La gouvernance, Cheval de Troie néolibéral ?

La notion de gouvernance se présente ainsi comme une manière commode de justifier le renouvellement en profondeur des logiques de conduite de l’action publique, fondée sur une certaine dépolitisation des enjeux et l’établissement d’une forme de consensus autour de la soumission nécessaire de l’ensemble des politiques publiques à l’impératif supérieur de la compétition économique. Elle participe de la rhétorique néolibérale, tout comme elle rend compte de nouvelles façons de faire et de conduire l’action publique. Le pragmatisme méthodologique et l’opportunisme économique chers à la pensée libérale accompagnent en effet cette nouvelle vision stratégique de l’exercice de la politique à travers un mode de gouvernement partenarial.

Ceci est particulièrement valable pour la gouvernance urbaine et/ou territoriale (locale), qui est promue en France tant par le Ministère de l’Equipement que par certaines grandes entreprises et la plupart des pouvoirs publics locaux, à la fois comme un mode d’organisation des sphères décisionnelles optimum et d’encadrement de nouvelles méthodes de conduite de l’action collective. La montée en puissance de la notion de gouvernance est ainsi très étroitement liée à la conversion d’une grande partie des élites politiques et administratives des pays développés à la conception néolibérale de l’économie (Jobert, 1994).

Selon J.P. Gaudin (2002), la notion de gouvernance rassemble en fait différentes évolutions des valeurs et des modalités de la régulation politique, notamment en France où la marque du modèle de l’Etat social est très forte et profonde, du fait de l’important interventionnisme économique déployé depuis les années 1950 (voir infra, 2ème Partie). Elle camoufle ainsi l’une des questions contemporaines essentielles concernant les rapports flous et mouvants entre économie et politique. L’auteur s’interroge en effet sur la consécration politique de la mondialisation économique et du tournant libéral opéré par le système capitaliste que représente la notion de gouvernance : le changement profond que connaissent les modes de gouverner peut laisser supposer que la politique n’est plus désormais qu’une « succursale de l’économie et du commerce international », ou qu’au mieux « elle les prolonge, en quelque sorte, par une gouvernance centrée sur des coordinations pragmatiques et des contrats qui mettent simplement en forme des jeux de pouvoir existants  » (Gaudin, 2002, p.132).

L’auteur rappelle aussi les postulats qui fondent la notion de gouvernance : la perte de centralité des régulations politiques étatiques au profit de négociations ouvertes entre les multiples acteurs économiques et sociaux ; l’accompagnement des décloisonnements entre sphères publique et privée à travers le partenariat. Il présente aussi ses applications concrètes les plus avancées : un modèle d’efficacité donné aux administrations qui s’inspire directement de celui des entreprises, un objectif de flexibilité dans les services publics centrée sur le client et l’économie de moyens, c’est-à-dire en définitive le « décalque de règles du marché dans leur version néo-libérale » (Gaudin, 2002, p.133). La gouvernance serait donc « un mélange intime de subsidiarité fédéraliste et de culture d’entreprise, valorisant la diversité des coopérations négociées entre institutions, entreprises et associations » (Gaudin, 2002, p.134).

La gouvernance peut ainsi être vue comme « le symptôme d’une coordination profondément souhaitée, mais jamais véritablement accomplie, entre des mondes en forte spécialisation, notamment l’économique, le politique, le social.(…) l’économie semblerait au contraire devenir une valeur universelle (…) la référence d’ensemble » (Gaudin, 2002, p.132). L’absence de grand récit politique est alors comblée par la gouvernance, qui reproduit et imite le marché en glorifiant les arrangements rationnels entre acteurs.

J.-P. Gaudin (2002) identifie en effet trois niveaux de signification de la gouvernance, telle qu’elle est convoquée par l’action publique :

« un appel direct au réalisme de la négociation moderne » : i.e. négociation qui intègre les règles du marché et se fait avec lui. « La réalité politique contemporaine est dans le marché international (…) et sa régulation par la gouvernance » (p.105).

P. Le Galès (1999) rappelle également qu’il existe un lien organique direct entre les théories de la gouvernance de l’action et celles du « public choice » ou du management public, qui prônent la création institutionnelle fondée sur le partenariat public/privé, la contractualisation négociée et le recours aux méthodes du management stratégique pour résoudre les problèmes de l’action publique collective, posés en termes d’efficacité et de rapport coût/bénéfice. Le partenariat s’inscrit même au cœur de la problématique de la gouvernance, parallèlement à l’augmentation du pluralisme politique et à l’ouverture des scènes politiques locales à la participation de la société civile, qui accompagnent le retrait de l’Etat de la régulation économique territoriale à partir des années 1980 (Le Galès, 1995b).

