L’impact limité de la Part Dieu sur la décentralisation tertiaire

La participation financière de l’Etat dans l’opération de la Part Dieu reste relativement faible au regard des investissements consentis à la même époque dans d’autres métropoles d’équilibre. Le rapport est ainsi d’environ un à dix entre les investissements étatiques (CDC, DATAR) réalisés à Lyon et ceux accordés à Bordeaux dans le cadre de l’opération du centre directionnel Mériadeck (Poche, Rousier, 1981). L’engagement financier direct de l’Etat se limite en effet à des prêts à court terme consentis par la FNAFU 121 à la SERL chargée de l’acquisition, de l’aménagement et de la commercialisation des terrains pour le compte des pouvoirs publics locaux, ainsi qu’à l’octroi de PLAT (voir supra, Section 1). Il fait également peser le gros de la charge d’investissement et d’équipement sur les collectivités locales (voir supra, Section 2), en ne prenant à son compte qu’une partie seulement des infrastructures.

Le manque d’engagement volontaire de l’Etat grève en partie la réussite de l’opération, en laissant le champ libre à la participation des grands groupes financiers et immobiliers dans la réalisation des programmes (Lojkine, 1974). La logique spéculative d’investissement des capitaux privés, motivée par la recherche de la rentabilité immédiate et les intérêts commerciaux ou gestionnaires des grandes firmes, entre en effet en contradiction avec l’orientation métropolitaine et directionnelle, les plans-masses et le parti architectural de la Part Dieu (SERL, 1988 ; Delfante, 1972 ; Delfante, 1974). Deux types d’investisseurs immobiliers dominent l’opération (Collet, 1986) :

La réalisation des principaux programmes immobiliers de l’opération est ainsi captée par de grandes sociétés extérieures à la région lyonnaise, qui bénéficient d’un statut leur conférant une solide assise financière. Les SICOMI et les SCI 128 impliquées dans l’opération sont toutes des filiales de grands groupes bancaires et immobiliers publics ou privés, qui jouissent de relations privilégiées avec l’Etat et les autorités centrales (Veltz, 1978). Ce sont eux qui imposent leurs points de vue et leurs intérêts, plus que les acteurs publics chargés de la conduite de l’opération d’aménagement (Delfante, 1974). La SERL peine ainsi à maintenir les grands équilibres entre les fonctions commerciales et directionnelles (bureaux), notamment face à la puissance de négociation et d’engagement financier des investisseurs du centre commercial de la Part Dieu 129 .

De plus, certains effets pervers de l’opération liés à la forte pression exercée par certains investisseurs privés ne sont pas empêchés par l’intervention très poussée de la SERL dans la programmation immobilière des surfaces de bureaux (voir infra) : densification excessive de l’occupation du sol, non respect du plan-masse originel, moindre qualité architecturale des bâtiments et du cadre urbanistique, non respect du principe de sélection des activités économiques (sièges sociaux, fonctions de commandement). La procédure de zone de rénovation urbaine conduite selon le principe du lotissement permet certes à la SERL de rembourser rapidement le prêt consenti par le FNAFU, mais l’oblige aussi à vendre trop vite les terrains, au détriment de la cohérence directionnelle d’ensemble de l’opération (SERL, 1988).

Les promoteurs cherchent la rentabilité immédiate de leurs investissements, tandis que les pouvoirs publics locaux (COURLY, SERL) essaient de réaliser des objectifs fonctionnels et économiques de haut niveau, sans bénéficier suffisamment du soutien de l’Etat pour les faire respecter. Les « usines à papiers » des sociétés bancaires et les centres de gestion technique prennent ainsi la place des sièges sociaux tant attendus, contribuant à vider le projet d’aménagement de son contenu directionnel.

La marge de manœuvre des investisseurs lyonnais pour participer à la réalisation du quartier d’affaires est également passablement réduite dans ce contexte, d’autant plus qu’ils manquent de savoir-faire et d’expérience sur ce type d’opération immobilière à vocation tertiaire. La plupart des sociétés de promotion et de construction lyonnaises sont en effet plutôt spécialisées dans la réalisation d’équipements collectifs ou d’immeubles de logements (Angleraud, Pelissier, 2003), et doivent donc se contenter de réaliser les équipements et bâtiments publics de l’opération, moins intéressants financièrement que les programmes de bureaux privés (voir supra, Section 2).

