C’est la CCIL, acteur traditionnel et légitime de la régulation économique au niveau local, tant pour le patronat que pour les pouvoirs publics, qui représente les intérêts du patronat lors des négociations de la Charte Industrielle, et non le GIL, principal syndicat patronal lyonnais et antenne locale du CNPF. Un partage des tâches de fait s’opère entre les syndicats patronaux locaux et les CCI : les premiers gèrent les questions sociales (négociations salariales, formation de la main d’œuvre…), tandis que les secondes s’occupent des problèmes économiques et politiques, conformément à la mission de service public d’intérêt général conférée aux organismes consulaires par l’Etat (Coing, 1978).
Les membres du GIL étant majoritaires parmi les élus de la CCIL, celle-ci défend leurs intérêts industriels face au projet d’exurbanisation industrielle et de développement tertiaire des pouvoirs publics. Elle agit pour leur compte sur la sphère politique, en leur permettant d’influencer fortement le système d’acteurs, tout en restant en retrait du débat public. L’initiative et l’élaboration de la Charte sont ainsi surtout le fait des organismes de représentation des intérêts patronaux, qui travaillent essentiellement « en coulisses ». CCIL, GIL et Comité régional d’expansion avancent ainsi « cachés », n’assumant pas politiquement la responsabilité des choix économiques de la Charte mais revendiquant ouvertement la légitimité, la compétence et le savoir-faire en matière d’expertise économique dans l’organisation de la régulation au niveau local.
Le Président du Comité d’expansion régional approuve particulièrement le travail réalisé par les organismes lyonnais, parce qu’il s’inscrit directement dans la continuité des études réalisées par le Comité lyonnais avant le déferlement de la technocratie étatique, et qu’il offre un contrepoint de poids face aux documents de planification de l’OREAM : « C’est une excellente note de synthèse qui reprend ce que nous avons ensemble cogité durant les 10 dernières années en matière de développement, en fonction des contraintes géographiques de la région lyonnaise. [Elle] comporte l’essentiel de ce qu’il est utile de savoir comme préalable aux décisions d’orientation économique de la région lyonnaise. Dans la mesure où nous nous entendons pour préconiser une politique de développement harmonieuse de notre région, ce document peut être considéré comme capital : c’est le plus important qui ait été produit depuis quelques années » 139 .
Par contre, la Charte Industrielle est publiquement portée par les autorités politiques de l’agglomération, essentiellement à travers les instances de la COURLY. Elle est adoptée officiellement par un vote du Conseil communautaire en septembre 1972, présentée lors d’une conférence de presse organisée par L. Pradel, mais les principes d’une politique industrielle pour l’agglomération lyonnaise ne sont toutefois discutés qu’en Commission des affaires économiques de la COURLY, et non en séance plénière du Conseil. Les intérêts économiques lyonnais sont bien représentés dans cette commission, composée de conseillers communautaires proches des milieux d’affaires, mais les élus de l’opposition (communistes, socialistes) éprouvent en revanche des difficultés pour y participer 140 .
Les syndicats salariés locaux comme la CGT et la CFDT, qui sont eux aussi particulièrement représentatifs du monde industriel lyonnais et tout autant directement intéressés par sa reproduction et son développement, dénoncent également au même moment le parti d’aménagement tertiaire retenu par les instances gouvernementales et locales. Ils le font de façon publique et officielle, lors des séances de la CODER et à l’occasion des avis émis en conseil de communauté sur les différents documents de planification de l’agglomération lyonnaise. Ils sont pourtant tenus à l’écart de la Commission des affaires économiques de la COURLY par l’exécutif communautaire, malgré la proposition du groupe communiste d’associer les syndicats ouvriers aux réflexions sur l’orientation de l’action économique dans l’agglomération lyonnaise 141 . Les liens étroits existant entre les élites politiques et économiques lyonnaises (voir supra, Section 1) peuvent sans doute expliquer cette alliance de fait entre le patronat et les autorités publiques locales au service de l’autonomie de gestion des affaires économiques locales, qui s’effectue au détriment de la représentation démocratique et des intérêts de la société civile salariée.
La première préoccupation des organismes patronaux lors de la découverte du rapport du CERAU est de cacher son existence aux élus de la COURLY et d’empêcher sa diffusion publique, afin de couper court à toute forme de discussion démocratique : « Il ne faut pas que cette étude tombe entre les mains de la presse car si certaines informations sont justes, d’autres risquent d’être très mal interprétées » 142 ; « Nous avons reconnu que, si ce rapport constituait en tant qu’élément de travail une bonne base de départ fortement documentée, il ne pouvait être diffusé tel quel auprès des membres de la Communauté urbaine, et qu’il convenait en conséquence de préparer en commun, en s’en inspirant, un autre document plus adéquat » 143 . La seule mention de l’étude du CERAU faite par la presse est révélatrice : « Cette étude n’a pas été officiellement diffusée, mais le Figaro du 24 juin [1972] en a publié une analyse. Elle réunit un certain nombre de données économiques (…) et ses conclusions sont assez sévères » 144 .