Ainsi, la notion de gouvernance souffre d’une connotation idéologique fortement marquée, emprunte de conceptions libérales de l’action publique et qui traduit la tendance à la domination des intérêts économiques sur la sphère du politique. Comme grille d’analyse, elle offre cependant un cadre conceptuel pertinent pour mettre en évidence et analyser la manière dont s’organise la prise en considération des différents intérêts – publics, économiques, sociaux, etc. – dans la conduite de l’action publique. « [La gouvernance] s’apparente plutôt à une notion, au mieux à un concept de second ordre, qui n’apporte pas tant des réponses dans l’immédiat qu’elle permet de formuler des questions. (…) Ce faisant, cette sociologie de la gouvernance [i.e. privilégiée par l’auteur] vise à s’éloigner, autant que faire se peut, de toute vision de la « bonne gouvernance », qui relève le plus souvent d’une vision d’économie néo-classique à la recherche d’institutions qui garantissent l’optimum du fonctionnement du marché ou d’un projet néo-libéral pour justifier l’imposition de la discipline de marché aux sociétés européennes » (Le Galès, 2003, p.36).

En s’appuyant sur cette approche critique de la notion, il s’agit d’appréhender la montée en puissance de la thématique de la gouvernance urbaine comme un phénomène total, pluriel et multidimensionnel, visant à faire accepter le modèle néolibéral de régulation de l’économie de façon consensuelle, sans réel débat ni polémique. Nous formulons en effet l’hypothèse que la gouvernance est déclinée par les nouvelles élites politiques et économiques urbaines, à la fois sous la forme d’un projet politique, d’une démarche méthodologique et d’un ensemble de pratiques présidant à la conduite des nouvelles politiques publiques locales, qui permettent de soumettre ces dernières, qu’elles relèvent ou non du champ de l’économie, à l’impératif de la compétition concurrentielle, de l’attractivité territoriale et du développement économique.

Le recours à la notion de gouvernance urbaine (ou territoriale), résultant d’un transfert conceptuel depuis la sphère économique et le monde des entreprises vers la sphère publique d’administration et de gestion territoriale, permet donc de saisir la nouvelle dimension des pouvoirs locaux et de l’action publique locale, en offrant toutefois une lecture plus économique qu’institutionnelle des relations stratégiques entre les différents acteurs (Borraz, 1999). Il postule de l’existence de nouvelles scènes décisionnelles et politiques au niveau local, qui s’organisent afin de conduire des politiques de régulation économique territoriale adaptées au nouveau contexte de crise, caractérisé par l’exacerbation des logiques de concurrence et de compétitivité.

« L’extension de la logique du marché, y compris dans la sphère publique, conduit à une demande d’organisation politique et sociale à des niveaux autres que le niveau national, notamment sur certains territoires. La poussée du marché conduirait paradoxalement en réaction à une forme de retour du politique ou pour le moins de restructuration du politique dans certaines villes ou régions européennes [souligné par l’auteur]. (…) Les territoires infranationaux, notamment les villes et les régions, sont apparus comme l’un des niveaux possibles des intérêts, des groupes et des institutions, même si ce territoire n’a pas les caractéristiques de l’Etat-nation » (Le Galès, 1999, pp.230-231).

L’analyse du processus de territorialisation de la régulation économique à travers l’émergence de politiques économiques conduites par des systèmes d’acteurs locaux se nourrit donc de façon privilégiée des recherches portant sur la problématique de la gouvernance. Si celle-ci apparaît comme étant très intimement liée à l’avènement des considérations d’ordres économique ou stratégique dans l’organisation de l’action publique au niveau local, elle constitue alors un cadre conceptuel et un outil d’analyse particulièrement opportun et pertinent pour permettre la caractérisation du nouveau type d’action publique en faveur du développement économique local qui émerge depuis le début des années 1980. Elle permet en effet de mettre en relation l’ouverture du champ politique à la participation des acteurs économiques avec l’avènement de nouvelles modalités stratégiques et managériales de définition et de mise en œuvre de l’action publique.