Lyon est une ville fortement marquée par le poids des entrepreneurs économiques libéraux, dont les intérêts sont organisés et représentés de longue date par une chambre de commerce et d’industrie puissante. La Chambre de Commerce de Lyon, créée en 1702, est l’une des plus anciennes de France. La grande variété sectorielle des entreprises qui en sont membres durant les Trente Glorieuses reflète particulièrement la diversité du tissu économique local et le processus de sédimentation historique par strates d’activités successives dont résulte le capitalisme lyonnais (Jouve, 2001a).
Au début du 20ème siècle, la Chambre de Commerce de Lyon devient un pôle de pouvoir important pour le développement de la ville et de sa région, notamment par son rôle dans l’organisation de grands événements commerciaux et médiatiques comme l’exposition universelle (Gueranger, Jouve, 2003). Elle est particulièrement représentative des grandes branches de l’industrie locale, structurées autour de grandes firmes locales à base familiale (Gillet dans la chimie, Berliet dans la mécanique automobile…). Bien qu’elle assure également la représentation du petit et moyen capital commercial local, qui forme l’essentiel de la structure économique de Lyon hors industrie, ses assemblées sont largement dominées par les représentants issus du monde industriel.
Son poids dans les affaires économiques lyonnaises se trouve renforcé après la seconde guerre mondiale, lorsqu’elle devient l’un des principaux opérateurs de l’aménagement et de la promotion des zones industrielles de la région. Son positionnement évolue ainsi progressivement du rôle de groupe de pression vers un rôle de « coopérative de développement » au service de l’industrie locale. Elle constitue un partenaire privilégié pour les grandes et moyennes entreprises industrielles locales, en représentant leurs intérêts auprès de la sphères de décision politique et en investissant massivement dans la réalisation de grands équipements collectifs dans l’agglomération lyonnaise.
Les institutions consulaires locales françaises connaissent un important mouvement de rénovation durant les Trente Glorieuses, qui se traduit par la réaffirmation par le pouvoir étatique central de leur responsabilité envers le développement régional appréhendé dans sa globalité. « Elles expriment de manière privilégiée les liens du territoire et de l’économie et elles sont à la fois l’émanation des chefs d’entreprises et l’expression de l’intérêt public » (Coing, 1978). Leur statut juridique reflète ce positionnement très proche d’une mission d’intérêt général reconnue, au service de la régulation économique et de la gestion des grands équipements collectifs. Elles sont en effet placées légalement sous la tutelle financière des Ministères des Finances et de l’Equipement dans les années 1960, se voient attribuer le statut d’établissement public, mais sont indépendantes de l’appareil administratif dans leur organisation 50 .
Ce positionnement spécifique place la CCIL au dessus des intérêts particuliers mais aussi au service des intérêts économiques, comme une structure institutionnelle potentiellement porteuse d’une politique de service public et d’une mission d’intérêt général, vouée à gérer le bien commun sur le territoire local. Cet aspect est renforcé par une approche territoriale de l’économie située à l’échelle de l’agglomération élargie (département) et non de la commune, en adéquation avec l’instauration d’une dynamique de coopération intercommunale au sein de l’agglomération lyonnaise (voir infra).
A la différence de nombreuses chambres consulaires françaises à l’époque, la CCIL jouit d’un poids politique relativement fort sur la scène décisionnelle locale. Une grande partie des grands capitaines d’industrie qui la contrôlent ont en effet un accès direct auprès des autorités politiques locales par le truchement de leurs relations familiales ou amicales, quand ils ne sont pas élus municipaux eux-mêmes (voir infra). Elle se cantonne toutefois à son rôle d’outil de mise en œuvre directe des intérêts propres au patronat local dans son ensemble, grâce à ses importants moyens financiers et à son statut, et observe une position assez neutre dans le jeu politique local jusqu’au début des années 1970.
La CCIL prend en charge directement une partie des grands équipements collectifs destinés aux industriels de l’agglomération lyonnaise et des grandes infrastructures nécessaires à la modernisation et au développement de l’économie locale. Elle assure par exemple la majeure partie du financement de la construction puis de la gestion du Palais de la Foire (quai Achille Lignon), de l’aérodrome de Bron puis de l’aéroport de Satolas prévu par le schéma de l’OREAM. Elle se charge aussi de l’aménagement et de l’équipement de deux zones industrielles localisées en périphérie de Lyon dans les années 1960 (voir infra). Elle joue également un rôle majeur de soutien financier et moral auprès du Comité d’expansion économique de l’agglomération lyonnaise (hébergement, financement, caution morale…), dont elle est membre fondateur aux côtés du syndicat interprofessionnel lyonnais (voir infra).
La CCIL reste fortement impliquée dans l’accompagnement de la décision publique, malgré la reprise en main des affaires locales par l’Etat au milieu des années 1960. C’est en effet au sein de la CCIL que les agents de l’Etat (DATAR puis OREAM) trouvent leur seul allié objectif du côté du patronat local pour défendre son projet de développement et de planification dans l’agglomération lyonnaise (Jouve, 2003). La CCIL est alors engagée dans un processus de fusion avec la CCI voisine de Tarare, qui la rapproche de l’approche territoriale des services de l’Etat fondée sur l’adoption d’une échelle métropolitaine élargie pour envisager les problèmes de développement urbain de Lyon. Elle participe ainsi notamment à la réalisation d’une enquête auprès des chefs d’entreprises lyonnais dans le cadre des études d’armature urbaine effectuées pour le compte du CGP par la SEDES, qui porte sur les trois principales villes de la région : Lyon, Saint-Etienne et Grenoble (SEDES, 1964a, b et c). Cette enquête identifie les insuffisances et les lacunes de l’ensemble métropolitain en construction en matière d’équipements et de services aux entreprises, en étudiant la fréquence, les motifs et la destination des déplacements des chefs d’entreprises en dehors de leur ville d’implantation. Le rôle de la CCIL dans ce travail se limite cependant à un patronage actif de l’étude, destiné à faciliter et à crédibiliser l’action des enquêteurs auprès des entreprises lyonnaises.
