3- Un nouveau modèle de développement post-fordiste centré sur le rôle du territoire

Depuis le milieu des années 1970, une nouvelle forme de développement économique, centrée sur le territoire, émerge et s’impose donc comme une piste de réponse à la globalisation économique et à ses conséquences en termes de concurrence et de compétition pour les firmes et les territoires. L’avènement du développement local comme nouveau modèle de développement alternatif au modèle fordiste en crise génère en effet une nouvelle vision de l’espace et du territoire. Ce dernier acquiert un rôle particulier de moyen au service de la création d’avantages comparatifs, en relation avec la nécessité de mettre en valeur les spécificités locales et d’aménager la concurrence entre les territoires. Les territoires passent ainsi d’un statut passif vis-à-vis de la dynamique de développement économique, à une conception renouvelée de leur dimension active et motrice au sein du fonctionnement de l’économie.

Les territoires deviennent les paradigmes moteurs de la régulation économique territoriale, en lieu et place de la logique d’aménagement de la croissance au niveau de l’espace national, qui a prévalu en période d’expansion économique. Le modèle de développement fordiste des Trente Glorieuses, qui envisage le territoire essentiellement comme un simple support des activités économiques et un coût de distance, cède ainsi la place à un nouveau modèle de développement non encore totalement défini, mais qui semble donner un rôle prépondérant au territoire et au milieu local. Le territoire est désormais une variable considérée comme déterminante pour les dynamiques de développement économique et de croissance, dont il est le moteur. C’est une variable incontournable de la régulation économique, porteuse d’avantages comparatifs spécifiques, qui influencent directement les logiques de localisation de firmes (Leriche, 2004).

Jusqu’aux années 1970, le développement économique n’envisage pas vraiment le territoire comme une variable active, mais plutôt comme un support, sorte de vase d’expansion de la croissance, ainsi que comme un coût en liaison avec les distances spatiales. La vision dominante est alors essentiellement fonctionnelle : « pour agir sur l’espace, il faut agir sur les fonctions économiques » (Pecqueur, 1986). L’économie régionale, traduction de l’économie spatiale en terme de politique économique, s’est en effet largement développée durant les années de croissance. Elle est fondée sur le paradigme de l’espace polarisé, c’est-à-dire sur une conception de l’espace économique qui nie la spécificité et le rôle des territoires dans les dynamiques de développement. « Si la question du rôle des territoires réapparaît aujourd’hui, c’est parce que l’idéologie de l’espace polarisé (ou paradigme) qui masquait la dimension territoriale, montre ses limites explicatives et opérationnelles » (Pecqueur, 1986).

La conception de l’espace économique polarisé développée par F. Perroux (1950) montre que les forces responsables de cette polarisation traduisent des rapports de pouvoir entre agents économiques, qui sont inscrits dans l’espace. Les inégalités engendrées par ce phénomène constituant des obstacles à la dynamique générale d’accumulation, il convient dès lors de les résorber, notamment par le biais de la politique économique conduite par l’Etat. C’est du moins ce qu’en ont conclu les décideurs politiques à la fin des années 1950, lorsqu’ils ont conçu les modalités spatiales d’intervention de la puissance publique en matière d’économie.

La politique nationale d’aménagement du territoire des années 1960, appuyée sur le Plan, propose ainsi une intervention publique dans le domaine économique qui ne conçoit le territoire qu’en tant qu’écran, sur lequel sont projetées des actions visant le rééquilibrage, dans l’espace national, de la localisation des activités. Il s’agit de manière concrète d’aménager des pôles de développement dans les zones faiblement industrialisées, afin d’enclencher de nouvelles dynamiques de croissance à partir de ces pôles (voir infra, 2ème partie).

La déclinaison territoriale de la régulation économique opérée par le pouvoir central durant cette période reflète donc de manière caractéristique le caractère exogène, « plaqué depuis l’extérieur » de l’intervention publique par rapport au milieu local. Le seul objectif visé n’est, en définitive, que d’attirer les investisseurs extérieurs et faciliter l’expansion des entreprises françaises, en aménageant le territoire national pour assurer le développement économique du pays. Le territoire local n’est qu’un support de la politique économique de l’Etat, considéré comme un élément spatial parmi d’autres pouvant contribuer à la compétitivité de l’économie de la France.

