Management et sous-traitance dans les opérations d’aménagement économique

La modification profonde des méthodes et modalités d’intervention de la SERL durant l’aménagement du quartier de la Part Dieu traduit de façon très explicite l’acculturation des acteurs lyonnais au techniques de management stratégique et de promotion commerciale utilisées par les investisseurs privés. Cette démarche opérationnelle novatrice dans le contexte français, mêlant acteurs publics et acteurs privés, s’inscrit dans une logique de recherche d’efficacité économique et de réussite commerciale, déterminante face à l’ampleur de l’opération et à son orientation tertiaire et directionnelle.

La mission d’aménagement de la SERL est particulièrement difficile, car son statut juridique ne l’autorise qu’à gérer et coordonner l’ensemble des réalisations, mais pas à intervenir directement sur le marché des études ou de la construction. Pour remédier à ces contraintes, elle bénéficie de l’assistance technique de bureaux d’études parisiens, filiales de la CDC (réseau SCET), comme le BETURE 181 , le BETERALP 182 , la SEGESTE 183 et la SOPREC-BETI 184 . Ils diffusent les nouvelles méthodes de management commercial des opérations d’urbanisme auprès des acteurs locaux de l’aménagement en France durant les années 1960 et 1970 (d’Arcy, 1967). Ils interviennent ainsi auprès de la SERL en qualité de sous-traitants et d’experts techniques, sur les questions commerciales, promotionnelles, ainsi que pour pallier les limites légales de l’action publique.

La mise en œuvre de l’opération, de la conception à l’animation, en passant par la commercialisation du nouveau quartier d’affaires, implique en effet un dispositif opérationnel très complexe, qui nécessite la participation conjointe des ingénieurs et techniciens des services centraux de l’urbanisme et de l’équipement 185 , du personnel de l’ATURCO et de nombreux autres intervenants publics ou privés (promoteurs, bureaux d’études…). Les conventions d’assistance technique et d’études signées entre la SERL et les organismes parisiens du réseau CDC lui permettent de remplir sa mission d’aménageur et de médiateur entre les pouvoirs publics locaux 186 , les investisseurs immobiliers privés et les services de l’Etat (Collet, 1986). L’enjeu est aussi, tant pour la SERL que pour ses donneurs d’ordres publics, de garder la maîtrise des actions foncières et immobilières, dans un domaine de la régulation économique largement dominé par les intérêts privés. Ce partenariat opérationnel, critiqué par les élus de l’opposition lyonnaise en raison des dérives spéculatives et programmatiques qu’il n’arrive pas à contenir, traduit en outre une certaine convergence d’intérêts des investissements financiers publics et privés dans l’opération (Lojkine, 1974).

Dès 1968, la SOPREC réalise une étude de localisation et de commercialisation des bureaux sur le périmètre central de la Part Dieu 187 , complétant l’expertise existante (CERAU, 1968). A partir de 1970, elle met à disposition de la SERL deux agents 188 pour assurer la promotion et la commercialisation des programmes immobiliers, dans le cadre d’une convention d’assistance technique. La SOPREC intervient en amont des réalisations, en gérant le volet marketing, la préparation de l’opération et les questions de positionnement qualitatif des programmes immobiliers 189 , mais aussi un peu en aval en participant à la prospection d’entreprises candidates à l’implantation. La partie publicitaire de la commercialisation de la Part Dieu est confiée à la SEGESTE : démarchage des investisseurs et des entreprises, relations publiques, communication médiatique et campagnes de promotion auprès des milieux d’affaires, des grandes firmes, et même des grandes écoles de commerce et de management 190 . La stratégie définit la notoriété de la Part Dieu à l’échelle nationale (« premier centre régional de décision » du pays), elle vise également à améliorer l’image de Lyon et à inciter les dirigeants des grandes entreprises françaises à venir y installer leurs quartiers généraux.

Les études d’image et de notoriété s’inspirent des expériences analogues de réalisation de centres directionnels, à Paris 191 ou à l’étranger. Le groupe d’études de la Part Dieu interroge des designers 192 et des publicitaires réputés, afin de mieux cerner les impératifs d’image de marque et d’identité, nécessaires pour assurer le succès de l’opération (SERL, 1988). A partir de 1971, la SEGESTE est épaulé par d’autres sociétés parisiennes spécialisées sur les questions de promotion 193 , qui affinent et déclinent de manière opérationnelle les études déjà engagées : mise en œuvre de plaquettes publicitaires et d’information à destination des entreprises, pour soutenir matériellement l’effort de prospection ; animation commerciale et études de notoriété.