Le fonctionnement idéologique particulier de la CCIL, teinté d’apolitisme apparent bien qu’implicitement placé au service des établissements industriels locaux, en fait une structure de représentation des intérêts économiques œuvrant plutôt à la défense des intérêts du patronat local face à la domination économique des grands groupes internationaux de la pétrochimie et de la sidérurgie, qui bénéficient de l’appui de l’Etat par le biais des orientations de la politique nationale d’aménagement du territoire. Bien que ses organes directeurs reflètent un fort déséquilibre entre les petits commerçants et artisans et les industriels au profit de ces derniers 51 , la CCIL ne semble pas être une organisation au service du grand patronat extra local. Elle représente majoritairement la petite et moyenne industrie lyonnaise dans les années 1960 et 1970 et « tente de sauvegarder l’unité et l’harmonie des différentes fractions du capital qu’elle est censée représenter (…) également de créer des structures juridiques ou financières qui permettent soit de masquer idéologiquement le processus de concentration capitaliste, soit d’en atténuer les effets les plus brutaux » (Lojkine, 1974, p.179).
Elle développe ainsi des services d’assistance aux entreprises pour diffuser les techniques de gestion et de marketing développées au sein des grands groupes industriels et favoriser la formation continue au sein des petites entreprises. A partir de 1962, la CCIL aide les petites et moyennes entreprises locales à s’adapter en développant un argumentaire et des actions en faveur de l’aménagement de zones industrielles, tant dans le tissu urbain que dans les secteurs périurbains. Par ce biais, elle tente de définir les conditions économiques d’une alliance entre les grands groupes extra locaux et les entreprises locales.
La CCIL se trouve parfois en accord avec les orientations prises en matière d’équipement collectif et d’aménagement pour faciliter l’implantation régionale des grands groupes industriels pétrochimiques (Lojkine, 1974). Mais son poids réel dans la prise de décision apparaît très faible par rapport à la capacité de persuasion et d’influence des grands groupes extra-locaux sur la décision publique. Ainsi, la mise en navigabilité du Rhône, la réalisation du barrage-écluse de Pierre-Bénite au Sud de Lyon et l’aménagement de zones industrielles portuaires dans la région sont des enjeux majeurs pour les industriels lyonnais (métallurgie, mécanique lourde, construction de matériel électrique…) dès le début des années 1960, comme en témoignent les travaux de la Commission « Zones Industrielles Portuaires » présidée par P. Berliet au sein de la CCIL. Malgré l’importance que revêt ce projet pour les quelques puissants groupes industriels locaux (Berliet, Les Câbles de Lyon, la CGE, Teppaz, Dell Alsthom…), il ne se concrétise qu’à partir du moment où il converge avec les intérêts du grand capital national et international en cours de constitution, essentiellement représentés dans l’agglomération lyonnaise par le complexe pétrochimique de Feyzin (Lojkine, 1974).
La CCIL reflète donc particulièrement les contradictions existant entre les différentes factions du patronat lyonnais, à savoir le grand capital en cours d’internationalisation d’un côté et le moyen capital industriel local plus « traditionnel » de l’autre (Lojkine, 1974). Jusqu’aux années 1970, ses présidents successifs sont issus des illustres entreprises industrielles lyonnaises (Lumière, Berliet, Mérieux…), mais la situation change avec l’implantation à Lyon d’établissements appartenant à des grands groupes nationaux et internationaux, ainsi qu’avec le rachat des grandes firmes locales par ses mêmes groupes et le déplacement de certains sièges sociaux importants à Paris (CCIL, 1963) 52 . La CCIL tente de refléter les intérêts du patronat local dans toute sa diversité (PME-PMI, grands groupes), mais elle peine à constituer un lieu de représentation et de négociation entre le petit capital local et les fractions dominantes du grand capital. Elle se trouve ainsi très souvent dans une position de contradiction vis à vis des intérêts portés par la politique étatique dans l’agglomération lyonnaise, et tente de concilier les intérêts du patronat lyonnais avec ceux des firmes multinationales.
Son rôle dans l’aménagement des zones industrielles, dans la réalisation des grands équipements collectifs de l’agglomération et dans l’accompagnement des efforts de modernisation des structures productives lyonnaises (conseils en management, soutien au développement des filières de formation…) peut être cependant considéré comme central durant les Trente Glorieuses, aux côtés des autorités publiques locales et étatiques. La CCIL participe ainsi plus ou directement à la mise en application de la politique économique de l’Etat sur le territoire de l’agglomération lyonnaise, en accompagnant les efforts de planification spatiale, d’aménagement de l’espace et d’amélioration de l’environnement des entreprises menés par les pouvoirs publics.
Elles adoptent l’intitulé « Chambre de Commerce et d’Industrie » à cette occasion.
Le patronat industriel lyonnais, rassemblé au sein du GIL, s’assure le contrôle politique de la CCIL en encourageant ses membres à se présenter systématiquement aux élections consulaires.
Le plus emblématique est celui du groupe Rhône-Poulenc formé en 1969.