L’interventionnisme économique conçu à partir du modèle du développement local est au contraire caractérisé par une conception du développement endogène et autocentré, ancré dans le territoire et le milieu local. Il est ainsi le résultat de l’action en synergie des acteurs locaux, « la mobilisation des conditions, directes et (de plus en plus) indirectes, de production par des acteurs extrêmement divers et variables mais ayant en commun d’agir sur le même espace, pour faire face aux mêmes contraintes » (Beckouche, Davezies, 1993a). Ces contraintes sont notamment la multiplication du nombre des interlocuteurs (administrations, institutions publiques ou privées, entreprises…), la mise en concurrence des territoires, les nouvelles responsabilités et compétences des collectivités locales et l’importance accrue de la maîtrise de l’information. « La sortie de la crise passe par une reconsidération complète du mode de représentation de l’espace, lieu de la crise. Les économistes doivent changer de lunettes pour comprendre les enjeux économiques du bouillonnement des territoires » (Pecqueur, 1986).

La conception du développement local proposée par B. Pecqueur (2000) est en effet assez proche de celle de P. Beckouche et L. Davezies. Elle part du principe que les échanges non marchands, c’est-à-dire réalisés en dehors du marché, jouent pour beaucoup dans l’efficacité économique relative de certains territoires. Ils contribuent directement à créer, de manière endogène, des avantages comparatifs sur le territoire. Selon cette approche, le territoire est défini comme une entité socio-économique construite, engendrant des processus de création de ressources matérielles et immatérielles territorialisées. Il apparaît comme un espace de coopération entre différents acteurs économiques, ancré géographiquement.

C’est précisément ce potentiel organisationnel et relationnel du territoire qui fait la différence en matière de développement économique et de capacité d’attraction des firmes. P. Veltz (2002) souligne en effet l’importance pour le développement local de l’optimisation des ressources socio-économiques et sociopolitiques du territoire, à travers le cercle vertueux de la coopération, de la confiance et de la capacité d’apprentissage des acteurs en interrelation. Les territoires dynamiques et attractifs économiquement sont ceux qui arrivent à combiner une grande variété d’avantages comparatifs, non limités aux ressources productives et géographiques. Les conditions de base du développement économique local sont contenues dans la capacité des sociétés locales, régionales ou métropolitaines, à se prendre en main, à s’organiser, à monter des projets et à mettre en place une gouvernance économique performante à l’échelle du territoire.

Cette nouvelle vision du développement économique repose donc sur la mise en avant des dynamiques propres au territoire local, et non sur un phénomène de redistribution impulsé par l’Etat central dans le cadre d’une politique nationale. Ce type de développement est dit endogène car il repose essentiellement sur les capacités propres du système productif localisé et des institutions en charge de la gestion du territoire à assurer la mise en valeur des attributs spécifiques et des activités économiques sur ce même territoire local. Le développement endogène apparaît en réponse à la globalisation économique et à la concurrence généralisée qu’elle induit. Il met en avant le rôle particulier du territoire dans la valorisation de ses propres spécificités, comme moyen de créer ou d’entretenir des avantages comparatifs.

Désormais, la problématique du développement économique des territoires n’est donc plus seulement de savoir comment attirer les investisseurs sur le territoire, mais également de savoir comment puiser dans les ressources propres du territoire (région ou ville) pour assurer le développement économique. La dynamique du développement économique endogène suppose ainsi une nouvelle forme élargie de l’interventionnisme public, c’est-à-dire une forme plus complète et diversifiée de la régulation opérée par les pouvoirs publics locaux. Celle-ci marie les deux approches exogène et endogène, au sein d’une stratégie de développement et d’impulsion tournée à la fois vers l’intérieur (accompagnement) et vers l’extérieur du territoire (séduction), mêlant attraction externe et stimulation interne du système productif local selon une double logique de démarche commerciale et d’action publique (Demazière, Rivard, 2004).