Le développement économique local est l’un des champs de l’action publique qui donnent à voir de manière privilégiée les processus de territorialisation actuellement à l’œuvre en France (Hassenteufel, Rasmussen, 2000), avec celui de la Politique de la Ville, fondée sur une géographie prioritaire de quartiers en difficulté (Béhar, Estèbe, 1999).
La territorialisation peut être définie comme un processus conduisant à l’appartenance en propre à un territoire (ou espace considéré politiquement), c’est-à-dire à l’ancrage, à l’inscription territoriale d’un objet ou d’un phénomène 14 . Pour le développement économique, elle correspond au renoncement de l’Etat à produire des politiques nationales à partir des années 1980, au rétrécissement de son champ d’intervention et au transfert de certaines compétences d’action aux collectivités territoriales, qui développent donc leurs propres politiques à vocation économique au niveau local.
Le projet territorial étatique centralisé, fortement développé durant les années de croissance sur l’ensemble de l’espace national, est désormais réduit aux seuls territoires touchés directement et le plus durement par la crise économique (régions de vieille industrie sinistrées, quartiers d’habitat social en difficulté…). Sous l’influence de l’Union européenne, le principe de zonage conditionne l’éligibilité des territoires en difficulté (problèmes de reconversion économique, de relégation socio-économique…) aux différents régimes d’aides au développement économique (primes de développement et d’adaptation industrielles, aides à la création d’emplois industriels ou tertiaires, prime à l’aménagement du territoire, pôles et espaces de conversion, zones franches urbaines et soutien à l’insertion par l’économie dans les quartiers prioritaires de la Politique de la Ville…).
Le principe de subsidiarité encadre également ce nouveau système d’organisation territoriale de l’intervention publique (Faure, 1997). Il consiste à gérer les problèmes et à prendre les décisions nécessaires au niveau territorial le mieux adapté à leur résolution, c’est-à-dire à concevoir et diriger les actions au plus près du terrain concerné. Appliquée au champ de la régulation économique, la logique de la subsidiarité justifie le renoncement à envisager le territoire de façon homogène et unifiée tout en glorifiant une conception concurrentielle et compétitive du développement économique. Elle agit donc comme un véritable référentiel doctrinal vis-à-vis des politiques locales, en renvoyant à une nouvelle manière partenariale d’organiser l’action publique sur le territoire, à une recherche d’efficacité par le biais de la proximité avec les cibles et du développement de compétences propres au niveau local (Borraz, 1997), et à une logique de pragmatisme politique alliant démarche stratégique et recherche de l’intérêt général local (Chevalier, 1998 ; Faure, 2001).
La territorialisation des politiques publiques accompagne ainsi la mutation des formes de régulation et la redéfinition de territoires pertinents pour l’action publique à l’échelle nationale (Béhar, 2000). Depuis les années 1980, des politiques économiques à base territoriale émergent dans la plupart des territoires locaux, consécutivement à l’accroissement des compétences des collectivités locales induit par la décentralisation (Tourjansky-Cabart, 1996). Elles marquent l’avènement d’une nouvelle logique d’intervention publique profondément ancrée dans le territoire local et une certaine « victoire des territoires » sur le niveau national (Béhar, 2000).
La territorialisation de l’action publique en France renvoie également à un double processus d’objectivation et d’instrumentation, qui tend à placer le territoire au cœur de l’action publique. Le territoire se voit en effet conférer un double rôle, d’objet (ou but) et de moyen (ou moteur) de l’action (Estèbe, 2003). De la même manière qu’une partie des Sciences économiques reconnaissent désormais un rôle moteur central au territoire en matière de développement économique (voir supra, Section 1), les Sciences politiques prennent ainsi acte du nouveau statut du territoire, devenu le principal sujet et le principal instrument des politiques publiques locales, et non plus un simple support sur lequel s’applique l’action (Estèbe, 1999).
Cette approche du phénomène repose sur triple constat (Estèbe, 1999) :
Ainsi, ce sont les collectivités locales et les niveaux territoriaux intermédiaires (EPCI notamment), qui définissent désormais l’action publique au niveau local, et non plus l’Etat central au niveau national. Ce mouvement de territorialisation s’accompagne en effet de la redistribution des rôles entre les acteurs centraux et locaux : l’Etat exprime les grands principes cadres des politiques publiques, les collectivités territoriales conçoivent et pilotent l’action au niveau local. La territorialisation apparaît de la sorte comme une mutation de l’action publique locale vers une démarche de cas par cas, c’est-à-dire une forme de pragmatisme territorial appliqué aux politiques publiques. Chaque territoire devient une scène où sont saisies les possibilités d’action, afin de concevoir un projet de développement et de définir des politiques publiques adaptées à la situation locale.
