Les limites techniques et démocratiques du modèle de la régulation économique territorialisé

Cependant, cette recomposition des formes de médiation entre la sphère politique et la sphère économique, au travers de l’émergence de politiques publiques locales stratégiques et managériales, vouées à favoriser la régulation économique territoriale selon une logique de développement économique concurrentiel dominante, pose le problème de l’exercice de la démocratie locale, du pluralisme politique et de la véritable représentation de l’ensemble de la société civile sur la scène décisionnelle locale (Jouve, Lefèvre, 2003). Elle met également en évidence des problèmes plus concrets et opérationnels d’expertise technique et de capacité effective d’action limitées de la puissance publique locale dans le domaine de la régulation économique.

L’hypothèse selon laquelle la territorialisation de la régulation économique s’accompagne d’une intégration par les autorités politiques locales de l’intérêt des entreprises et des méthodes du management stratégique issues de la sphère privée au sein de l’action publique ouvre donc le questionnement sur la problématique des limites d’un tel système de mise en œuvre et de pilotage de l’action économique au niveau local.

Les compétences et les savoir-faire de la Communauté urbaine de Lyon s’enrichissent considérablement sur la période étudiée, qui va de sa création à l’époque actuelle. Toutefois, son intervention en matière de développement n’est officiellement autorisée que depuis peu de temps, et les capacités réelles de ses services techniques dans le champ de l’intervention économique demeurent restreintes (voir infra, 3ème Partie). Notre travail porte ainsi non seulement sur la mise en évidence de l’évolution des orientations, des modalités et des contenus de la politique économique locale, mais également sur les méthodes et les modes d’organisation mobilisés pour la mettre en œuvre.

Par méthodes, il faut aussi comprendre la manière dont les acteurs économiques et les pouvoirs publics se répartissent les tâches au sein du système d’action collective de la régulation économique territorialisée. Le caractère limité de ses compétences techniques conduisent en effet le Grand Lyon à recourir au partenariat et la sous-traitance dans l’action publique, afin de pallier ses carences d’expertise spécifique dans le champ de la régulation économique. L’organisation de la gouvernance économique dans l’agglomération lyonnaise est ainsi en partie liée à la question des possibilités d’action de la collectivité, qui fait notamment appel aux savoir-faire et à l’expertise économique des organismes locaux de représentation des entreprises pour mener à bien la politique de développement économique territoriale.

Cette répartition des rôles pilotée par le Grand Lyon, qui modifie assez fortement les grands équilibres construits depuis la période des Trente Glorieuses, induit des rapports de forces importants, voire même des conflits au sein du système d’acteurs local, entre notamment les structures de représentation des intérêts économiques et les pouvoirs publics locaux, mais également entre le niveau des communes de l’agglomération et l’échelon communautaire.

D’un point de vue plus politique, il s’agit également d’interroger le caractère peu démocratique de la gouvernance ainsi organisée. L’analyse de la politique économique dans l’agglomération lyonnaise nous amène en effet à prendre en considération les limites d’une telle intégration des méthodes et des intérêts économiques par la puissance publique locale, notamment en terme d’ouverture du processus décisionnel à la participation véritablement large et pluraliste de la société civile.

Des travaux récents sur la gouvernance métropolitaine et les politiques publiques montrent que les phénomènes d’ouverture de la sphère décisionnelle à la société civile locale restent limités à la participation des parties les plus institutionnalisées et les plus anciennement organisées de celle-ci. En outre, cette participation semble établie sur des fondements notabiliaires, qui tendent à reproduire une approche plutôt élitiste et traditionnelle de la démocratie représentative, du moins pour le cas français (Jouve, Lefèvre, 2003). Ainsi, ce sont essentiellement les structures émanant de la sphère économique qui sont amenées à être intégrées dans les processus d’élaboration et de conduite de l’action publique urbaine, a fortiori dans le champ de la régulation économique territoriale (organismes consulaires et patronaux notamment).

