La contestation de l’expertise économique technocratique

En 1971, le rapport sur l’aménagement industriel de l’agglomération lyonnaise, commandé par les représentants du GIL et du milieu de la construction immobilière lyonnaise, est censé faciliter l’élaboration du volet économique et industriel du SDAU (CERAU, 1971). Une suite est prévue pour 1972, portant sur l’analyse détaillée des dispositions d’urbanisme frappant les établissements industriels, afin de permettre aux chefs d’entreprises d’anticiper les travaux d’aménagement et d’infrastructures prévus dans le cadre du futur POS. Le travail est réalisé par l’équipe de l’ATURCO et du CERAU, en collaboration avec les services du GIL et des syndicats professionnels de branche qui fournissent des informations sur le tissu industriel local.

Le rapport pointe les enjeux en matière d’aménagement des zones industrielles (réglementation des installations, équipements collectifs), en lien avec la lutte contre les nuisances industrielles (pollutions atmosphérique et de l’eau, stations d’épuration, gestion et traitement des déchets). Il stigmatise tout particulièrement les nuisances liées aux industries chimiques et métallurgiques, très importantes dans le tissu économique lyonnais, et dont les représentants syndicaux occupent les plus hautes fonctions au sein du GIL et de la CCIL.

Cette position pour le moins radicale s’explique sans doute par l’existence de liens financiers et hiérarchiques puissants, quoique peu visibles, unissant l’ATURCO et le CERAU aux services de l’Etat, via notamment la Préfecture, la CDC et la SCET. Le gouvernement menant la politique économique et d’aménagement en concertation avec certaines factions dominantes du patronat au niveau national (voir supra, Section 1), leurs intérêts sont ainsi amenés à s’exprimer dans les travaux d’expertise au niveau local. Elle s’inscrit cependant dans la ligne directe des grandes orientations spatiales et économiques du SDAM pour la partie centrale de la métropole et reprend en partie les préconisations exprimées par le Comité d’expansion au début des années 1960.

Le contexte institutionnel au niveau national est également déterminant dans l’explication des choix proposés. En effet, le Ministère de l’Environnement est créé en 1971, durant les travaux de préparation du rapport. L’importance prise par la controverse environnementale autour de l’aménagement de la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer sur les rives de l’étang de Berre (Linossier, 2003 ; Paillard, 1981) et l’apparition des premiers mouvements écologistes en France contribuent alors à créer un climat général de renforcement de l’attention portée aux problèmes de pollution industrielle. Enfin, la politique étatique en faveur des métropoles d’équilibre, d’abord focalisée sur les projets d’équipements, d’infrastructures, de logement et d’aménagement industriel, connaît une inflexion notable en faveur du développement des fonctions tertiaires supérieures au début des années 1970, particulièrement dans la métropole lyonnaise (voir supra, Section 1).

Les conclusions du rapport, fortement imprégnées du projet étatique d’exurbanisation industrielle et de constitution de vastes complexes industriels régionaux adaptés aux besoins de la grande industrie pétrochimique et sidérurgique (inter)nationale, remettent ainsi directement en question le développement et l’expansion de ces industries dans l’agglomération lyonnaise. Les intérêts économiques des industriels lyonnais sur le territoire local sont menacés par la politique centrale et son expertise au service des grands groupes, au moment où les capitaines d’industrie locaux perdent aussi leur capacité d’influence et leur prise directe sur la sphère politique lyonnaise (voir supra, Section 2).

Le rapport du CERAU est adressé aux responsables du GIL pour consultation et information, avant d’être présenté aux élus communautaires. Ces derniers ne le verront jamais, du moins en l’état initial. Les responsables patronaux réagissent en effet de manière particulièrement hostile à son contenu et à ses conclusions, en s’organisant très rapidement (échanges entre responsables du GIL, syndicats de branche et chefs d’entreprises, concertation avec les responsables de la CCIL) pour proposer un nouveau rapport, qui est littéralement substitué au premier 138 . Ils exercent notamment sur le responsable de l’ATURCO une forme de lobbying épistolaire et personnel non médiatisé (réunions fermées), qui instaure de fait une pression très forte sur les techniciens de l’ATURCO, les contraignant à accepter la riposte patronale sans faire de vagues.

Après quelques échanges, un nouveau rapport est rédigé par le CERAU en 1972, intégrant les amendements proposés par les représentants du patronat lyonnais : nécessité d’aborder le problème de la pollution en milieu urbain avec discernement et prudence pour éviter de bloquer le développement industriel de l’agglomération ; nécessité de limiter les contraintes imposées aux entreprises pour éviter les délocalisations massives hors de l’agglomération ; nécessité de traiter la question des équipements collectifs d’assainissement dans les ZI avec pragmatisme et souci de la rentabilité. En revanche, les représentants patronaux approuvent et confient à la CCIL, c’est-à-dire à leur propre soin, le projet de création d’une cellule chargée des problèmes industriels dans l’agglomération, proposé dans la version initiale.

La « Charte Industrielle » (CCIL, COURLY, GIL, 1972) de l’agglomération lyonnaise est adoptée par le conseil de la COURLY en septembre 1972. La préparation du SDAU de l’agglomération lyonnaise sert ainsi à la fois de révélateur et d’occasion de dépassement du dissensus latent existant entre les intérêts du grand capital en cours d’internationalisation, fortement relayés par la politique économique de l’Etat, et les intérêts du petit et moyen capital local, contraint à l’acceptation et au silence par le verrouillage du dispositif technocratique de l’aménagement du territoire durant les années de croissance. En quelques mois, la solidité et l’impartialité de l’expertise produite par les cabinets d’études parisiens et par l’ATURCO, bras exécutant de la COURLY fortement contrôlé par la technocratie étatique, sont durement mises à bas par les organismes patronaux lyonnais. Ceux-ci arrivent à stopper le rouleau compresseur des services de l’Etat, qui imposent leur vision, leurs références conceptuelles et les objectifs de la politique économique nationale aux acteurs locaux à travers l’élaboration des nouveaux documents de planification et d’urbanisme de l’agglomération lyonnaise.

L’épisode de la Charte Industrielle constitue donc un moment charnière dans l’histoire de la régulation économique et territoriale dans la métropole lyonnaise. Il met en évidence la volonté des structures de représentation des intérêts économiques locaux de se réapproprier la gestion des affaires industrielles, largement phagocytée par les services de l’Etat au travers du système de l’économie dirigée et de la planification mis en place dans les 1950 et 1960, et de remettre en cause la toute puissance de la technocratie, non seulement étatique mais aussi communautaire au niveau local à partir de 1969. Le pouvoir d’expertise, déterminant pour asseoir la domination de l’Etat au sein du système décisionnel de l’intervention économique, est désormais de nouveau revendiqué par les instances patronales dans l’agglomération lyonnaise.

Notes
138.

Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône (dépouillement réalisé par R. Linossier en avril 2004).