L’intégration de l’intérêt des entreprises par les pouvoirs publics locaux

Les travaux de science politique sur la gouvernance urbaine posent la question de l’intégration des intérêts économiques privés dans les gouvernements locaux et dans la conduite de l’action publique, par le biais d’un rôle accru conféré aux dirigeants des entreprises ou à leurs représentants dans la construction de stratégies collectives destinées à favoriser la gestion des villes et des territoires locaux (Le Galès, 1993 ; Bagnasco, Le Galès, 1997 ; Dormois, 2004). Les avis divergent notamment quant à la caractérisation de ces logiques de rapprochement et d’alliance, entre une vision constatant une véritable intégration de l’intérêt des acteurs économiques dans la conduite des politiques publiques et une approche privilégiant plutôt une simple convergence d’intérêts, justifiée par le fait que les acteurs économiques ne sont pas en capacité d’exprimer clairement un projet territorial et donc de devenir des interlocuteurs à niveau égal des décideurs publics locaux.

Ce débat renvoie directement à l’opposition théorique entre coalitions de croissance et régimes urbains (voir supra). L’approche du problème par les méthodes, les savoir-faire et l’expertise mobilisés pour conduire l’action économique peut précisément fournir une clé nouvelle et complémentaire pour alimenter cette réflexion, et peut-être contribuer à la caractérisation des nouvelles politiques publiques de développement économique locales, à travers leur mode de gouvernance. En effet, l’adoption des démarches stratégiques et des méthodes de management issues de la sphère des entreprises par les pouvoirs publics locaux pour conduire l’action publique, participe de façon très étroite de la manière dont s’organise le système décisionnel de la politique économique locale, selon des logiques de partenariat et de gouvernance.

Nous formulons ainsi l’hypothèse que l’intégration des intérêts économiques privés par les pouvoirs publics locaux, résultant de la structuration d’un mode de gouvernance spécifique de la régulation économique territoriale dans l’agglomération lyonnaise, est en grande partie permise par l’acculturation progressive des responsables politiques et des services techniques aux méthodes stratégiques issues de la sphère des entreprises. Le pragmatisme et la flexibilité se retrouvent au cœur des politiques publiques (Le Galès, 1995b), tant au niveau des modes de gouvernement que des modes de faire mobilisés pour définir et mettre en œuvre l’action publique.

La logique de projet accompagne l’avènement de la concurrence comme élément majeur des argumentations concernant les nouvelles contraintes imposées par la mondialisation de l’économie à la gestion des entreprises et des organisations. Elle correspond au cadre référentiel des nouveaux dispositifs méthodologiques de management, qui sont censés répondre de manière adaptée aux difficultés pour organiser le développement économique et retrouver la croissance du fait l’exacerbation de la compétition et du renforcement de l’incertitude liés au contexte de crise (Boltanski, Chiapello, 1999). La flexibilité, le pragmatisme, l’organisation en réseau et la spécialisation des compétences sont des principes qui régissent désormais, à la fois le comportement économique des firmes mais aussi la manière de gérer l’action collective des pouvoirs publics. La pensée managériale est ainsi intégrée au cœur de l’action publique, et notamment des politiques locales de développement économique (voir infra, 3ème Partie, Section 2).

Cette acculturation à la vision du développement économique portée par les acteurs économiques accompagne la montée en puissance des responsables politiques locaux dans la conduite de la régulation économique territoriale. Elle leur permet en effet de légitimer leur prise de leadership politique sur les questions relatives à l’intervention économique au niveau local, notamment par rapport au rôle classique joué par les structures locales de représentation des intérêts économiques (organismes consulaires, syndicats patronaux) en la matière. Elle leur offre également une meilleure capacité d’agrégation des intérêts et des attentes des acteurs économiques à travers leur leadership politique sur l’ensemble des politiques urbaines. Le nouvel appareil justificatif fourni par la logique de projet permet ainsi de former des compromis et du consensus entre des exigences qui se présentent a priori comme antagonistes (Boltanski, Chiapello, 1999) : l’intérêt général porté par les acteurs publics rejoint et intègre l’intérêt particulier des entreprises et des acteurs économiques de façon plus générale.

Comme l’Etat keynésien est amené à prendre en charge directement la poursuite de l’intérêt économique au nom de l’intérêt général de la Nation après la seconde guerre mondiale (voir infra, 2ème Partie, Section 1), les autorités publiques locales chargées de la gestion des territoires sont donc amenées à intégrer politiquement et méthodologiquement le point de vue des acteurs économiques dans la conduite des politiques de développement territorial.

Cette affirmation repose sur l’hypothèse centrale d’une remise au goût du jour du modèle français de l’économie dirigée (ou mixte), correspondant au système de régulation fordiste des Trente Glorieuses au sein duquel l’Etat porte l’intérêt des grandes entreprises au nom de l’intérêt général du pays et caractérisé par une hybridation entre libéralisme et volontarisme interventionniste (Veltz, 1978). Ce modèle d’organisation de la régulation économique, dans lequel la puissance publique prend en charge de façon plus ou moins explicite le portage des intérêts privés dominants à travers la conduite de politiques économiques territoriales, semble ainsi, paradoxalement, être adapté pour coller au nouveau régime d’accumulation hyper flexible néolibéral. Il est simplement décliné au niveau local et non plus au niveau national.

Les pouvoirs publics locaux tendent à « reproduire le modèle parental » étatique en se chargeant du portage de l’intérêt des entreprises, permettant à l’intérêt général et à l’intérêt économique d’être de nouveau confondus, du moins associés au travers de la conduite de l’action publique en faveur de l’économie.

Le transfert de charge de la sphère économique vers la sphère politique et technique publique se réalise essentiellement sous la forme d’une acculturation progressive des responsables et techniciens de la puissance publique au contact des acteurs économiques, qui occupent une place privilégiée au sein du système d’acteurs local de la régulation économique territoriale depuis la survenue de la crise et le retrait de l’Etat central. Le partenariat politique est en effet institué par le biais de dispositifs et de démarches de politiques publiques, notamment dans le champ du développement économique local (Jouve, Lefèvre, 2003). Le cas lyonnais en offre plusieurs exemples, dont certaines formes de type associatif apparaissent dès les années 1970 (voir infra, 2ème et 3ème Parties).