4- Représentation des intérêts économiques et poursuite de l’intérêt général local

Les villes européennes ne sont pas gouvernées par des coalitions motivées uniquement par les questions de développement économique où dominent promoteurs immobiliers et entrepreneurs, contrairement à ce que l’on peut observer dans de nombreuses villes américaines ou anglo-saxonnes (Jouve, 2000). Pour autant, il convient de ne pas négliger le rôle de ces groupes dans la conduite de la régulation économique territoriale, à Lyon comme ailleurs en Europe, même s’ils apparaissent plus comme des partenaires de la puissance publique et des acteurs impliqués de façon privilégiée dans la préparation et la mise en œuvre des décisions, que comme des acteurs véritablement dominants. Il existe à ce propos une différence de point de vue entre les partisans de la théorie des coalitions de croissance 17 et les tenants de la théorie des régimes urbains 18 .

Ces deux théories s’appuient sur la même notion de groupe d’intérêt (localisé), qui permet de rendre compte du caractère corporatiste, au sens de capacité d’exercice de pressions et de lobbying auprès du gouvernement politique local, de structures plus ou moins formalisées de représentation des intérêts de groupe (entreprises essentiellement, mais également associations, clubs d’entrepreneurs, organismes de recherche…). Ces approches permettent d’analyser les systèmes locaux d’énonciation de l’intérêt général et de décision, en pointant les rôles et les légitimités respectives des acteurs privés et des acteurs publics dans la définition, l’énonciation et la poursuite de l’intérêt général local.

La théorie des coalitions de croissance rejoint la vision élitiste des modes de gouvernement local, où les intérêts du gouvernement local tendent à se confondre avec ceux de la classe économique dirigeante. Le développement économique structure l’agenda politique local, et de ce fait, les acteurs privés ont une position dominante dans la vie politique locale. Les élus locaux sont donc obligés de négocier avec les représentants des intérêts économiques locaux pour atteindre le consensus, et l’intérêt général local (Faure, 2001) est plutôt dicté par la sphère économique, sans véritable controverse démocratique. Cette approche est cependant assez éloignée de la situation en France et dans la majeure partie de l’Europe, car elle lie l’exercice du pouvoir local à l’environnement économique des collectivités locales, en accordant très peu d’importance au débat politique et aux conflits entre groupes sociaux localisés. Elle s’avère en revanche plus adaptée à la situation des villes nord-américaines 19 .

La théorie des régimes urbains se rapproche de la théorie du pluralisme. La domination de la sphère économique sur les autres secteurs de politique publique est moins prononcée que dans le cas précédent. Les intérêts économiques locaux occupent plutôt une position privilégiée dans le système de gouvernance urbaine. Les élus locaux dirigent la collectivité locale grâce au soutien des acteurs économiques, mais il n’y a pas de contrainte, ni d’obligation économique. Le gouvernement local agit plutôt comme un arbitre à la recherche de l’équilibre dans la satisfaction des demandes issues des différents groupes d’intérêts présents sur le territoire. La configuration de pouvoir entre les acteurs privés et les acteurs publics dépend notamment du niveau d’organisation des intérêts privés au niveau local (création institutionnelle, associations, groupes d’intérêts constitués…). L’intérêt général local est partagé, voire même co-produit dans certains cas, grâce à l’intermédiation assurée par une groupe ou une élite locale, qui assure le lien entre la société civile économique (les entreprises) et la sphère des décideurs (élus).

Cette situation théorique correspond beaucoup mieux aux villes françaises et européennes, dans lesquelles le pouvoir politique local s’appuie sur des réseaux d’intérêts et des structures de représentation des intérêts économiques locaux pour atteindre ses objectifs en matière de développement. Il ne collabore avec des groupes que pour atteindre des objectifs qui lui sont propres, ces groupes poursuivant la plupart du temps leurs propres objectifs de leur côté, indépendamment de la situation spécifique du territoire local : c’est la convergence des intérêts politiques des autorités locales et des intérêts économiques des structures de représentation des entreprises qui fonde le partenariat ou l’échange entre ces deux sphères.

Dans la métropole lyonnaise, le niveau d’intégration des intérêts économiques privés est élevé (Jouve, 2000). L. Davezies (1993) qualifie même le cas lyonnais de « corporatisme mutualiste », car les différentes organisations locales de représentation des intérêts économiques sont très anciennes (chambre consulaire, syndicats patronaux), bien présentes et de plus en plus directement impliquées dans la définition et la conduite de la régulation économique territoriale, qui est contrôlée par les pouvoirs politiques locaux. Elles pèsent de façon déterminante sur les décisions prises par les autorités publiques pour la gestion et le développement de la métropole. Cette situation est le fruit de l’héritage économique de Lyon qui est particulièrement riche, et la conséquence directe de l’histoire récente de la régulation économique opérée au niveau territorial local par les pouvoirs centraux étatiques durant les Trente Glorieuses (voir infra, 2ème partie).

