La formation du secteur public et la logique de concentration économique

Parallèlement à la conduite de la planification économique, l’Etat français s’arroge la maîtrise d’un important secteur public financier et industriel durant les Trente Glorieuses, au service de la croissance nationale. La constitution d’un secteur public puissant correspond à une volonté rationnelle des pouvoirs centraux de contrôler les principaux leviers de commande financiers et productifs pour orienter le développement de l’économie : indépendance énergétique, capacité productive dans les secteurs industriels moteurs et capacité financière d’investissement.

L’Etat souhaite dans un premier temps (années 1950) pallier les insuffisances de l’investissement privé et favoriser la reconstitution de la puissance productive française de l’entre-deux-guerres en prenant le contrôle de plusieurs grandes entreprises existantes ou en en créant de nouvelles. A partir des années 1960, le souci de l’Etat se déplace vers la recherche d’une meilleure compétitivité des firmes françaises, à travers le renforcement de la dynamique de concentration de l’appareil productif initié depuis la fin de la guerre et le soutien appuyé au développement du secteur privé.

Hormis les entreprises publiques constituées par nationalisation à la Libération dans le secteur industriel pour sanctionner le comportement collaborationniste de certaines firmes pendant la guerre (Renault), les autres nationalisations de la fin des années 1940 s’opèrent essentiellement dans les domaines stratégiques de l’énergie et des industries de base (EDF, GDF, Charbonnages de France), indispensables au redécollage des activités productives du pays, ainsi que dans le secteur de la finance et du crédit. La Banque de France, les principaux organismes de crédit ou de dépôt (Crédit Lyonnais, Société Générale, Comptoir d’escompte de Paris, Banque nationale pour le commerce et l’industrie, Crédit Populaire, Crédit Foncier, Crédit National, Caisse des Dépôts et Consignations…) et les grandes sociétés d’assurances sont ainsi placés sous le contrôle de l’Etat, qui en devient le principal actionnaire.

La puissance publique intervient donc de manière directe dans le fonctionnement de l’économie nationale, en prenant le contrôle des entreprises appartenant aux secteurs jugés moteurs pour le développement de la croissance économique : énergie et finances pour l’essentiel. Divers aspects de la politique économique et industrielle convergent par ailleurs pour favoriser la constitution de grands groupes nationalisés, particulièrement à partir des années 1960. L’enjeu central de l’expansion industrielle des années 1950 se double en effet d’un impératif de compétitivité accrue des structures productives nationales dans les années 1960, motivé par l’augmentation de la concurrence internationale liée à l’abaissement des frontières économiques et à l’ouverture du marché commun européen (Dufourt, 1976).

Le 5ème Plan poursuit l’objectif central de la politique économique étatique : concentration et amélioration des structures industrielles, modernisation de l’appareil productif, qui passent par la constitution ou le renforcement des groupes industriels de taille internationale. Ce Plan, qualifié « d’ardente obligation » par le chef de l’Etat, place la préservation de l’indépendance économique nationale et l’accroissement de la compétitivité au cœur de la politique d’expansion, dans un contexte de très forte croissance et de concentration accrue de l’appareil productif. Il cherche notamment à favoriser les secteurs industriels de pointe et la recherche à travers le lancement de plusieurs grands programmes publics : Plan Calcul dans le domaine de l’informatique, programmes Concorde et Airbus dans l’aéronautique, Phénix et Rapsodie dans le nucléaire, ainsi que plusieurs programmes dans le domaine de la recherche spatiale (construction de satellites, aménagement d’un champ de tir en Guyane et réalisation d’un lanceur d’engins).

Trois secteurs industriels particulièrement exposés à la concurrence étrangère sont également retenus comme prioritaires par la politique économique gouvernementale : la chimie, l’aluminium et la mécanique lourde. Ils font l’objet d’importants transferts financiers de la part de la puissance publique, qui soutient ainsi directement le processus de concentration et de développement des activités productives. Les fusions, acquisitions et autres absorptions d’entités existantes dans ces secteurs sensibles permettent aussi à l’Etat de créer et de contrôler directement de grandes entreprises publiques industrielles, capables de concurrencer les autres firmes américaines et européennes sur les marchés mondiaux (Dufourt, 1976). Les entreprises publiques du secteur non concurrentiel (énergie, transports) se voient reconnaître l’autonomie de gestion et la liberté de tarification de leurs services, afin de libérer l’important volume de moyens financiers auparavant capté par ces entreprises publiques, au bénéfice du financement de l’industrie privée (Ferrandon, 2004).

Au niveau national, les opérations de concentration et de constitution de groupes de dimension internationale les plus emblématiques concernent Ugine Kuhlmann en 1965, fusionné ensuite avec Péchiney en 1973 pour donner le groupe PUK ; Thomson-Brandt en 1966, Dassault-Bréguet en 1970, BSN-Gervais-Danone, Saint Gobain, etc. (Laborie, Langumier, De Roo, 1985). Elles ont des répercussions importantes dans l’agglomération lyonnaise, où ses firmes possèdent des établissements.

Dans le secteur de la mécanique automobile, Berliet est absorbé par le géant nationalisé Renault (fusion avec la SAVIEM pour créer Renault Véhicules Industriels) et par Citroën, dans le secteur de la chimie et de la pharmacie, les sociétés Rhodiaceta et Gillet sont absorbées par le groupe Rhône-Poulenc, placé sous contrôle de l’Etat en 1969. Dans le secteur de la construction électrique également, le groupe de la Compagnie Générale d’Electricité (CGE) continue ses acquisitions entamées dès l’entre-deux-guerres avec Les Câbles de Lyon, essentiellement en dehors de la région lyonnaise, tandis que la société Dell-Alsthom concrétise les stratégies de fusions entre firmes, tout en étant détenue majoritairement par la CGE (Bonnet, 1975). Les principales filières industrielles lyonnaises sont ainsi concernées.

Cette stratégie de concentration économique et industrielle poursuivie par les autorités centrales durant les Trente Glorieuses a donc de très fortes répercussions sur la structure du tissu économique de la région lyonnaise, en raison de l’importance du secteur industriel dans le fonctionnement de l’économie locale et de la perte de pouvoir de commandement économique et financier qu’elle occasionne pour Lyon. Elle touche en effet les principales branches industrielles qui ont contribué à forger le système productif local et à asseoir sa puissance économique aux niveaux national et international, mais aussi les grandes banques lyonnaises, comme le Crédit Lyonnais, qui ont permis le développement et le rayonnement de la place de Lyon sur les marchés européens et mondiaux (voir infra, et Section 3).