Le clientélisme municipal lyonnais

Dès le début du 20ème siècle, la prise en charge du développement de l’enseignement technique et professionnel par la municipalité lyonnaise reflète particulièrement la grande proximité existant entre les milieux politiques et économiques locaux. L’Ecole municipale de Tissage constitue en effet une aide publique importante accordée aux gros fabricants de soierie locaux, comme le lycée de l’automobile pour la société Berliet et son réseau local de sous-traitants (Lojkine, 1974). Cette relation, voire cette alliance de fait opérée entre élites économiques et politiques locales est fondée sur le principe implicite du soutien mutuel de la collectivité publique et des entrepreneurs locaux. En échange d’investissements conséquents et réguliers en faveur des intérêts économiques locaux de la part de la Ville, la grande majorité des chefs d’entreprises, au sein de la CCIL ou à titre individuel, soutient plus ou moins directement les forces politiques en place.

Ce système perdure et s’institutionnalise après la guerre avec la création du GIL puis du Comité d’expansion lyonnais, qui offre aux entrepreneurs des lieux d’organisation et de représentation pour développer une action patronale structurée et légitime auprès des sphères de décision publique locales. La municipalité contribue à partir des années 1950 au financement de plusieurs grands équipements structurants à vocation économique, aux côtés de la CCIL et du CGR 86 , à la demande expresse des organismes patronaux locaux : la Foire de Lyon, les ports Rambaud (port fluvial de raccordement ferré et routier situé sur la Saône, au sud de la Presqu’île) et E. Herriot (port industriel situé sur le Rhône, en aval du confluent), et le canal de Jonage. Les responsables patronaux sont également directement impliqués dans le développement et la gestion des structures de formation professionnelles lyonnaises : SEPR 87 , INSA 88 , Ecole Centrale, etc. (Angleraud, Pellissier, 2003).

Jusqu’à la fin des années 1960, le milieu politique radical, très développé à Lyon, est étroitement imbriqué dans le milieu des notables lyonnais et participe à la vie des Cercles ou des Clubs 89 (Angleraud, Pellissier, 2003). Ils rassemblent une partie importante du patronat local et des élites traditionnelles et économiques lyonnaises, soudées également par la franc-maçonnerie malgré leur fréquent attachement religieux et leur conservatisme politique de droite (Sauzay, 1998). Les relais et soutiens à l’équipe municipale de L. Pradel sont très importants, y compris dans le milieu très conservateur de la bourgeoisie traditionnelle lyonnaise. Celui-ci rassemble des industriels, des avocats, des notaires et autres juristes, des agents de change, des banquiers, des assureurs et des financiers, des professions libérales, tous adeptes du libéralisme économique, républicains et fils spirituels d’E. Aynard 90 .

Ils partagent « un ensemble d’attitudes – vis à vis du progrès économique et de la technique, de l’ordre social et du jeu politique – et de jugements – sur le bien commun ou l’intérêt général, sur les politiciens et les partis » (Sauzay, 1998). Certains d’entre eux, comme la famille Gillet (teintures textiles chimiques) et G. Villiers, président du CIL et du CNPF, abondent notamment au financement du Parti Républicain de la Liberté après la guerre 91 . Ils travaillent cependant aussi avec l’équipe politique plus modérée de L. Pradel, trouvant sans doute dans la conduite et la mise en œuvre des politiques urbaines dans l’agglomération lyonnaise des occasions de développer ou d’améliorer les conditions d’exercice de leurs activités industrielles.

L’intérêt économique des entrepreneurs lyonnais s’accommode très bien des positions apolitiques et anti-parisiennes du maire de Lyon, mais ils demeurent attachés à la posture traditionnelle de distance vis-à-vis de l’engagement sur la scène politique, voire de « méfiance viscérale et héréditaire à l’égard de la chose publique » (Angleraud, Pellissier, 2003, p.765). La culture et les représentations collectives des acteurs économiques lyonnais, imprégnées de la pensée libérale classique, entretiennent l’idée de l’incompatibilité du cumul des fonctions politiques et entrepreneuriales. Si très peu de représentants patronaux participent directement à la vie politique en étant élus, ils bénéficient toutefois de nombreux relais auprès des responsables municipaux.

Ainsi, l’adjoint à l’urbanisme de Lyon, F. Rollet, a un pied dans les milieux juridiques lyonnais par son métier et l’autre dans les hautes sphères économiques régionales par alliance familiale : il est en effet administrateur de la principale entreprise de goudronnage lyonnaise (Société Chimique de Gerland), dirigée par son beau-frère J. Courbier, président de la CCIL à la fin des années 1950. J. Ambre, avocat de la Ville 92 et d’une partie du patronat lyonnais, a tissé des liens très forts avec les milieux économiques et les organismes patronaux locaux du fait de ces activités professionnelles (Mérindol, 1978). L’expert-comptable des Gillet est adjoint municipal (P. Montel), le notaire L. Chaine, membre du Cercle de l’Union (Sapy, 2005) 93 et du Rotary-Club, gère les transactions de la Ville dans les quartiers centraux, G. Jarrosson, syndic des agents de change, est aussi député et peut à l’occasion influencer les choix gouvernementaux en faveur de Lyon, etc.

