Régulation économique et dépassement de la dichotomie espace/territoire

Une telle approche sociale de la souveraineté économique et des normes de comportements permet en outre la prise en considération des dimensions temporelle et spatiale des formes institutionnelles de la régulation. La crise du mode de régulation constitue ainsi un moment de redéfinition de la souveraineté économique, dans son acception historique – les forces sociales dominant la définition des rapports sociaux –, mais également géographique – les lieux de validité et d’exercice de cette souveraineté (Julla, 1991).

Si la variabilité dans le temps et dans l’espace de la formation des dynamiques économiques ainsi que la transformation de la matière organisationnelle de la formation sociale au niveau national sont abondamment analysées par les travaux régulationnistes, la variabilité de l’espace, au cœur du processus de transformation de la régulation économique, du fait de l’intégration dynamique et élargie de nouveaux rapports et acteurs économiques, est beaucoup moins prise en considération.

C’est là tout l’intérêt des travaux sur la forme territoriale de la régulation que d’orienter la réflexion sur les rapports entre l’Etat, le territoire et l’espace économique. Ceux-ci confrontent et comparent en effet la dynamique des structures administratives et celle des acteurs économiques, permettant « d’éclairer les rapports espace / territoire en différenciant ce qui de l’ordre de la structure administrative, produit du territoire, formes institutionnelles sur lesquelles s’appuient des procédures de régulation particulières, de ce qui, de l’ordre des acteurs économiques, compose des espaces » (Julla, 1991).

Les Etats-nation constituent pour l’Ecole de la régulation des espaces souverains économiquement, du moins durant la période des Trente Glorieuses et avant la réalisation de l’intégration économique et monétaire européenne. L’internationalisation des échanges, le développement des firmes multinationales, la construction de l’union européenne et l’organisation de formes de régulations à l’échelle mondiale (FMI, OMC…) remettent cependant assez profondément en question la validité du bornage territorial des principes régulateurs à l’échelle des pays. Il en résulte une inadéquation entre les territoires nationaux, bases de la définition d’ensemble des formes régulatrices, et les espaces supranationaux des acteurs économiques dominants (i.e. les grandes firmes), qui constitue une dimension particulière, mais non unique, de la crise de la régulation d’ensemble des économies.

Tout système économique s’inscrit en effet dans un horizon spatial stabilisé intégrant les différents espaces d’acteurs, qui peut être qualifié d’espace économique ou de contenu de plans d’acteurs (Julla, 1991). Cet espace économique est défini par le jeu des rapports sociaux noués au sein d’une formation sociale, mais il s’agit également d’un espace ouvert, irréductible aux frontières des Etats, qui correspond à l’aire d’exercice des agents économiques dominants. L’espace économique apparaît donc comme le résultat d’une collection d’espaces d’acteurs économiques.

Le régime d’accumulation fordiste définit ainsi son propre espace économique spécifique, délimité par les frontières étatiques, à l’intérieur duquel peut être observée une homogénéité des comportements des acteurs industriels, financiers et sociaux, se traduisant par une organisation stable dans le temps et dans l’espace de la structure économique. Il porte cependant déjà en lui les germes d’une recomposition de l’espace économique à l’échelle supranationale, liée au processus d’internationalisation des échanges et des modes d’inscription spatiale des plans d’acteurs, dominés par le développement des firmes multinationales et par l’abaissement progressif des frontières économiques. De la sorte, le régime d’accumulation post-fordiste, ou flexibiliste, qui émerge à partir de la crise des années 1970, est caractérisé par un espace économique, non plus défini à l’échelle des Etats, mais au niveau international, voire mondial.

En revanche, le territoire est défini par les procédures normalisatrices administratives et constitue un ensemble homogène et fermé. Il est un produit des formations sociales et des rapports administratifs qui la médiatisent, c’est-à-dire un niveau de socialisation en relation avec l’Etat, l’administration et les institutions publiques et politiques (Julla, 1991). Le territoire constitue ainsi le lieu d’exercice de la régulation, et ne correspond pas forcément à l’échelle de définition de l’espace économique du régime d’accumulation.