Les vertus du pèlerinage

Hubert de Torcy, pèlerin de la fin du XXe siècle sur le chemin de Compostelle, retrace les bienfaits de son pèlerinage :

« Je comprends comment le pèlerinage est avant tout l’apprentissage du dépouillement. Nous sommes cet oignon à qui l’on retire, dans les larmes, toute une succession de pelures protectrices avant d’arriver au bulbe. Ces pelures qui partent couche par couche, ce sont toutes nos sécurités, toutes nos habitudes, tout notre petit confort qui s’interposent entre Dieu et nous et nous empêchent d’être perméable à la grâce. Quand on se met en marche, quand on décide de partir, tout se met à bouger, à remuer et, inévitablement, les apparences tombent d’elles-mêmes. (…) Le riche qui ne peut pas entrer par la porte du Paradis n’est pas celui qu’on croit. Sa richesse, c’est tout ce dont il est persuadé qu’il ne peut pas se passer. Il veut bien monter au ciel mais il veut emporter sur son dos un sac immense qui fait presque partie de lui et dans lequel on trouve tout ce qu’il possède, toutes ses idoles (…).

Quand il se met en route, sac au dos, le pèlerin part justement avec cet énorme sac. Puis petit à petit, il le vide. (…) En même temps qu’il se dépouille, le pèlerin fait de nombreuses rencontres : des hommes, des femmes, des pèlerins, des commerçants, des prêtres. Il apprend à les aimer, sans pourtant pouvoir s’y attacher. Surtout, il apprend à les écouter. Bientôt, c’est Dieu lui-même qu’il va rencontrer personnellement, en tête-à-tête, et non plus seulement à travers autrui, de manière indirecte.

Finalement, qu’il nous enseigne le dépouillement ou qu’il nous apprenne l’écoute, le pèlerinage est toujours chemin vers l’essentiel » 767 .

En est-il de même pour les pèlerins de Terre Sainte au XIXe siècle?

François René de Chateaubriand est considéré comme celui qui a « ouvert la carrière » aux pèlerins de ce siècle, mais l’a-t-il fait en homme dépouillé de tout ? En pénitent prêt à rencontrer Dieu ? Cela semble peu probable. Il ne reste qu’onze jours en Terre Sainte, entre un long périple en Grèce et des retrouvailles extraconjugales en Espagne. Même si les conditions de voyage sont éprouvantes, il effectue cette visite en Palestine plus en tant qu’écrivain catholique curieux de se rendre sur les lieux évoqués dans un prochain ouvrage, qu’en tant que pénitent partant à la rencontre de Dieu sur les lieux mêmes de la souffrance du Christ.

Pour les pèlerins romantiques de la première moitié du XIXe siècle, il en est sensiblement de même, que cela soit pour Alphonse de Lamartine ou encore plus pour Gustave Flaubert, qui ne cache pas son peu d’intérêt pour la Ville Sainte. Leur visite s’inscrit davantage dans une visite de l’Orient, que toute personne lettrée et intéressée par d’autres rivages que ceux de l’Europe se doit de visiter. C’est d’autant plus vrai que ces voyageurs orientaux ne se bornent pas à la Palestine, ne lui consacrant que de rapides journées, préférant les vestiges pharaoniques ou les rives du Bosphore.

La venue en Terre Sainte, en 1853, d’une caravane de catholiques français laisse entrevoir le retour des francs, valeureux défenseurs des intérêts chrétiens en terre musulmane. Malheureusement pour ceux qui croyaient assister au retour des croisés, il n’en est rien et les caravanes de l’Oeuvre des pèlerinages en Terre Sainte, composées de catholiques parfois très fervents, n’en restent pas moins encombrés par la richesse, peu propice à la pénitence. Catherine Nicault confirme que « c’est exclusivement « l’élite de la société », et plus particulièrement l’aristocratie qui est représentée, ainsi que le « gratin » ecclésiastique, prélats, chanoines et autres abbés du meilleur monde » 768 .

La venue en Terre Sainte, en 1882, du premier Pèlerinage Populaire de Pénitence avec plus de mille pèlerins inaugure une ère nouvelle. Dans un premier temps elle fait réellement triompher le modèle de la démarche pénitente du pèlerin en partance sur la via Dei. Les Augustins de l’Assomption réussissent à recréer cette euphorie croisée où des caravanes fortes de plusieurs centaines de catholiques arrivent chaque année aux portes du Saint-Sépulcre pour se recueillir aux lieux de la souffrance du Christ. Les Pèlerinages de Pénitence incarnent le dépouillement des pèlerins qui partent à la rencontre de l’autre et surtout à la quête de Dieu. Tout est fait, dans les quarante jours que dure approximativement le pèlerinage, pour retrouver la pénitence des premiers pèlerinages chrétiens, de la traversée maritime parfois périlleuse (le pèlerinage des tempêtes de 1883), aux pérégrinations palestiniennes dotées d’un confort sommaire, (au Mont Carmel ou en Samarie). L’arrivée à Jérusalem est vécue comme la récompense pour des pèlerins qui ont souffert, douté, espéré avant d’atteindre la Ville Sainte, et leurs processions revêtent toute l’importance que l’on doit consentir à ces croisés pacifiques.

Mais un pèlerinage qui s’institutionnalise a besoin d’une infrastructure matérielle. La pérennisation des pèlerinages assomptionnistes permet la construction de l’hôtellerie de Notre-Dame de France, symbole par excellence de la réussite des Pèlerinages de Pénitence.

Paradoxalement elle fournit aussi les conditions favorables à une mutation. La fin du XIXe siècle et encore plus le début du XXe siècle voient cependant cette entreprise prendre une connotation de plus en plus touristique et de moins en moins pénitente à l’image des multiples caravanes de pèlerins catholiques ou protestants qui se présentent aux portes de Jérusalem. Cette lente évolution, qui est vécue par les plus fervents comme une dérive touristique, met fin à ce « moment croisé » que les assomptionnistes, malgré une intense propagande, ne parviendront plus à recréer.

Notes
767.

Hubert de Torcy, Carnet de route pour Compostelle, Paris, Fayard, p. 103-104.

768.

Catherine Nicault, Foi et politique : les pèlerinages français en Terre sainte, in De Bonaparte à Balfour, la France, l’Europe occidentale et la Palestine, 1799-1917, sous la direction de Dominique Trimbur et Aan Aaronsohn, Paris, CNRS éditions, 2001, pp. 295-324.