L. Pradel s’appuie également sur les compétences de quelques industriels très bien intégrés dans le patronat local pour conduire les politiques urbaines non directement liées aux questions économiques. R. Proton de la Chapelle, adjoint à la culture de 1965 à 1977, F. de Grossouvre, médecin converti à la politique puis reconverti à la grande industrie alimentaire (Sucres Berger) ou P. Feuga, dont les avis en matière financière et économique sont très recherchés par l’équipe municipale, assurent le lien entre le pouvoir politique municipal et l’élite économique locale. L. Pradel signe par ailleurs en 1958 la préface d’un ouvrage produit par des entrepreneurs lyonnais pour servir de support promotionnel auprès de leurs clients (Chagny et alii, 1958), matérialisant ainsi la proximité des intérêts respectifs de l’élu et des acteurs économiques locaux.

Enfin, un « nouveau » patronat lyonnais émerge dans les années 1950, porté par un nouveau système de clientélisme municipal rassemblant le personnel élu et les principaux entrepreneurs du Bâtiment et des Travaux Publics (BTP). Quelques figures emblématiques se distinguent notamment par leur proximité avec le pouvoir municipal et leur grande influence sur la conduite des politiques urbaines, ainsi que sur les choix tactiques opérés par l’équipe politique de L. Pradel en matière de développement économique. Ce sont pour la plupart des anciens de l’équipe Herriot, qui appartiennent au milieu lyonnais de la construction et de l’immobilier : A. Charial, président de la société coopérative l’Avenir (BTP) ; N. Bullukian, président de la société de construction Le Roc ; A. de Valence, patron d’une entreprise spécialisée dans le chauffage urbain, président du Syndicat du Bâtiment et du GIL dans les années 1960 ; J. Maïa, à la tête de la société de construction Maïa-Sonnier ; L. Chambarétaud, directeur général de la société d’assurances suisse Winterthur et spécialiste en opérations de spéculation foncière et immobilière…

Le clientélisme municipal à Lyon s’organise ainsi essentiellement autour des industriels locaux et des chefs de file du secteur du BTP (Lojkine, 1974), florissant en ces années de forte croissance urbaine et d’intense activité de construction dans la ville et son agglomération. Ces derniers bénéficient des largesses d’attribution des marchés de construction publique de la municipalité, en échange de leur soutien financier et politique au pouvoir municipal en place. Ces entrepreneurs et administrateurs d’entreprises plus ou moins intégrés au pouvoir politique donnent au maire un accès privilégié à toute l’élite économique de la ville et le légitiment en retour auprès des milieux économiques lyonnais (Sauzay, 1998).

Cependant, leur présence au sein ou à proximité du Conseil municipal fait aussi peser le soupçon d’une collusion entre pouvoir politique et pouvoir économique au niveau local, et d’un manque de transparence et d’objectivité dans l’attribution des marchés de travaux publics et de construction. Le clientélisme traditionnel s’essouffle donc progressivement, notamment pour le secteur de la construction et du fait de la concurrence accrue qu’exercent les grands groupes capitalistes nationaux et internationaux sur les entreprises locales dans la captation des marchés de construction liés à la mise en œuvre de la politique urbaine municipale.

Par ailleurs, le mouvement de concentration industrielle amorcé dans les années 1950 se poursuit en s’accélérant, entraînant le départ des principaux sièges sociaux lyonnais vers Paris, tandis que les premiers signes de ralentissement de la croissance industrielle se font sentir à la fin des années 1960. Le patronat industriel lyonnais se trouve ainsi confronté à la nécessité de s’adapter à ces nouveaux déterminants économiques, de manière d’autant plus urgente que les orientations étatiques dans le domaine de l’économie tendent à privilégier le développement des fonctions et des activités tertiaires dans la métropole lyonnaise, au détriment des activités industrielles. Cette mise en avant du secteur tertiaire rejoint toutefois les préoccupations de l’équipe politique de L. Pradel, focalisée sur l’aménagement du nouveau quartier d’affaires de Lyon à la Part Dieu.

Notes
86.

Conseil Général du Rhône.

87.

Société d’Enseignement Professionnel du Rhône.

88.

Institut National des Sciences Appliquées.

89.

Cercle de l’Union, Cercle du Commerce, Rotary Club.

90.

Edouard AYNARD est une figure emblématique de la droite libérale du début du 20ème siècle à Lyon.

91.

Le Parti Républicain pour la Liberté (PRL) rassemble les défenseurs français du capitalisme libéral et de la démocratie représentative de 1945 à 1951.

92.

F. Collomb le choisit nomme adjoint à la culture de la Ville de Lyon en 1976.

93.

Le Cercle de l’Union, créé durant la Première guerre mondiale pour limiter la fragilisation des élites locales, constitue depuis la Libération la principale association de chefs d’entreprises et le lieu central de l’intégration sociale des milieux industriels et d’affaires lyonnais.