Les importants investissements privés et publics réalisés, comme les tentatives de réponse aux besoins exprimés par le patronat lyonnais (équipement hôtelier de standing, agences de voyages, bureaux de change, fonctions modernes de télécommunications, etc.), ne suffisent pas à assurer la complète réussite du centre directionnel de la Part Dieu. Il n’accueille au final que quelques sièges sociaux et des directions régionales de sociétés bancaires, qui ne permettent pas de renverser positivement la dépendance de l’économie lyonnaise vis-à-vis de Paris. Le système des PLAT encourage ce processus, en facilitant les opérations de déconcentration gestionnaire et commerciale des groupes financiers à l’échelle nationale (voir infra).

L’opération de la Part Dieu peine à éviter le départ des sièges sociaux et des cadres lyonnais vers la capitale, comme à capter de nouvelles implantations directionnelles. Il constitue simplement une vitrine urbaine dynamique pour les entreprises lyonnaises et les grands groupes qui y sont implantés, vis-à-vis de leurs partenaires économiques français ou étrangers. Même le Crédit Lyonnais, basé à Paris, se cantonne dans des effets d’affichage et de séduction auprès des responsables politiques et économiques lyonnais, laissant planer l’espoir d’éventuelles décentralisations réalisées dans son sillage. La diffusion exceptionnelle du journal télévisé 130 , depuis la Maison de la Radio de l’ORTF de la Part Dieu, dans le cadre d’une édition spéciale consacrée à l’économie lyonnaise 131 , ne suffit pas à convaincre les décideurs économiques parisiens ou étrangers de venir massivement s’installer entre Rhône et Saône…

Le verrou de la centralisation parisienne se vérifie donc, tel une fatalité, malgré le discours officiel appuyé de l’Etat, qui encourage les opérations de décentralisation. La région parisienne concentre toujours au début des années 1970 plus de 70 % des services de conseil en organisation et des sociétés d’engineering, 60 % des sociétés de conseils juridiques, fiscaux et financiers, 50 % des laboratoires d’analyses industrielles, des experts en brevets, des sociétés d’études économiques et de marketing à l’échelle de la France (Lojkine, 1974). L’ensemble des services rares demeure peu représenté à Lyon, tandis que la capitale regroupe l’essentiel du potentiel national en matière de contrôles industriels spécialisés, de conception publicitaire, d’imprimerie spécialisée, de communication et d’information, de services multilingues…

Dès 1971, il n’apparaît ainsi guère réaliste aux autorités politiques lyonnaises et aux techniciens de la SERL en charge de l’opération d’ambitionner l’implantation de grandes entreprises nationales dans le nouveau quartier d’affaires de Lyon, en raison de la réticence des cadres parisiens à partir pour la province, de la difficulté de convaincre les dirigeants de ces entreprises 132 et plus globalement à cause du fort centralisme économique, financier, administratif et politique de la France. Le rayonnement métropolitain national et international escompté pour le nouveau quartier cède la place à la dimension régionale dans les années 1970, renforcée par la forte représentation des services et administrations publiques à la Part Dieu.

Notes
121.

Fonds National pour l’Aménagement Foncier et l’Urbanisme.

122.

Société lyonnaise de BTP.

123.

VALORIND du groupe Société Générale, SNCT du Groupe Paribas et Peachey Poperty Corporation Ltd.

124.

Société des Centres Commerciaux du groupe Balkany et Solal.

125.

SCC Balkany, UNIF du groupe SUEZ et Crédit Lyonnais.

126.

Certains occupent toutefois une partie des surfaces de bureaux.

127.

En 1967, le programme de l’opération du Ministère de l’Equipement ne prévoit que 50 000 à 80 000 m² de surfaces commerciales, conformément aux préconisations du Cabinet international Larry Smith. Une nouvelle étude de marché commandé en 1971 par la SCC Balkany – Solal, promoteur du centre commercial, permet de monter sa surface à 110 000 m², au détriment des programmes immobiliers de bureaux privés (150 000 m² au lieu de 200 000 m², malgré les reports de surface utile opérés suite à la révision à la baisse du programme de tours, les 225 000 m² de surfaces publiques étant par ailleurs intouchables car déjà entièrement réalisés) (SERL, 1988).

128.

Société Civile Immobilière.

129.

SCC Balkany.

130.

« télé-midi » (Information Première) du 6 mai 1971.

131.

L’émission présente des reportages sur Lyon et un débat sur la place de Lyon dans l’Europe industrielle, auquel participent notamment le ministre de l’Equipement A. Chalandon, le maire de Lyon L. Pradel, des journalistes lyonnais et des représentants de la population lyonnaise (Bulletin d’information de la SERL, mai 1971).

132.

La société bancaire BSN s’est en effet heurtée à un véritable mur lorsque son PDG, le lyonnais A. Riboud, a envisagé un replis massif de ses activités et des quelques 400 employés de son siège social parisien sur la région lyonnaise en 1968 (source : bulletin d’information de la SERL, n°1, mars 1971).