Un positionnement hostile à la politique économique de l’Etat

La Charte Industrielle est présentée par les trois signataires comme une proposition de doctrine politique pour la définition des modalités de la régulation économique territoriale dans l’agglomération lyonnaise, non comme une proposition de mesures concrètes. Elle est ainsi d’abord destinée à servir de documentation et de synthèse informative pour les membres de la COURLY faisant partie des commissions du SDAU (notamment concernant les affaires économiques), bien que ses auteurs l’envisagent de façon indépendante vis-à-vis du futur document de planification toujours à l’étude 152 .

La Charte est directement destinée à servir de cadre de référence pour l’élaboration du POS de Lyon et Villeurbanne, notamment en vertu de ses propositions concernant la localisation et le contenu des zones industrielles dans l’agglomération. Elle s’appuie en effet sur l’option sous-jacente du refus de l’image de Lyon se développant de façon harmonieuse uniquement par les services, notamment les services supérieurs aux entreprises, sachant que leur développement est largement dépendant de la proximité et du dynamisme des activités industrielles 153 .

Les organismes signataires sont ainsi associés pour réclamer une politique de création industrielle à Lyon, en réaction à la politique tertiaire initiée par les services de l’Etat. La Charte Industrielle constitue donc de ce fait le premier élément significatif de la constitution d’une stratégie territorialisée de régulation économique dans l’agglomération lyonnaise, et d’affirmation de la primauté des intérêts économiques locaux par rapport aux objectifs généraux définis par le pouvoir central.

Le document insiste en préambule sur le ralentissement de la croissance industrielle lyonnaise depuis le début des années 1960, malgré la bonne attractivité des zones industrielles équipées par les pouvoirs publics (68 implantations de plus de 500 m² entre 1966 et 1972, contre seulement 25 hors ZI). Il rappelle également les objectifs d’emplois de la première version du SDAU de l’agglomération lyonnaise rendue publique début 1971, qui portent sur la création de 45 000 nouveaux emplois industriels et de 100 000 emplois tertiaires d’ici 1986. En matière de localisation des activités industrielles dans la métropole, le rôle que doivent jouer les ZI de la Ville Nouvelle de l’Isle d’Abeau et de la Plaine de l’Ain aux côtés des ZI de l’agglomération est certes mentionné, mais uniquement comme une volonté qui s’ajoute à celle de maintenir des emplois industriels dans le périmètre de la COURLY, afin de compléter « utilement » le projet de SDAU à l’étude.

La célèbre phrase de L. Pradel : « L’Isle d’Abeau ? Connais pas ! » , marquant l’hostilité des Lyonnais face à un projet étatique qui concurrence directement le centre économique de Lyon, est ainsi relayée par les déclarations du responsable de l’ADERLY à la CCIL, à propos du positionnement politique des acteurs lyonnais face au projet des services centraux, qui relativise fortement l’importance du pôle central lyonnais au sein de la métropole tricéphale projetée : « Grenoble et Saint Etienne ? Connais pas ! » 154 . Les objectifs de la nouvelle politique économique émanant des acteurs locaux portent sur le développement simultané des secteurs secondaire et tertiaire dans l’agglomération, le maintien d’un certain développement industriel organisé dans les limites de la COURLY, l’amélioration de la qualité de vie et la définition de la vocation des différents sites d’activités de la métropole, non sur la réalisation d’une vaste métropole tertiaire définie selon les enjeux nationaux du développement économique.

La problématique centrale de la doctrine stratégique de la Charte est donc axée sur une recherche d’alternative au projet étatique contenu dans le SDAM de l’OREAM, qui mise sur le développement de la métropole lyonnaise à l’échelle de la RUL et sur l’éviction des activités industrielles hors de l’agglomération centrale, au profit notamment d’un développement important des activités tertiaires. Les signataires s’accordent sur le refus très explicite de la métropole tricéphale proposée par les services de l’Etat, qui confère à l’agglomération lyonnaise un simple rôle de « sous-pôle », certes central mais non unique, au sein de l’ensemble métropolitain en construction. Plus largement, les acteurs lyonnais se rassemblent aussi autour de la volonté de changer de méthode dans la conduite de la régulation économique et territoriale, afin de permettre une meilleure prise en compte des intérêts économiques locaux dans la définition des orientations, et de favoriser l’ouverture des logiques d’action au pragmatisme et à l’adaptabilité, émanant de façon légitime des représentants du patronat local.

