiniens partout. Tout à coup, un remous, des cris, de la bousculade, de grands gaillards arabes, armés de gourdins et de coutelas recourbés. Deux de nos pèlerines effrayées s’étaient réfugiées dans un magasin. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les marchands avaient débarrassé leurs comptoirs et mis leurs volets.

(…) Face à la porte de Damas, un attroupement considérable à peine tenu en respect par quelques policemen à cheval. Et puis… tout à côté, au nouveau quartier juif, des coups de feu. Nous voyons arriver par plusieurs rues des musulmans, Bédouins venus de la campagne, fanatiques venus de plus loin, même de la Transjordanie, poursuivant tous les Juifs qu’ils rencontrent, passent au galop dans la rue qui longe Notre-Dame de France, armés de leurs longs coutelas, et près de la porte de Damas, éventrant sans pitié les malheureux qu’ils atteignent. (…) On parle d’une quarantaine de morts et de nombreux blessés. L’hôpital juif est plein de blessés. A Saint-Louis, hôpital français, il n’y a qu’une musulmane qui a eu le ventre traversé par une balle en regardant l’émeute de sa terrasse » 764 .

Le récit de ce pèlerinage de tous les dangers se poursuit en relatant l’horreur qui s’installe au fil des jours avec l’incendie de maisons, les attaques qui se multiplient dans différentes villes de Palestine dont Hébron où l’on ne dénombre pas moins de 48 morts.

Le programme du pèlerinage s’en trouve bouleversé et les excursions au Jourdain tout comme dans les environs de Jérusalem sont annulées.

Les dramatiques événements de l’été 1929 en annoncent d’autres, plongeant la Palestine dans la terreur, et l’arrivée de plus en plus importante au cours des années 30 de juifs fuyant les dictatures d’Europe n’améliore pas la situation.

C’est dans ce climat de plus en plus tendu que se poursuivent les pèlerinages français qui n’ont pas à déplorer de victimes mais n’ont plus la liberté de mouvement des années d’avant-guerre.

Le second aspect des pèlerinages français en Terre Sainte durant le Mandat britannique est l’apparition de caravanes protestantes. Le simple fait d’évoquer l’existence de pèlerinages protestants et français aux Lieux Saints aurait été perçu un demi-siècle auparavant comme une hérésie. Les assomptionnistes n’ont jamais eu de mots assez durs pour qualifier la présence protestante en Palestine, à l’époque anglaise et allemande, et l’idée que des protestants français organisent un pèlerinage aurait été tout simplement inconcevable.

Le premier pèlerinage protestant en Palestine a lieu en 1927, au printemps, et se renouvelle à partir de cette date chaque année. La durée du voyage est approximativement d’un mois, avec toute une série d’escales avant la Ville Sainte où la caravane séjourne trois à quatre jours avant de rentrer par l’Egypte. L’effectif varie entre 40 et 50 personnes.

Pour le Ve pèlerinage d’avril 1931, le programme est le suivant : le départ a lieu à Marseille avec une réunion au temple puis l’embarquement sur un bateau des Messageries Maritimes. La traversée est ponctuée d’escales en Italie, en Grèce, à Istanbul, Ephèse, Rhodes, Chypre, et Beyrouth. Du port libanais, les pèlerins se rendent à Baalbeck puis Damas et c’est l’entrée en Palestine avec Tibériade, Nazareth, Naplouse et Jérusalem. Le séjour dans la Ville Sainte est entrecoupé d’excursions à Bethléem et au Jourdain. Le retour se fait par Jaffa et l’Egypte 765 .

Le fait d’être composé de protestants ne modifie en rien l’organisation du pèlerinage qui ressemble en tout point à ceux des catholiques, tant par l’itinéraire, le transport ou la discipline interne à la caravane où un règlement est distribué avant chaque départ.

La fin du XIXe siècle avait vu apparaître une concurrence entre les organisations des pèlerinages catholiques français ; il faut attendre l’après-guerre pour que cette concurrence ne soit pas seulement nationale mais également religieuse.

Le dernier aspect à souligner pour ces pèlerinages de l’entre deux guerres, montrant même s’il tient plus de l’anecdote, que l’état d’esprit n’est plus du tout le même qu’au XIXe siècle.

Les assomptionnistes n’ont accepté qu’à contre cœur le régime républicain qui ne fut pas tendre avec eux. Lors des premières caravanes de croisés, les légitimistes sont majoritaires et leur méfiance par rapport au consul de France des plus grande. Le Père d’Alzon, ne cachant pas des opinions antirépublicaines, utilise les pèlerinages comme outil de lutte contre une république anticléricale. Les années qui suivent la Grande Guerre voient complètement disparaître ce sentiment d’opposition à la République (poursuivant l’évolution déjà perceptible avant guerre). Ceci est d’autant plus vrai que les pèlerins vont se muer en ardents défenseurs de la République aux prises dans les années 30 à de multiples attaques.

Un pèlerin de la 89e caravane du printemps 1936 s’adresse en ces termes au consul :

« Monsieur le consul,

La noblesse du 89e pèlerinage a été invitée à aller saluer ce soir Monsieur le Vicomte d’Aumale, consul de France.

Permettez aux républicains de ce pèlerinage de venir offrir leurs hommages à Monsieur le consul de la République Française.

En vous priant de les transmettre au gouvernement que vous représentez nous vous prions de lui dire que ce chiffre de 89 qui désigne notre pèlerinage nous rappelle l’année glorieuse en laquelle nos pères secouèrent un joug odieux et rendirent au peuple l’égalité et la liberté que leur avait donné le Christ.

Le gouvernement de la République Française nous trouvera toujours prêt à déjouer les intrigues qui voudraient priver à nouveau le peuple français de cette liberté » 766 .

En 1936, le Père Picard est mort depuis 33 ans, le Père Vincent de Paul Bailly depuis 24 ans, et avec ces propos c’est véritablement une autre génération de pèlerins qui participent aux caravanes assomptionnistes. De tels propos n’auraient jamais pu être envisagés un demi- siècle plus tôt, tellement la haine contre la République était forte chez les croisés pacifiques venus en Terre Sainte pour délivrer la France du fléau républicain.

La Première Guerre mondiale marque incontestablement une coupure dans l’organisation des pèlerinages catholiques français en Palestine.

La tradition demeure avec l’envoi, par les assomptionnistes ou par Mgr Potard, de caravanes une à deux fois par an, suivant approximativement toujours le même itinéraire et avec un effectif en baisse par rapport à l’avant 1914 mais qui peut atteindre la centaine de personnes lors de certains pèlerinages. La croisade est cependant terminée, les croisés pacifiques ont disparu laissant place à des voyages religieux, avec des catholiques ou protestants désireux de se rendre sur la terre du Christ mais peut-être plus en chrétien curieux qu’en pénitent venant absoudre ses péchés ou ceux de son pays.

Notes
764.

Jérusalem, AAV, tome VII, 1928-1931.

765.

MAE, Nantes, Jérusalem, B, 153, Pèlerinages protestants en Palestine, avril-mai 1931.

766.

MAE, Nantes, Jérusalem, B, 153, Lettre d’un pèlerin du Pèlerinage de Pénitence au consul de France à Jérusalem, 11 avril 1936.