Cette stratégie de promotion publicitaire se décline également à l’échelle locale dès 1971, avec la publication par la SERL d’un bulletin d’information bimensuel sur l’avancement de l’opération et l’ouverture d’un centre d’information et d’accueil sur le site. La SERL y organise une table ronde sur le thème : « Un espace rationnel pour le tertiaire », présidée par L. Pradel et à laquelle sont conviés des directeurs d’entreprises, de banques et d’administrations localisées à Lyon. L’objectif principal de cette rencontre est de définir les critères fondamentaux de choix parmi les différents types de construction de bureaux afin de mieux connaître les besoins des industriels et des prestataires de services supérieurs (SERL, 1971b) 194 . Il s’agit aussi de faire connaître l’opération aux investisseurs lyonnais, aux entreprises françaises et à tous les utilisateurs potentiels, et d’inventorier les possibilités offertes par le nouveau quartier d’affaires en matière d’image, de notoriété et de capacités d’accueil.

La SOPREC permet à la SERL de signer en 1969 une convention d’assistance technique et administrative avec la SCIC 195 , portant sur la réalisation du premier programme de bureaux en blanc de l’opération. L’immeuble PDG 196 est exceptionnel dans le paysage opérationnel français du moment : il fait partie intégrante de la stratégie de marketing développée par la SERL pour impulser la commercialisation de l’opération, étant conçu comme une locomotive et un outil promotionnel destiné à alimenter le marché privé de la location à la Part Dieu. Plus surprenant, il est directement réalisé et commercialisé par la SERL, qui agit ainsi aux limites de la légalité en matière d’intervention économique 197 , en faisant assumer à la puissance publique un risque financier important.

L’initiative est soutenue par les autorités politiques locales, qui voient là l’occasion pour la SERL de se forger une expérience stratégique en matière de montages opérationnels complexes, d’améliorer son efficacité technique et sa crédibilité face aux investisseurs privés, mais aussi une opportunité de favoriser la participation des entreprises lyonnaises du BTP dans la réalisation du programme immobilier de bureaux. Au niveau central, la DAFU 198 et le GCPU mettent en avant le caractère indispensable des missions de contrôle et de maîtrise globale, de représentation, de promotion et de défense de l’intérêt général des SEM dans l’aménagement des centres directionnels intégrés, pour justifier l’intervention publique directe dans le marché immobilier local. Les techniciens de la SERL s’appuient sur l’expertise diffusée par la SCET pour concevoir l’opération immobilière PDG et renforcer leur compétence et leur crédibilité vis-à-vis des interlocuteurs privés (SCET, 1968).

L’adoption par la SERL des méthodes des promoteurs immobiliers participe directement de la stratégie de maintien de l’équilibre entre les intérêts relatifs au développement du centre commercial régional, dont les nécessités fonctionnelles risquent de perturber l’unité urbanistique comme l’orientation directionnelle du projet, et les intérêts divers des autres parties prenantes de l’opération (promoteurs immobiliers, entreprises utilisatrices de bureaux, administrations publiques, usagers des grands équipements collectifs). La SERL se doit de figurer, financièrement et opérationnellement, dans l’opération aux côtés des promoteurs immobiliers, afin de faciliter leur intervention en amorçant le développement du marché, mais surtout de veiller à ce que certains investisseurs privés ne monopolisent pas les terrains à leur avantage, au détriment des programmes de bureaux attendus (voir supra).

La sous-traitance des tâches techniques de l’opération facilite enfin la gestion et l’animation du centre tertiaire lyonnais après sa réalisation. Le Club Part Dieu, réunissant les représentants des utilisateurs 199 est créé en 1975 pour prendre en charge les fonctions d’accueil, d’information, d’étude et de gestion pratique du nouveau quartier, libérant la SERL des contraintes d’accompagnement et de suivi de l’opération. A la fin des années 1970, d’autres opérations tertiaires importantes nécessitent en effet l’engagement de l’aménageur, à Villeurbanne notamment. Toute la palette offerte par les méthodes du marketing est ainsi utilisée dans la mise en œuvre de l’opération Part Dieu, des études de marchés aux manifestations médiatiques 200 , en passant par la participation directe de la puissance publique dans le programme immobilier, la prospection et la publicité.