La stratégie de communication déployée lors de l’épisode de la Charte Industrielle, largement relayée par la presse écrite locale et régionale, révèle donc l’existence d’un véritable « plan média », qui permet aux organismes patronaux lyonnais de faire accepter aux élites politiques locales, et accessoirement à l’ensemble de la société civile, leur nouveau rôle politique, central dans la conduite de la régulation économique territoriale. Les nombreux articles de presse qui couvrent l’élaboration de la Charte Industrielle reprennent en effet assez largement l’argumentaire patronal en faveur de la défense d’une agglomération lyonnaise majoritairement tournée vers l’industrie, mais ils participent aussi fortement à consacrer l’idée d’une gestion des affaires économiques locales conçue et dirigée par les acteurs économiques locaux.
La création d’un Bureau de développement de la région lyonnaise au sein de la CCIL est ainsi annoncée, avant même la publication de la Charte Industrielle 145 . L’attitude dissuasive et restrictive des pouvoirs publics vis-à-vis de l’industrie dans l’agglomération, malgré la suppression de la procédure d’agrément, est également largement dénoncée par la presse : « Pour le groupe de travail, il n’est ni possible, ni souhaitable de prévoir un développement de l’agglomération fondé exclusivement sur le tertiaire avant une quinzaine d’années » 146 . Grâce aux médias, le patronat lyonnais dénonce ouvertement la place trop importante conférée aux activités tertiaires dans le parti d’aménagement de la métropole lyonnaise retenu par les organismes officiels. Ces derniers semblent « oublier le poids de l’industrie comme assise obligatoire à tout développement (…). La bataille pour l’industrialisation va s’entamer sur plusieurs fronts : le bureau, la charte (…), les ZI et un rapport signé conjointement par le patronat, les responsables du SDAU (…) et la chambre de commerce » 147 .
D’autres articles insistent encore sur la responsabilité des pouvoirs publics centraux et déconcentrés dans le malaise industriel lyonnais, dont les interventions et l’attitude freinent plus qu’ils n’impulsent le développement économique (procédure et commission d’agrément des implantations industrielles dans l’agglomération, supprimées en 1971) 148 , et sur la nécessité de continuer à développer l’industrie pour faciliter le développement harmonieux des services supérieurs aux entreprises dans l’agglomération souhaité par l’Etat 149 .
Les principaux acteurs économiques lyonnais s’affranchissent donc de la tutelle étatique en matière de régulation de l’économie grâce à l’épisode de la Charte Industrielle. Ils bénéficient dans cette entreprise du relais appuyé de la presse locale et régionale. La nouvelle politique économique lyonnaise traduit surtout dans les faits la primauté de la défense des intérêts des forces économiques dominantes du système productif local (i.e. des entreprises industrielles) face aux intérêts du grand capital international portés par la technocratie étatique. Le patronat lyonnais reprend ainsi la main en matière de régulation économique et territoriale, perdue au profit des services de l’Etat et de leur dispositif d’expertise, et tente avec un certain succès d’imposer son leadership politique sur les questions économiques au sein du système d’acteurs local.
Mais cette nouvelle politique économique territorialisée qui se profile dans l’agglomération lyonnaise en réaction à la toute puissance de la technocratie de l’Etat, même si elle s’appuie sur le soutien politique et financier de la COURLY, ne repose pas vraiment sur la légitimité élective des collectivités locales (la plupart des communes membres n’ont que peu de prise sur les choix opérés par l’EPCI car elles ne sont pas représentées au Conseil communautaire 150 ), ni sur la poursuite de l’intérêt général des citoyens et travailleurs lyonnais. Elle répond d’abord au souci de défendre et de promouvoir les intérêts des entreprises locales face aux orientations économiques et spatiales définies par les autorités étatiques.
Extrait d’un courrier adressé par M. Hermans (président du syndicat des industries chimiques de la région lyonnaise et du Comité d’expansion régional) à M. De Valence (président du GIL et du syndicat du BTP lyonnais), septembre 1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
« Politique industrielle et commerciale de l’agglomération lyonnaise – Remise d’une brochure », Bulletin officiel de la COURLY, octobre 1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône
Perrin P., Trassoudaine L., « Quelques absences remarquée à la COURLY qui adopte, à l’unanimité, la création de l’ADERLY », L’Echo Liberté, 23/04/1974. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
Extrait d’un courrier adressé par le directeur du GIL aux responsables syndicaux de branche et à divers chefs d’entreprises en décembre 1971. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
Extrait d’un courrier adressé par le président de la CCIL à C. Delafante, responsable de l’ATURCO, en janvier 1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
« Trois études régionales vers une Charte industrielle lyonnaise », Bref Rhône-Alpes, 05/07/1972, pp.1-2. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
Idem.
Masson J.-P., « Lyon va se doter d’une Charte de développement industriel », L’Echo Liberté, 11/07/1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
Trassoudaine L., « Les dossiers de la rentrée : créer des emplois. Un projet pour industrialiser l’Ouest lyonnais », L’Echo Liberté, 16/09/1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
Trassoudaine L., « La Charte de développement industriel de l’agglomération lyonnaise : le passage obligé de l’expansion », L’Echo Liberté, 26/09/1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
Cadoret J.-P., « Lyon : l’industrie dans la ville », L’Usine Nouvelle, n°43, 26/10/1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.
« La Communauté urbaine et la politique industrielle de l’agglomération lyonnaise », Le Progrès, 20/09/1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.