L’intégration de l’initiative d’expertise locale dans le dispositif de planification étatique

Au niveau gouvernemental, la notion d’aménagement du territoire lancé en 1950 par M. Claudius-Petit permet de poser les problèmes de développement en termes économiques et régionaux. Le principe fondateur est que l’équilibre du territoire national ne peut être atteint que si l’on traite de façon simultanée la ville et la région qui l’environne, selon une approche qui mêle dans une même réflexion les questions de démographie, de déplacements, d’économie, d’équipements, de niveaux de vie… L’aménagement du territoire est ainsi « La recherche dans le cadre géographique de la France d’une meilleure répartition des hommes en fonction des ressources naturelles et des activités économiques » (Comité d’expansion, 1957b) 76 . L’échelle de référence est donc celle du pays et non celle des territoires locaux.

Toutefois, les Plans nationaux ne se contentent pas de fixer à l’échelle nationale les objectifs pour chacun des grands chapitres de la production. Le gouvernement leur donne une expression localisée à partir de 1955, à travers des options géographiques et spatiales plus ou moins précises pour chacun des grands territoires régionaux, exprimées dans les Plans d’Action Régionale (PAR). Ils ont pour objet de « coordonner dans un cadre régional l’activité des diverses administrations et l’utilisation des moyens financiers dont elles disposent avec les mesures à prendre pour encourager les initiatives privées (…) » 77 . Leur élaboration associe les représentants des autorités politiques locales et les organismes locaux qui s’intéressent à la mise en valeur de leur région, notamment les Comités d’expansion.

Au centralisme étatique traditionnel vient cependant s’ajouter l’idée d’une nouvelle compétence territoriale et globale d’intervention, motivée par la recherche de l’intérêt général national, qui ne peut être réellement maîtrisée que par les services centraux de l’aménagement du territoire. En effet, les problèmes nouveaux soulevés par l’aménagement du territoire et la modernisation économique dépassent le strict champ de la construction et de l’urbanisme, qui sont bien connus des autorités locales pour les pratiquer au quotidien, bien qu’ils n’en détiennent pas directement la compétence monopolisée par l’Etat. La prise de conscience que l’aménagement et le développement économique du territoire ne se limitent pas au seul aménagement physique fait ainsi peser le soupçon d’une incompétence des responsables politiques et économiques locaux sur ces questions nouvelles d’aménagement et de développement économique. Les services centraux, en pleine structuration autour des grands corps d’Etat, craignent alors de voir ce nouveau champ d’expertise territoriale être appropriée par les acteurs locaux (Friedberg, Crozier, 1974).

En 1954, le Comité lyonnais sollicite les conseils de l’Inspecteur Général de l’Administration pour définir ses statuts et ses actions. Outre l’appui moral fourni pour le travail déjà accompli, des recommandations pour une meilleure organisation sont formulées par différentes administrations centrales 78 . La première est de recruter des hommes compétents capables de fournir un travail effectif, non ès qualité. Elle est directement motivée par l’absence d’ingénieurs de l’Etat et par la prépondérance des universitaires et chercheurs locaux au sein du Comité. La seconde, relative à l’élargissement des perspectives géographiques de travail du Comité à l’échelle régionale privilégiée par l’Etat, ne remet pas en cause la pertinence du comité départemental lyonnais mais encourage sa collaboration avec les comités des territoires voisins pour traiter des questions régionales. Ils s’associent en 1956 au sein du Comité d’expansion économique Centre-Sud-Est (ou Comité d’expansion régional), afin de répondre à la nécessité formulée par le pouvoir central, de distinguer parmi les actions à développer celles qui relèvent de la compétence strictement locale de celles qui intéressent également les autres grandes villes régionales (Saint-Étienne et Grenoble notamment).

Jusqu’au milieu des années 1960, l’Etat privilégie les initiatives locales dans la définition des orientations de la politique de modernisation économique du pays (Mabileau, 1994). Ceci se traduit par la volonté d’insérer les Comités locaux existants dans les cadres institutionnels de l’administration française, en échange du statut et de la reconnaissance conférés par l’agrément officiel du gouvernement. « L’expansion économique de la région » doit ainsi impérativement figurer dans le titre même du Comité, en application des décrets gouvernementaux de 1955 relatifs à la projection régionale du 3ème Plan. Ils prévoient en effet que seuls les comités départementaux d’expansion économique officiellement agréés sont consultés dans le cadre de la préparation du volet régional des Plans nationaux, et peuvent participer à la rédaction des PAR. Cet alignement sur les critères ministériels permet également aux collectivités ou aux entreprises adaptant leurs projets aux directives officielles d’accéder aux aides financières du FDES 79 . Il est donc doublement stratégique pour les acteurs locaux.