On trouve ici la trace prégnante de l’emprise de l’idéologie pragmatique libérale sur l’action publique, déjà évoquée à propos de la domination des questions économiques sur les politiques locales. En effet, si l’on reprend le point de vue de B. Jouve (2000), territorialiser l’action publique revient à la considérer selon une démarche systémique et globale, c’est-à-dire devant intégrer une pluralité d’acteurs qui représentent des intérêts différents, y compris des intérêts privés et particuliers comme celui des entreprises, et qui valorisent les capacités endogènes de développement. Le développement économique local, dans sa dimension territorialisée, est ainsi un type de politique qui repose sur la mobilisation collective des synergies locales, sur des partenariats, une approche intersectorielle de l’action publique, et pas seulement sur de simples transferts budgétaires étatiques.
De plus, politiquement, la territorialisation renvoie au refus de la simple logique d’équipement sectoriel et à la tentative de mobiliser les acteurs du territoire autour de projets élaborés au niveau local. Or, ceci implique une évolution des rapports entre les différents échelons territoriaux de pouvoir, essentiellement fondée sur le recours à des formes de contractualisation à base territoriale et à la démarche du management stratégique appliquée à l’action publique.
Trois principes d’instruction des politiques publiques, directement inspirés du management stratégique, sont ainsi mis en avant :
Selon l’approche politiste, le territoire est perçu à la fois comme un espace de représentation politique et comme un espace d’action publique. De ce point de vue, la territorialisation peut donc également être envisagée comme un processus de prise d’autonomie politique des territoires locaux, dans la mesure où l’ancrage territorial de l’action publique sous-entend son pilotage par un gouvernement local, inscrit également de manière forte dans le territoire local.
B. Jouve assimile ainsi la territorialisation à un principe d’action, « une activité foncièrement politique par le biais de laquelle des groupes sociaux localisés produisent à la fois des identités, des symboles, captent et mobilisent des ressources politiques et économiques dans le cas des politiques territoriales [, qui consiste à] agir sur le cadre géographique d’action, c’est-à-dire tenter de faire émerger un nouveau maillage du territoire et faire porter cette démarche par une élite locale » (Jouve, 2000). « Le territoire est devenu l’espace de résolution de la tension qui existe entre, d’une part, la globalisation et, d’autre part, l’ancrage des relations sociales dans des espaces avant tout locaux » (Jouve, Lefèvre, 2004, p.7).
L’enjeu actuel des territoires réside alors dans le double contexte paradoxal de dé-territorialisation du pouvoir politique et de re-territorialisation des politiques publiques (Hassenteufel, Rasmussen, 2000). Face à la crise de l’approche sectorielle des problèmes économiques ou sociaux, le modèle français de régulation par les politiques publiques se transforme en adoptant une approche pragmatique et territoriale, notamment permise par la décentralisation administrative.
Cette réorganisation des compétences et des pouvoirs d’action au niveau des territoires et des gouvernements locaux est ainsi très intimement liée à l’émergence de la démarche stratégique et de la logique de projet politique territorial, auxquelles sont couramment associées la figure médiatique du nouveau maire entrepreneur (Bouinot, 1987 ; Le Galès, 2003) et la dynamique volontaire du développement local. Il s’agit en définitive d’une mutation de la gestion publique territoriale, qui déplace la problématique du « territoire politique » au « territoire des politiques », c’est-à-dire des territoires infranationaux. Ces derniers sont érigés au rang de catégorie à part entière de régulation socio-économique par l’action publique.
Ce processus de territorialisation induit une logique de différenciation territoriale : la définition des nouvelles politiques locales à partir de critères territoriaux aboutit à la fabrication de territoires locaux différenciés. Chaque territoire devient un espace problématique, c’est-à-dire un espace de production d’actions et de politiques publiques, et non plus seulement une circonscription administrative et politique investie par les logiques d’intervention. Le territoire devient a nouvelle matrice à partir de la laquelle les politiques publiques sont adaptées à la spécificité des configurations locales (Jouve, Lefèvre, 2004).
Nous postulons donc que la politique économique conduite par le Grand Lyon et ses partenaires institutionnels dans l’agglomération lyonnaise participe pleinement de ce vaste mouvement de développement local des initiatives de régulation de l’économie, qui se traduit par un processus de territorialisation de l’action publique particulièrement visible dans le domaine de la régulation économique exercée par les pouvoirs publics locaux. La politique économique locale répond à une problématisation territorialisée des enjeux économiques et tente de résoudre, de façon contextualisée et pragmatique, les problèmes propres au fonctionnement du système productif lyonnais.
L’analyse s’oriente alors également sur le contenu territorial et politique de l’action économique locale, afin de déterminer les différentes manières dont le territoire de la métropole lyonnaise et ses composantes sociopolitiques sont mobilisées dans l’organisation d’une forme de régulation économique au niveau local. L’agglomération lyonnaise constitue ainsi un territoire de politiques publiques en faveur de l’économie, c’est-à-dire une scène sur laquelle s’organise une forme spécifique, propre à ce territoire, de régulation de l’économie locale, autour d’un système d’acteurs territorialisé. Quelles sont les modalités d’organisation de la régulation économique territoriale dans la métropole lyonnaise ? Quels en sont les acteurs et quelles relations de pouvoir entretiennent-ils les uns avec les autres ?
D’après le Petit Robert.