Il s’agit précisément du segment de la société civile locale qui entretient des relations privilégiées avec la sphère politique, et ceci de longue date (voir infra, 2ème Partie). La participation du reste de la société civile locale reste en revanche très rare, voire totalement absente, conduisant certains auteurs à évoquer le « risque de dérive adhocratique de la gouvernance métropolitaine en Europe » (Jouve, Lefèvre, 2003, p.32) du fait de l’organisation de modes de coordination souples et pragmatiques pour gérer les politiques publiques dans les grandes villes, inspirés du modèle managérial néolibéral et privilégiant les logiques d’alliance avec les acteurs économiques au détriment des habitants et des citoyens.

D’autres auteurs voient dans les reconfigurations actuelles de la gouvernance de l’action publique urbaine une organisation des relations de pouvoir bénéficiant plutôt aux acteurs publics (élus notamment), et non aux acteurs économiques (Dormois, 2004). Tous s’accordent cependant sur le fait que les habitants et la population de façon générale figurent parmi les grands perdants de l’intégration de l’intérêt des entreprises par la puissance publique locale. Ces constats rejoignent également celui formulé par P. Le Galès à propos du recours au partenariat public/privé dans la gestion de l’action collective, qui « révèlerait la domination accrue du capital et de ses logiques aux dépens des besoins des citoyens. (…) Parfois ces partenariats cachaient la faiblesse ou la dépendance d’acteurs publics à l’égard du privé, (…) qui sacrifiait l’intérêt général à un intérêt particulier bien compris » (Le Galès, 1995b).

Plusieurs questions s’inscrivent donc comme étant au centre de notre analyse du processus de territorialisation de la régulation économique dans l’agglomération lyonnaise : Qui porte l’expertise, la décision et la mise en œuvre de l’action en faveur du développement économique local ? Quels sont les méthodes et les modes de faire mobilisés ? Ceux-ci traduisent-ils une poursuite de l’intérêt général (des citoyens) ou seulement l’intérêt des entreprises et de la technocratie territoriale ? Notamment, le recours au management stratégique, l’utilisation croissante du vocable de la gouvernance pour désigner la participation de la société civile et les logiques de partenariat public/privé ne reflètent-ils pas la tenue à l’écart de tout un pan de la société locale par rapport à la sphère décisionnelle et opérationnelle de la régulation économique territoriale ?

Enfin, notre thèse souhaite ouvrir le débat sur la question plus large des possibilités de conciliation entre l’intérêt économique et l’intérêt général au sein de l’action publique portée au travers des nouvelles politiques locales. P. Veltz (1997a) pointe par exemple la tendance des entreprises et des grandes organisations publiques à osciller entre des logiques de valorisation de leur patrimoine et spécialités à travers des mesures à long terme, et des logiques de soumission au court terme évènementiel et à la complexité. Le modèle paradigmatique des marchés financiers, selon lequel seul l’intérêt ou la finalité économiques priment, apparaît comme l’archétype, certes pauvre et basique, du comportement des acteurs économiques privés, qui est de plus en plus intégré et imité par les acteurs publics. Il y a cependant une différence très nette entre le temps de l’entreprise et de l’investisseur économique / financier d’un côté, et celui de la collectivité de l’autre. Le rapport au temps et le rapport à l’espace sont multiples et pas toujours conciliables d’un point de vue à un autre.

Il s’agit donc d’interroger aussi la mise en cohérence des objectifs économiques sous-tendus par la recherche de la satisfaction de l’intérêt des entreprises avec les objectifs plus globaux d’aménagement urbain et de gestion de l’espace à travers la conduite de politiques territoriales menées par les pouvoirs locaux. D’où l’hypothèse que nous soumettons in fine à l’analyse, d’une grande difficulté, voire d’une impossibilité à concilier les intérêts des entreprises et l’intérêt général de la collectivité au travers de l’action publique territoriale, dès lors que la même structure porte à la fois la défense et la promotion des intérêts économiques privés, et la poursuite de l’intérêt collectif public.

En d’autres termes, il s’agit d’apporter un regard assez critique sur l’intégration du portage de l’intérêt économique par la puissance publique locale, qui se fait dans l’agglomération lyonnaise de plus en plus au détriment, du moins au risque de la garantie de l’intérêt général de la population.