Un nouveau positionnement patronal hostile à l’interventionnisme public

L’enjeu principal pour les élites économiques lyonnaises est de réaffirmer leur compétence, leur capacité d’expertise et leur légitimité à intervenir dans le processus de régulation économique au niveau local, face aux services de l’Etat, aux cabinets d’études du réseau CDC et au pouvoir politique communautaire naissant dans l’agglomération lyonnaise. Il s’agit donc autant, sinon plus, de se positionner à la tête du système d’acteurs local, c’est-à-dire de prendre le dessus sur la technocratie communautaire et sur les autorités politiques de la COURLY, et de devenir l’interlocuteur privilégié et direct des autorités gouvernementales dans l’agglomération lyonnaise, que de remettre en question de façon radicale les orientations qualitatives de la politique de l’Etat dans le champ de l’économie.

La fin des années 1960 est en effet marquée au niveau national par un profond changement d’attitude et de positionnement du patronat par rapport à la politique économique de l’Etat (voir supra, Section 1). Le choix du libéralisme économique, soutenu par une partie du gouvernement et par les élites patronales, s’accommode pragmatiquement de l’interventionnisme étatique, au gré d’un engagement politique et médiatique des représentants des intérêts économiques assez nouveau en France. L’Etat central opte pour un désengagement financier progressif de la conduite de la régulation économique et territoriale au niveau local, afin de concentrer son effort au niveau national dans le soutien aux grandes filières industrielles et de limiter l’accroissement des dépenses publiques. Il encourage le développement des investissements privés et la participation accrue des collectivités locales à l’effort d’aménagement et d’équipement du territoire, reportant ainsi en grande partie la charge et la responsabilité du développement économique sur les pouvoirs publics locaux et sur les entreprises.

Le patronat se voit ainsi conférer un rôle de premier ordre dans l’accompagnement de la croissance et la gestion du développement économique en France, en particulier à travers le développement très fort des grands groupes industriels et financiers, mais aussi par le biais des efforts de modernisation et de desserrement réalisés par les petites et moyennes entreprises au niveau local. Pourtant, l’Etat central n’entend pas renoncer à son pouvoir d’incitation et de contrôle dans le domaine de l’économie, ni à sa capacité de direction générale des affaires nationales au travers du Plan et de ses déclinaisons locales. L’ambiguïté politique entre volontarisme interventionniste et libéralisme, caractéristique des choix gouvernementaux de la France des Trente Glorieuses, notamment pour les questions d’encadrement de la régulation économique et territoriale (Veltz, 1978), cristallise ainsi les relations entre les pouvoirs publics et le patronat, de manière particulièrement conflictuelle au niveau local.

Si les intérêts du grand capital coïncident avec les objectifs de la politique économique nationale, il n’en va pas de même pour les intérêts du petit et moyen capital, notamment industriel, au niveau local. Le patronat lyonnais s’appuie donc sur la nouvelle ligne politique définie par ses instances représentatives au niveau national, pour faire valoir ses intérêts et ses prétentions en matière de gestion de la régulation économique dans l’agglomération lyonnaise. Cette ligne politique est sans ambiguïté : l’Etat doit s’en tenir à son rôle d’arbitre du jeu économique et ne pas intervenir dans les affaires. Seuls les organismes patronaux doivent s’occuper de la gestion de la régulation économique.

Globalement, l’objectif poursuivi par les responsables patronaux est de convaincre politiquement la technocratie étatique de renoncer à l’interventionnisme économique, afin de laisser le champ libre aux seuls acteurs économiques dans la conduite de toute forme de régulation de l’économie. Le patronat, par le biais du CNPF, s’affirme ouvertement comme un acteur impliqué dans le débat public et dans la conduite de la régulation économique à partir de 1965, abandonnant progressivement la triple logique du secret, du positionnement défensif et du groupe de pression, en retrait par rapport aux acteurs politiques, qui prévalait jusque là dans ses rangs (Bunel, Saglio, 1979). Il s’appuie notamment sur le fort développement des médias (presse écrite, télévision) pour faire entendre sa voix et diffuser sa conception de la conduite de l’économie auprès de la société civile, adoptant ainsi une stratégie beaucoup plus offensive et explicite sur le terrain politique, tant aux échelles nationale que locale.

Les représentants des entreprises se considèrent comme les plus compétents et les mieux disposés pour gérer les affaires économiques, en raison de leur connaissance très précise des enjeux et des besoins des firmes en matière de régulation. Le patronat met ainsi en avant sa légitimité naturelle à se saisir des questions économiques, pour proposer de nouveau son expertise dans le système d’intervention économique et pour imposer sa reprise en main du devenir des activités économiques sur le territoire. Le pragmatisme et l’adaptabilité aux évolutions du contexte économique, compétences mal maîtrisées par la technocratie étatique, sont particulièrement mis en avant pour justifier la nécessité d’un retrait de l’Etat au profit des organismes et intérêts patronaux dans la conduite de la régulation au niveau local.

Le choix des experts de l’Etat de privilégier des logiques d’exurbanisation industrielle et de développement des fonctions tertiaires dans l’agglomération lyonnaise est en effet perçu comme totalement inadapté aux enjeux économiques des entreprises face à l’ouverture internationale, à la concurrence et au ralentissement de la croissance qui marquent le début des années 1970. Le patronat lyonnais oppose ainsi son réalisme et sa capacité de prise en compte des évolutions du contexte d’ensemble et de la conjoncture économique, à la rigidité conceptuelle de l’interventionnisme des autorités centrales.

Les entreprises industrielles recherchent majoritairement la centralité et la proximité des services de la métropole lyonnaise, leur intérêt en matière de développement se situe dans l’agglomération, pas aux confins de la RUL. L’orientation spatiale et aménagiste donnée au développement économique par la technocratie étatique apparaît également aux représentants patronaux comme insuffisante, voire dépassée par les enjeux de positionnement du territoire local et des entreprises sur le marché des localisations à l’échelle européenne.

Dans l’agglomération lyonnaise, les représentants des intérêts économiques locaux adoptent, dans un premier temps, une attitude essentiellement défensive vis-à-vis des propositions de la technocratie publique, défavorables au développement industriel de l’agglomération lyonnaise. Ils s’inscrivent ainsi parfaitement dans la ligne de conduite traditionnelle du patronat français, caractérisée par une mobilisation uniquement réactive, motivée par la défense de ses intérêts acquis. Les structures patronales lyonnaises semblent d’abord défendre la primauté industrielle de l’agglomération, notamment contre le projet tertiaire de la technocratie étatique, en utilisant les méthodes classiques des groupes de pression négociant à l’abri du débat public.

Cependant, au-delà de la stratégie simplement défensive, la méthode utilisée par les représentants du patronat lyonnais pour affirmer sa compétence et sa légitimité dans la gestion affaires économiques révèle aussi une stratégie politique beaucoup plus offensive, visant à faire accepter par l’Etat, les responsables politiques locaux et l’ensemble de la société civile, le nouveau rôle moteur et pilote des hommes d’entreprises dans la conduite de la politique économique au niveau local.