L’ouverture des relations aux intérêts extra-locaux

Depuis la fin de la guerre, le patronat industriel lyonnais est représenté de manière constante, quoique souvent indirecte, au sein du Conseil municipal de Lyon, comme à Villeurbanne après l’élection de E. Gagnaire en 1961 (Lojkine, 1974). Il est rejoint au tournant des années 1960 et 1970 par des représentants directs des grands groupes industriels « monopolistes » (Lojkine, 1974) implantés dans l’agglomération (Rhône-Poulenc, Rhodiaceta, Gerland – British Petroleum). Ils remplacent notamment les traditionnels fabricants de soieries à la mairie, dans les organisations patronales et dans les Cercles. Ce renouvellement politique et économique progressif traduit la relative perte de pouvoir d’influence du petit patronat local sur la conduite des affaires municipales, au profit des grandes firmes nationales et internationales ayant des intérêts économiques dans l’agglomération.

A la fin des années 1960, différents facteurs contribuent à la reconfiguration des liens de clientèle tissés entre le personnel politique local et les représentants du monde économique. Le principal est la reprise en main de l’aménagement du territoire et des politiques urbaines par l’Etat central à partir de 1963, qui se concrétise au niveau de l’agglomération lyonnaise par l’instauration de l’OREAM en 1966 et la création de la COURLY en 1969 (voir infra). Ce mouvement de recentrage du pouvoir d’orientation et de conduite de la politique nationale dans l’agglomération lyonnaise accompagne l’internationalisation des enjeux du développement industriel et de la croissance économique, mais aussi la perte de nombreux sièges sociaux lyonnais au profit de la capitale (Bonnet, 1975).

Ce double processus, institutionnel et économique, contribue directement à l’affaiblissement du pouvoir d’une partie des élites économiques traditionnelles (BTP et petites entreprises industrielles) sur l’orientation du développement économique au niveau local. En revanche, les dirigeants des grandes entreprises nationales et internationales implantées dans l’agglomération lyonnaise renforcent leurs relations avec les autorités politiques de la COURLY, notamment par le biais de l’Association des Cadres et Dirigeants de l’Industrie pour le progrès social et économique (ACADI), club de promotion et véritable groupe de pression associé à la conduite de la politique économique dans la métropole lyonnaise au début des années 1970.

D’une part, le référentiel territorial de la politique économique prônée par les nouveaux services étatiques se déplace de l’échelle strictement locale de l’agglomération lyonnaise à celle de la RUL et du grand quart Sud-est de la France, en liaison avec la constitution de l’Association Grand Delta en 1966. Elle regroupe les représentants des institutions politiques et professionnelles des régions de Lyon, Marseille et Saint Etienne pour des actions de lobbying auprès des autorités gouvernementales, afin de les inciter à réaliser d’importants investissements en matière de grands équipements collectifs et d’infrastructures 94 , propices au développement de la grande industrie pétrochimique et sidérurgique, ainsi qu’auprès des grandes firmes industrielles internationales pour les convaincre de venir s’implanter dans la région. L’association promeut ainsi l’aménagement concerté entre Etat et patronat, et le développement complémentaire des pôles économiques marseillais et lyonnais.

Adhèrent à cette association essentiellement les responsables économiques issus des principales firmes industrielles internationales, parfois locales mais le plus souvent dépendant de grands groupes extra locaux, et pas les petits entrepreneurs industriels lyonnais. Ainsi, l’Association Grand Delta est notamment présidée par le délégué général des Usines Berliet 95 et animée par C. Mérieux (Laboratoires Mérieux). Les principaux groupes pétroliers et chimiques français ayant des intérêts dans le Sud-est de la France et dans la région lyonnaise sont également représentés (Elf-Erap à Feyzin, Rhône-Poulenc, Péchiney, etc.). Le président de la CCIL P. Berliet met l’expertise patronale lyonnaise au service du développement des grandes zones industrialo-portuaires régionales dès le début des années 1960 (CCIL, 1963). L’association bénéficie également du soutien politique de L. Pradel, qui organise les « Journées Internationales du Grand Delta » à Lyon en 1972.

Le choix de favoriser la grande industrie place ainsi le pouvoir politique lyonnais en relative contradiction avec les intérêts et les attentes d’une part majoritaire du patronat local. J. Lojkine (1974) formule à ce propos un constat très critique sur la subordination du pouvoir politique lyonnais et régional au grand capital industriel national et international, inspiré des théories néo-marxistes sur le Capitalisme Monopoliste d’Etat. Il reproche notamment la soumission des dirigeants de la COURLY aux intérêts de développement spatial de la grande industrie, qui occulte complètement les besoins des entreprises lyonnaises.