Au début des années 1970, les bases d’une politique économique lyonnaise nettement favorable à la poursuite de l’industrialisation dans l’agglomération sont ainsi jetées par les signataires de la Charte Industrielle. Le souci majeur est de limiter la déstructuration du tissu industriel lyonnais, mais le fort centralisme et le dirigisme autoritaire de l’Etat sont également pointés du doigt en filigrane. L’orientation tertiaire contenue dans le SDAM et dans les études préparatoires du SDAU est fortement contestée par les responsables économiques et politiques lyonnais, pour défendre les intérêts industriels locaux face au projet économique étatique, mais aussi pour revendiquer une plus grande capacité d’intervention dans la conduite de la régulation économique et territoriale.

L’Etat tente cependant de maintenir une présence politique sur le territoire local et de prolonger le projet économique conçu par ses services à l’échelle de l’aire métropolitaine, en instituant la Conférence de la RUL en 1974. Elle rassemble des représentants de la DATAR, le Préfet de Région et le Président de la COURLY (L. Pradel) 155 . L’entité spatiale RUL apparaît comme un outil situé à l’articulation du niveau national et du niveau régional, placé au-dessus de l’échelle de l’agglomération lyonnaise et destiné à offrir une base territoriale pertinente pour la poursuite de l’intervention de l’Etat dans le domaine industriel et tertiaire au niveau local. Ce substitut à la politique économique et spatiale volontariste de l’Etat pour la métropole s’avère toutefois bien faible, car la Conférence de la RUL reste dénuée de réel portage politique fort et de toute légitimité institutionnelle liée à des compétences techniques et financières d’intervention ou à des capacités d’expertise spécifiques.

Les responsables lyonnais s’organisent donc au sein d’un système d’acteur local susceptible de renforcer leur influence et d’asseoir leur pouvoir sur la définition de la politique économique dans l’agglomération lyonnaise. Le nouveau dispositif organisationnel, relativement spontané et émanant exclusivement de la société locale, place les représentants des forces économiques en position d’interlocuteurs privilégiés des instances politiques et techniques lyonnaises, et leur permet de soutenir une orientation plutôt industrielle pour le développement économique de l’agglomération.

La survenue du premier choc pétrolier en 1973 et l’entrée de l’économie mondiale dans la crise font cependant prendre une direction sensiblement différente à la politique économique naissante, plus modérée et ouverte au choix du développement tertiaire de l’agglomération défendu par les autorités centrales. La défense des intérêts industriels apparaît ainsi en définitive comme un alibi brandi par les responsables économiques locaux, saisi au vol par les responsables politiques de la COURLY, pour contester le principe de l’économie dirigée imposé et mis en œuvre par l’Etat, pour s’opposer à l’interventionnisme systématique et autoritaire de la technocratie étatique, notamment en matière d’expertise, et pour revendiquer de façon active une plus grande implication politique et institutionnelle des autorités locales dans la gestion des affaires économiques sur le territoire.

Notes
152.

« Politique industrielle et commerciale de l’agglomération lyonnaise – Remise d’une brochure », Bulletin officiel de la COURLY, octobre 1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.

153.

Cadoret J.-P., « Lyon : l’industrie dans la ville », L’Usine Nouvelle, n°43, 26/10/1972. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.

154.

R.L.M., « L’ADERLY : Restons Lyonnais », L’Usine Nouvelle, Novembre 1973. Source : Archives du GIL-MEDEF Lyon-Rhône.

155.

La région urbaine de Lyon correspond approximativement au bassin d’emploi de Lyon défini par l’INSEE. Elle intègre cependant Vienne et Villefranche-sur-Saône qui ne sont pas dans le bassin.