Trois ans après sa création par des responsables patronaux de manière volontairement indépendante vis-à-vis des organismes existants, la Chambre de Commerce de Lyon et le CIL deviennent les membres fondateurs de l’association 80 , a posteriori. La filiation « naturelle » avec les structures patronales lyonnaises est officialisée par la refonte des statuts du Comité, qui participe directement de son institutionnalisation, en lui conférant une meilleure lisibilité dans le paysage économique et politique local, mais aussi vis-à-vis de l’administration centrale. La même année, le Comité déménage des locaux du CIL pour s’installer au Palais de la Bourse, siège de la Chambre de Commerce de Lyon. Ce transfert lui permet d’asseoir un peu plus sa légitimité à intervenir dans les affaires publiques relatives à l’intérêt général et au développement économique régional, tant d’un point de vue symbolique que pratique, grâce à son rapprochement physique avec l’organisme consulaire. Pour atténuer la lisibilité de cette filiation institutionnelle et éviter de blesser certaines susceptibilités au sein du milieu économique lyonnais, un nouveau président choisi parmi les grands patrons d’industrie locaux est élu à la tête du nouveau Comité 81 .

La modification des statuts s’accompagne également d’un changement de nom du Comité, ces deux événements étant clairement destinés à adapter l’association aux nouveaux dispositifs de l’aménagement du territoire mis en place par l’Etat et à améliorer sa lisibilité dans la sphère publique. Le Comité pour l’Aménagement du Territoire de la Région lyonnaise devient le Comité pour l’Aménagement et l’Expansion économique de la Région lyonnaise. L’association adopte donc une dénomination qui correspond directement aux orientations nationales de l’aménagement et de l’expansion économique du territoire, elle s’aligne sur les critères ministériels.

Ainsi, toute initiative locale semble devoir nécessairement se référer à un cadre national d’action : malgré les volontés lyonnaises affirmées en matière d’orientation du développement économique local et les travaux d’études déjà entrepris, les responsables du Comité lyonnais n’ont d’autre choix que d’aller chercher des conseils et une reconnaissance officielle à Paris. Le principe de la non représentativité, fondateur pour l’association, lui confère cependant l’avantage d’une grande liberté d’action et d’opinion, tout en œuvrant officiellement au service des pouvoirs publics et de l’intérêt général.

Ce nouvel affichage traduit la double préoccupation de la part des responsables du Comité, de coordination et d’organisation de l’équilibre territorial par la réalisation d’un développement rationnel de toutes les activités d’une part, de positionnement plus précis de l’association sur le front de la régulation économique d’autre part, dans un souci d’accompagnement actif du processus de planification et d’intervention publique qui se met en place aux niveaux national et local. Les changements d’intitulé et de statuts permettent au Comité lyonnais d’asseoir sa crédibilité face aux autorités politiques locales et aux responsables techniques et politiques des services centraux. L’obtention de l’agrément ministériel du Ministère de la Construction en 1956 lui confère le statut d’expert local légitime sur les questions de développement économique et spatial, et justifie officiellement son action et sa participation auprès des pouvoirs publics pour définir les orientations de la planification dans l’agglomération lyonnaise.

Notes
76.

Propos du Ministre.

77.

Journal Officiel du 2 juillet 1955.

78.

Ministère de la Construction, CGP, CDC, Inspection Régionale de l’Economie Nationale.

79.

La préparation des dossiers du FDES et le suivi de la décentralisation industrielle sont assurés au niveau local par l’Association Rhodanienne d’orientation et d’études économiques et financières, créée en 1957 par les chambres consulaires, les organisations interprofessionnelles et les comités d’aménagement de la région lyonnaise pour aider l’action des municipalités et de la SERL.

80.

Procès-verbal de l’Assemblée Générale extraordinaire du 28 mars 1955 du Comité pour l’Aménagement du Territoire de la Région lyonnaise. Source : Archives J. Labasse, IUL.

81.

M. Hermans, directeur de la CIBA et vice-président du Groupement des Syndicats Patronaux des Industries Chimiques et Connexes de la région lyonnaise.