Cette caractérisation du cas lyonnais repose sur l’identification de modèles territoriaux définis par P. Veltz pour décrire les différents types de comportement adopté par les entreprises dans leur recherche du meilleur accès aux ressources des territoires. Le modèle territorial « mutualiste » est ainsi qualifié d’endogène en opposition au modèle territorial « assurantiel libéral », car il traduit la capacité des firmes à co-produire et à co-gérer les ressources du territoire avec le gouvernement local, plutôt qu’à se comporter comme de simples prédatrices en consommant ces ressources territoriales sans s’impliquer dans leur production ni dans leur gestion, c’est-à-dire dans la conduite de la politique de développement économique local.

Si le système français (centralisé, ayant évincé massivement les structures économiques traditionnelles locales pendant la période croissance…) se traduit majoritairement par des modèles territoriaux de type assurantiel libéral (Cf. fonctionnement archétypique de Paris), le cas lyonnais révèle une tendance au corporatisme mutualiste assez remarquable dans le paysage national. Il laisse entrevoir un développement poussé du partenariat entre sphère politique publique et sphère économique privée, notamment sur les questions relatives à la régulation économique locale. L’action publique locale est ainsi pénétrée de plus en plus profondément par la prise compte des intérêts des entreprises, à la faveur du rapprochement entre la sphère publique de la régulation territoriale et la sphère privée du marché et des firmes.

Dans un contexte d’Etat fort et centralisé correspondant à celui des années de croissance des Trente Glorieuses, les groupes qui représentent ou qui servent les intérêts et les logiques de développement économique national promues par l’Etat (i.e. les grands groupes industriels et financiers, nationaux ou internationaux) ont un poids social et politique important dans la conduite de la régulation économique opérée par la puissance publique. Celui-ci escamote en grande partie le pouvoir d’influence ou d’intervention des représentants des groupes locaux ou sectoriels (entreprises, promoteurs immobiliers, commerçants et acteurs économiques divers), même si ceux-ci restent présents au niveau local et tentent de faire entendre leur voix malgré la toute puissance hégémonique des services étatiques sur la gestion urbaine et territoriale locale (Le Galès, 2003) (voir infra, 2ème partie).

En revanche, en période de crise économique, de recomposition de l’Etat et de renforcement des logiques d’échanges au delà des Etats pour s’adapter aux nouveaux enjeux économiques du fonctionnement du système de régulation d’ensemble (Union Européenne, mondialisation, mais aussi montée en puissance des échelons administratifs locaux), « ceux qui font métier de servir le marché », c’est-à-dire les intérêts privés plus atomisés (Le Galès, 2003) peuvent exercer à nouveau un rôle beaucoup plus central dans la gestion des villes et du territoire, précisément en matière de régulation économique au niveau local (voir infra, 3ème partie).

Le rôle des intérêts économiques est donc de plus en plus fort dans la structuration de la régulation économique au niveau local, mais il est encore rarement central : ils se positionnent le plus souvent à côté des autorités publiques locales, parfois en association institutionnelle directes avec elles. Les intérêts économiques organisés (organismes consulaires) notamment, selon les contextes locaux, se mêlent ou s’opposent aux entreprises et aux associations patronales, qui ont gagné en autonomie par rapport au territoire (Cf. concurrence mondialisée). Disposant d’un statut public ou quasi-public, ils sont ainsi tentés de participer à des coalitions urbaines, à des stratégies politiques ou économiques. Leur implication dans la gouvernance économique territoriale reste toutefois grandement conditionnée, déterminée par l’histoire socio-économique locale, par l’ancienneté et la stabilité de la base productive du territoire (voir Jouve et Lefèvre, 1999).

Ce dernier aspect renforce notre conviction à propos de la nécessité d’aborder les processus de territorialisation de la régulation économique locale à partir d’échelles de temps relativement longues, et de faire reposer l’analyse sur une caractérisation très précise du contexte économique et politique spécifique de l’agglomération lyonnaise par rapport à d’autres territoires métropolitains, notamment français. Les analyses théoriques précédentes ouvrent quant à elles le questionnement du cas lyonnais sur la recherche du sens politique et économique des dynamiques de coopération intercommunale et de la montée en puissance des gouvernements urbains en cours actuellement dans les grandes métropoles françaises.

Dans le champ de l’intervention publique dans le domaine de l’économie (politiques économiques), la confrontation entre intérêt général et intérêt des entreprises glisse en effet depuis la fin de l’Etat-Providence du niveau national au niveau local. La décentralisation consacre le principe du désengagement de l’Etat dans la conduite du développement des territoires, qui est confiée aux pouvoirs publics locaux (collectivités locales), ainsi que l’existence d’un intérêt général local porté et défendu par ses mêmes pouvoirs locaux. Il est donc possible de lire les reconfigurations à l’œuvre au sein du système d’acteurs lyonnais à la lumière de cette dualité entre intérêt général, dévolu traditionnellement à la puissance publique, et intérêt des entreprises, plutôt dévolu de façon classique aux représentants patronaux.

Notes
17.

Peterson P. (1981) et Moloch H. (1976), (Jouve B., 2000).

18.

Stone C. et Elkin S. au milieu des années 1980 (Jouve B., 2000).

19.

Sur cette aspect, et pour un complément sur les stratégies d’intervention économique : Demazière C. (éd.), 1996, Du local au global. Les initiatives locales pour le développement économique en Europe et en Amérique, L’Harmattan.