La gouvernance, une fausse nouveauté ?

J.-P. Gaudin (2002) insiste en effet sur la fausse nouveauté des phénomènes dont est sensée rendre compte la notion de gouvernance : au début du 20ème siècle en France, certaines formes d’action publique comme l’urbanisme et la gestion de l’aménagement urbain par la planification sont en effet plus proches des formes actuelles de négociation que des formes de commandement hiérarchisées et centralisées exercées par l’Etat durant les Trente Glorieuses.

En bref, les modalités de conduite de l’action publique de l’époque correspondent déjà à ce que l’on qualifie désormais comme de la gouvernance : négociation déléguée des choix, autant pour la définition de la règle générale que pour sa mise en œuvre au niveau local; cadre réglementaire négocié entre quelques députés et des intérêts professionnels, qui détermine une sorte de suivi-évaluation des documents d’urbanisme exercé par l’Etat, fondé sur « un schéma de discussion multipolaire explicite » (Gaudin, 2002, p.46) et non sur un contrôle exercé par le haut. Ce sont les communes (urbaines) qui prennent l’initiative d’élaborer un plan, dont elles ont la maîtrise technique et la responsabilité juridique. Il s’agit donc d’une liberté locale peu encadrée, car seule une commission supérieure tripartite est consultée pour valider les plans (pas d’administration centrale ni locale pour l’urbanisme et l’aménagement avant la guerre), rassemblant des élus, des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et des professionnels de l’urbanisme.

Ce modèle historiquement daté de pilotage politique de l’action publique correspond précisément à une forme de gouvernance négociée, reposant sur l’existence de communautés de politiques publiques locales, organisées autour du maire et de son urbaniste (et leurs services administratifs et techniques), et de quelques personnes compétentes et représentatives des intérêts économiques locaux (immobiliers, touristiques, industriels…). Il est très proche de ce que l’on observe à Lyon au début des années 1960, juste avant la mise en place par l’Etat de son système d’intervention technocratique en matière d’aménagement du territoire et de développement économique. Une certaine forme de gouvernance, au moins pour les questions relatives à l’économie, existe en effet dans la métropole lyonnaise jusqu’au début des années 1960, mais elle n’est pas désignée comme telle et se trouve escamotée et déstructurée du fait de l’imposition par le haut d’un nouveau dispositif de régulation économique territoriale, piloté de manière centralisée et fortement hiérarchisée, voire hégémonique, par les services de l’Etat (DATAR, Ministères de l’Equipement et de l’Intérieur) (voir infra, 2ème Partie, Section 2).

Les formes de gouvernance actuellement observées et désignées comme telles dans les métropoles européennes correspondent donc plutôt au résultat d’un renouvellement des positions entre niveau local et niveau central comme au sein des systèmes d’acteurs locaux, à une certaine décrispation des relations entre les acteurs politiques et économiques et au décloisonnement plus général des rapports entre les sphères privée et publique : « les coopérations sont désormais intenses et explicites » (Gaudin, 2002, p.48). Elles n’ont pas grand-chose de véritablement nouveau, mais traduisent plutôt une sorte de renaissance de types d’organisation, qui ont simplement été quelque peu éclipsés par le développement de la règle générale édictée par l’Etat et par l’homogénéisation/centralisation de l’espace national dans les premières décennies d’après-guerre, parallèlement à la montée en puissance de la technocratie étatique.

Toutefois, les sociétés d’économie mixte locales existent depuis les années 1950, confirmant l’ancienneté et une certaine permanence dans le temps des relations et des formes d’associations entre acteurs et capitaux privés et publics ou parapublics (D’Arcy, 1967). La politique de développement économique et d’aménagement du territoire de l’Etat durant les Trente Glorieuses présente également des formes de collaboration entre secteurs public et privé évidentes, correspondant au modèle de l’économie mixte ou dirigée, c’est-à-dire placées sous la domination étatique et le sceau de la poursuite de l’intérêt général du pays (voir infra, 2ème Partie, Section 1).

La gouvernance s’accompagne en outre d’un nouveau langage commun et partagé au niveau mondial : elle est en elle-même la nouvelle référence universelle qui comble le vide idéologique et l’absence de grand récit fédérateur qui accompagnent la fin de l’idéal étatique keynésien. Le terme gouvernement cède la place à celui de gouvernance pour permettre le relookage et la modernisation de l’action publique : ce nouveau vocable donne l’illusion de la nouveauté, pour qualifier des systèmes d’acteurs et de décision qui ne sont pas si nouveaux et innovants que certains observateurs ou acteurs ne le prétendent.

L’ancienneté relative des logiques d’organisation du politique désignées par le nouveau vocable de gouvernance nous amène ainsi à questionner le sens supposé de ce dernier, à rechercher ce qu’il est censé apporter de plus à la compréhension des nouveaux phénomènes de coopération et de partenariat qui refont surface dans l’action publique depuis la survenue de la crise économique. Ne serait-ce en effet pas plus simple de parler d’un retour à un système d’action publique et de gouvernement somme toute très « classique », c’est-à-dire correspondant à celui qui prévaut avant la mise en place du système hiérarchique et centralisé qui caractérise les Trente Glorieuses en France ?

La gouvernance est donc un synonyme commode du renouveau, du changement et de la modernisation de l’action publique (Gaudin, 2002, p.110) ; on pourrait aller plus loin avec l’auteur en l’appréhendant comme un vecteur idéologique, un « médium » consensuel de l’évolution néolibérale du capitalisme et de son mode de régulation. A. Healy (2002, p.2) évoque en effet à propos de la gouvernance « l’idée sous-entendue, dès l’introduction en France de cette notion, d’un changement radical de la gestion de l’urbain et d’une ouverture des décisions publiques aux acteurs économiques ». « La gouvernance urbaine apparaît avant tout comme un discours politique légitimant » (Healy, 2002, p. 17), permettant notamment de justifier la prise en compte privilégiée, voire même exclusive, du point de vue et de l’intérêt des entreprises dans la définition des politiques locales de développement économique.

Le cas lyonnais offre en la matière un terrain d’études très intéressant, puisqu’il donne justement à voir l’organisation d’une nouvelle forme de gouvernance économique, revendiquée comme telle, rassemblant les autorités publiques chargées de la gestion de l’agglomération et les principales structures de représentation des intérêts économiques locaux (voir infra, 3ème Partie, Section 3). D’après certains travaux, celle-ci « relève plus du projet politique que de l’évolution des pratiques » (Healy, 2002, p.17). L’analyse sur une période de temps assez longue que nous privilégions (c’est-à-dire sur les cinquante dernières années), tend cependant plutôt à démontrer que les pratiques, tant dans le volet opérationnel que dans le volet politique de la conduite de l’action économique au niveau local, ont-elles aussi profondément évolué avec la survenue de la crise économique et la décentralisation administrative opérée par l’Etat central, ainsi qu’avec la poursuite de la construction européenne et la mondialisation de l’économie.

L’évolution des pratiques se caractérise notamment par l’application des méthodes stratégiques du management de projet à l’action publique locale et par un recours accru aux démarches partenariales (voir infra). Ceci n’exclut toutefois pas l’émergence en parallèle d’un projet politique d’ensemble porté par les dernières mandatures à la tête de la métropole lyonnaise, reposant largement sur l’idée prétendument « nouvelle » de gouvernance ainsi que sur la mise en avant de l’enjeu dominant du développement économique et de la compétition territoriale pour justifier les choix d’orientation de l’action publique locale.