La participation de grandes sociétés de promotion et d’investissement, nationales et internationales, permet en outre une certaine diffusion des approches managériales auprès des quelques entreprises locales qui arrivent à capter des marchés de construction dans l’opération 201 . Malgré un bilan fonctionnel et urbanistique mitigé (voir supra), l’opération de la Part Dieu permet donc de développer au niveau local une gestion de la régulation économique par le territoire plus pragmatique et qualitative. La SERL développe une approche globale de l’aménagement opérationnel, malgré son manque d’expérience en la matière et les contraintes légales liées à son statut semi-public, en évitant de recourir à plusieurs agents immobiliers et publicitaires potentiellement concurrents. Son personnel s’acculture aux nouvelles techniques de gestion économique issues du monde des entreprises pour concevoir et commercialiser les importants programmes de bureaux prévus, grâce à la sous-traitance des tâches les plus techniques auprès d’organismes spécialisés appartenant au réseau public du financement et de la mise en œuvre de l’aménagement.

Notes
181.

Bureau d’Etudes Techniques pour l’Urbanisme et l’Equipement.

182.

Filiale Rhône-Alpes du BETURE (infrastructures et aménagement urbain), assure la promotion des programmes immobiliers, en relais de la SOPREC-BETI).

183.

Société de conseils Expression et Gestion, basée en région parisienne.

184.

Société d’Etudes pour les implantations industrielles, la promotion et la commercialisation des opérations d’urbanisme, basée à Paris. Elle est absorbée par le BETURE en 1968 et devient sa division commerciale à partir de 1971.

185.

Ministère, DATAR, OREAM, réseau CDC-SCET.

186.

Ville de Lyon, COURLY

187.

Typologies de clientèles visées et des produits immobiliers correspondants (sièges sociaux, programmes en blanc, locaux commerciaux), contraintes de dimensionnement, propriété des sols, calendriers de réalisation, localisation par rapport aux axes de desserte...

188.

L’un est chargé du centre commercial, l’autre des bureaux.

189.

Conseils et assistance auprès des architectes pour la conception des projets, participation aux montages financiers et juridiques des dossiers, étude des formules de gestion, veille économique et commerciale…

190.

La Part Dieu constitue un exemple novateur d’aménagement à vocation économique en France, décrit et analysé lors des Journées d’études sur le marketing immobilier et l’urbanisme de HEC-Immobilier en 1971.

SEGESTE, 1971, Programme Part Dieu : avant-projet sur l’action à mener auprès des grandes écoles, document dactylographié, non paginé. Source : Archives SERL, dépouillement réalisé par F. Menez.

191.

La Défense, Maine-Montparnasse.

192.

P. Cardin, par exemple.

193.

Société Chourgnoz Publicité, société RPS Conseils.

194.

Environnement, image de marque, ambiance, liaisons, accessibilité, restauration collective, parkings, aménagement fonctionnel des surfaces, etc.

195.

Société Centrale Immobilière de Construction (réseau CDC).

196.

Part Dieu Garibaldi (en référence à sa localisation), mais aussi Président Directeur Général (clin d’œil marketing au milieu des affaires).

197.

La loi Le Chapelier de 1791, toujours en vigueur, n’autorise l’intervention directe de la puissance publique dans le domaine économique (i.e. sur le marché, quel qu’il soit) qu’en cas de carence ou de défaillance avérée de l’initiative privée.

198.

Direction des Affaires Foncières et de l’Urbanisme, Ministère de l’Equipement.

199.

Administrations, services publics, commerces, entreprises.

200.

Voir la diffusion décentralisée exceptionnelle du journal télévisé depuis la Maison de l’ORTF de la Part Dieu, opération de communication médiatique destinée à promouvoir le nouveau quartier d’affaires au niveau national.

201.

Les promoteurs français se fient encore majoritairement au début des années 1970 à leur expérience ou à leur intuition pour adapter leur production à la demande réelle, contrairement à leurs homologues anglo-saxons qui ont déjà adopté les nouvelles méthodes de gestion du marketing.