Le mythe de la croisade

« Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans un temps immémorial, le temps fabuleux des commencements » 769 . Cette définition du mythe proposée par Mircea Eliade correspond parfaitement à la résurgence de l’épopée des croisades dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le souvenir de ces équipées orientales chrétiennes se situe à un niveau plus spirituel et politique qu’historique, tant la référence à ces événements est flou. Comme le démontre Jacques-Olivier Boudon, « Ce ne sont plus généralement les croisades elles-mêmes qui sont vantées, c’est l’époque des croisades en général ; elles forment un ensemble qui ne peut être détaillé. On passe alors tout naturellement du pluriel, les croisades, avec leur lot de défaites et de désillusions, au singulier, la croisade, elle porteuse d’espérance » 770 .

Cette évolution est sensible dans l’usage que les contemporains font de la terminologie. Dans les écrits des évêques et d’autres religieux ou dans les programmes des pèlerinages et la presse catholique, assomptionniste en particulier, le terme de croisade commence à être utilisé au milieu du XIXe siècle, en particulier lors des premières caravanes de pèlerins. Il prend une ampleur inédite dans le dernier tiers du siècle, au moment où les périls s’abattent sur la France et le catholicisme. Le besoin de faire référence aux croisades qui, au fil des siècles, deviennent des épopées glorieuses délivrant les Lieux Saints des hérétiques, est une donnée essentielle pour comprendre le retour du pèlerinage en Terre Sainte, en particulier celui de 1882, intitulé la « IXe croisade ».

Alphonse Dupront estime que « la croisade ait pu être vécue comme le suprême et dernier pèlerinage ou comme guerre sainte pour libérer les Lieux Saints de l’infidèle et en sauvegarder l’accès à une chrétienté pérégrinante, établit entre le pèlerinage et elle d’intimes et éclairantes correspondances » 771 . Les assomptionnistes développent de façon spectaculaire cette référence aux croisades qu’ils intitulent « croisades pacifiques » composées de croisés qui partent non pas les armes mais le chapelet à la main 772 . Le premier pèlerinage assomptionniste en Terre Sainte au printemps 1882 rassemble plus de 1000 pèlerins, symbole de cette volonté des catholiques français de se croiser non plus pour libérer le tombeau du Christ mais pour réaffirmer la place de la religion chrétienne en France et soutenir le pape retranché au Vatican depuis l’unité italienne. Le Père Picard, supérieur de la congrégation, à la tête de la « IXe croisade », est le nouveau Pierre l’Hermite, le meneur d’une foule catholique exaltée. Vincent de Paul Bailly est dès 1883 le symbole des Pèlerinages Populaires de Pénitence, croisades annuelles puis bisannuelles en Terre Sainte.

La référence au passé croisé, même s’il n’est pas fait mention d’une croisade en particulier, est un des éléments essentiels du formidable succès des pèlerinages assomptionnistes à Jérusalem dans les deux dernières décennies du XIXe siècle. L’entreprise assomptionniste a pour but de replacer Dieu au cœur de la société française, et pour se faire d’aller expier les fautes de dirigeants impies au lieu même des souffrances christiques. Cependant, au fil des années, l’atmosphère croisée s’essouffle, les pèlerins pénitents revendiquent plus de conforts et de tourisme et la République laïque semble avoir réussi son enracinement rendant illusoire le rêve catholique d’une nouvelle chrétienté.

On peut ainsi véritablement évoquer un nouveau mythe des croisades à l’occasion de ces pèlerinages en Terre Sainte qui prennent toute leur ampleur dans le derniers tiers du XIXe siècle avec en particulier les Pèlerinages Populaires de Pénitence. Seulement, cette référence à ces événements glorieux de la chrétienté au Moyen Age fonctionne comme un mythe mobilisateur déconnecté du passé. L’utilisation qui en est faite, en France ou en Palestine, renvoie à une histoire floue, renonce à une réappropriation chrétienne de la Terre Sainte et se contente d’être, selon Alphonse Dupront, « un mode de recharge sacral pour soigner les plaies du catholicisme et puiser de nouvelles forces » 773 . La démarche devient fondamentalement religieuse dès lors que s’éloigne l’espoir d’un changement de régime en France. Paradoxalement le XXe siècle continuera à faire référence à ce mythe des croisades mais avec une connotation de plus en plus politique ce qui éloigne encore un peu plus l’événement historique et contribue à l’instrumentaliser.

Notes
769.

Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1988, p.16.

770.

Jacques-Olivier Boudon, L’épiscopat français à l’époque concordataire (1802-1905), Paris, Le Cerf, 1996.

771.

Alphonse Dupront, Du sacré. Croisades et pèlerinages, Paris, Gallimard, 1987, p.35.

772.

Avant eux, les pèlerinages de la rue de Furstenberg, à partir de 1853, commencent timidement à développer cette référence à la croisade.

773.

Dupront A., Du sacré. Croisades et pèlerinages, op. cit., p.28.