D’autre part, la montée en puissance des opérations d’aménagement vouées à l’accueil des activités tertiaires dans le centre de l’agglomération lyonnaise contribue aussi à rompre l’équilibre qui existait dans les relations entre le pouvoir politique local et les entreprises lyonnaises du BTP. Ces dernières, principales bénéficiaires de la politique urbaine « bétonneuse » de L. Pradel, sont en effet progressivement distancées par les grands groupes de la construction et du BTP, qui intègrent beaucoup plus facilement le progrès technique et les nouveaux processus d’industrialisation de la construction dans leur fonctionnement. Le secteur des grands travaux urbains est, comme le reste des activités industrielles, frappé par une dynamique de concentration monopoliste importante à cette époque, qui s’exerce au détriment direct des entreprises locales en mal d’adaptation.

Les sociétés l’Avenir, le Roc, Maïa-Sonnier, les Frères Pitance ou Maillard & Duclos ont été les pourvoyeurs de fonds privilégiés du pradélisme, à l’image des sociétés de construction marseillaises dans la cité phocéenne sous le règne de G. Deferre (Morel, 1999), mais sont à la fin des années 1960 mises en situation d’infériorité face à la concurrence exercée par les grandes firmes extra-locales. Les principaux marchés publics municipaux sont ainsi captés par de grands groupes capitalistes nationaux ou internationaux : la construction du métro lyonnais est confiée au groupe CGE – Crédit Lyonnais – Neuflize-Schlumberger-Mallet, la construction du tunnel sous Fourvière est confiée à la Société Générale d’Entreprise et Borie Dumez, l’aménagement du Cours de Verdun est confié à la Compagnie Industrielle des Travaux et aux Grands Travaux de Marseille (Sauzay, 1998).

Malgré la domination des firmes extra-locales, quelques marchés importants de l’opération de la Part Dieu sont attribués aux entreprises lyonnaises, le plus souvent pour des motifs stratégiques et politiques locaux relatifs au maintien du lien privilégié entre le tissu économique lyonnais et les élites politiques. Ainsi, la société d’équipement d’A. De Valence obtient le marché du chauffage urbain de la Part Dieu en 1969, face à la société non lyonnaise représentée par J. Labasse, taxé de parisianisme malgré sa forte implication dans la promotion du quartier d’affaires au sein de la Commission Part Dieu du Comité d’expansion (Sauzay, 1998). Les sociétés l’Avenir, Pitance, Morin, Maillard & Duclos et Maïa-Sonnier se partagent les chantiers de construction publique du quartier (équipements ou bâtiments) 96 . Elles participent également à la réalisation de quelques programmes immobiliers de bureaux destinés au marché privé 97 , pour le compte de banques ou de la SEM chargée de l’aménagement (voir infra, Section 3).

Cependant, la perte relative d’influence du milieu économique local sur le pouvoir politique en place à Lyon est contrebalancée par l’entrée en politique de représentants du monde économique et des entreprises locales. Le personnage le plus emblématique de cette intégration progressive des forces patronales au sein du pouvoir politique en place est F. Collomb. Cet industriel lyonnais à la tête de Chimicolor 98 entre en politique en 1959 au poste de Conseiller délégué chargé de la réalisation du marché-gare, de la régie des biens communaux et des affaires économiques de la Ville de Lyon, avant de prendre la présidence de la Foire de Lyon dans les années 1960. Il succède contre toute attente à L. Pradel à la mairie de Lyon à sa mort en 1976.

Il marque l’ouverture du pouvoir politique local au monde économique, dont il est lui-même issu, ainsi que l’amorce d’une nouvelle ère dans la gestion des affaires économiques par les autorités politiques locales, fondée sur l’intégration des intérêts économiques au sein du dispositif décisionnel (voir infra, Section 3). C. Béraudier, compagnon politique de F. Collomb, est également un homme politique local très impliqué dans la gestion municipale des affaires économiques. Plus ouvert aux questions économiques que le maire, il est notamment à l’origine de la décision de transférer le palais de la Foire du quai A. Lignon vers la périphérie Est de Lyon. Son rôle politique est toutefois beaucoup plus important au niveau régional qu’au niveau strictement local 99 .

Notes
94.

Aménagement de la voie fluviale Rhin-Rhône, réalisation d’un pipe-line reliant Fos (Lavera) à Karlsruhe en Allemagne.

95.

Egalement président de la Société Routière du Midi, administrateur de la Cie Lyonnaise Immobilière et de la Société du tunnel de Fréjus.

96.

Cité Administrative d’Etat, Hôtel de la COURLY, auditorium, bibliothèque municipale, halles centrales, station de métro.

97.

Immeubles PDG, M+M, UAP, Caisse d’Epargne.

98.

Entreprise de gravure chimique pour la fabrication de plaques métalliques, installée à Gerland.

99.

Charles Béraudier est le premier président du Conseil Régional Rhône-Alpes dans les années 1970.