Une méthode d’action publique adaptée à la contrainte concurrentielle

L’adoption de la démarche stratégique et de son corollaire le projet de développement de territoire par les pouvoirs publics locaux au cours des années 1980 traduit une profonde mutation des méthodes de l’action publique, dont la conception s’ancre dans le niveau local en même temps qu’elle s’adapte à la nouvelle donne du fonctionnement de l’économie. Elle est censée permettre l’adaptation de la gestion territoriale et des politiques publiques à la décentralisation des compétences ainsi qu’au nouveau contexte économique d’ensemble, caractérisé par une exacerbation de la concurrence, y compris entre les territoires, par une situation générale de crise et de stagnation de la croissance, par une augmentation des incertitudes et une mutation du modèle productif vers plus de flexibilité (Portal, 2002).

Cette nouvelle méthode de gestion publique, de planification urbaine et de définition des politiques territoriales de développement s’inspire largement des modèles de gestion privée des entreprises élaborés par le Boston Consulting Group durant les années 1960. Ceux-ci ont été approfondis depuis les années 1980 263 , notamment par l’introduction de la notion de projet stratégique d’entreprise, afin d’apporter des réponses concrètes et pragmatiques aux évolutions d’un environnement économique de moins en moins stable (Bouinot, 1993a). La logique de projet repose sur l’idée d’une communauté de destin rassemblée autour d’un même dessein, ou objectif. La transposition aux territoires, notamment urbains, et aux acteurs publics chargés de leur gestion semble donc relativement aisée.

Au tournant des années 1980, deux grands enjeux s’imposent ainsi aux gestionnaires des territoires urbains. La compréhension de ce nouveau modèle d’action stratégique et pragmatique, afin de pouvoir mieux appréhender les logiques de fonctionnement, notamment de territorialisation, des entreprises, et de pouvoir dialoguer avec elles pour initier des partenariats public/privé dans les champs du développement urbain et du développement économique local. La maîtrise pratique de cette nouvelle approche de la planification et de l’action publique, afin d’apporter plus d’efficacité dans la gestion urbaine et territoriale (Bouinot, 1993a).

Pour la collectivité locale, le rôle du territoire est central dans l’utilisation du management stratégique, puisqu’il en constitue l’objet même, alors que pour l’entreprise celui-ci ne représente qu’un support pour l’activité, c’est-à-dire un simple facteur de production. La dimension spatiale se trouve donc au cœur de la définition et de la mise en œuvre du projet local de développement stratégique, celui-ci étant fondamentalement territorialisé. Le projet stratégique territorial, calqué sur celui des firmes, est ainsi le résultat d’une triple réflexion pragmatique :

La terminologie stratégique utilisée pour la nouvelle démarche d’action publique relève de deux approches différentes mais complémentaires, qui renvoient à une double recherche de sens pour l’intervention. L’idée de charte, de vision globale contenue dans la notion de projet, traduit en effet une mise sous tension du territoire par la définition d’une ambition stratégique, c’est-à-dire un choix réfléchi de direction, d’orientation donnée au développement local. L’autre idée de credo d’action et de code de conduite, également véhiculée par la notion de projet, renvoie quant à elle à un souci de définition des règles du jeu, de bornage, de limitation des possibles. En d’autres termes, elle évoque l’énonciation d’une signification particulière conférée au développement local (Bouinot, 1993a).

L’abandon des approches technocratiques reposant sur des modèles théoriques de développement économique qui misent sur la pérennité de la croissance (production de surfaces d’activités selon une logique quantitativiste essentiellement), au profit d’une démarche résolument pragmatique et flexible reposant sur l’approche stratégique et le partenariat dans l’action publique, découle avant tout de la nécessité de faire face à la pression concurrentielle qui sévit entre les acteurs économiques au sens large, entités territoriales comprises. Celle-ci se manifeste selon trois registres complémentaires (Bouinot, 1993b) :

Cette analyse concurrentielle permet de définir le devenir et les possibilités de développement du territoire, en mobilisant différentes techniques complémentaires répondant aux trois dimensions fondamentales de la vision stratégique (Bouinot, Bermils, 1995). La compétition s’établit sur différents marchés complémentaires : locaux d’activités neufs et d’occasion, fonction urbaines marchandes (tourismes d’affaires et d’agrément, offre culturelle), fonctions urbaines publiques (équipements collectifs à vocation économique, réseaux de communications, etc.), ressources humaines et financières, résidents. A chaque marché correspond un certain nombre de villes concurrentes, potentiellement attractives pour les entreprises. Des analyses comparatives, relevant de la technique managériale du bench-marking, permettent de préciser les registres de rivalité.

La compétitivité économique est déterminée à partir d’un diagnostic du système productif local, qui dresse l’état des lieux du portefeuille local d’activités industrielles et tertiaires. Cette méthode, bien que très mécanique et quantitativiste, permet de pointer les filières stratégiques aptes à dégager un avantage concurrentiel pour le territoire. Les spécialisations relatives et les secteurs moteurs, capables d’entraîner le développement de nouvelles branches d’activités grâce à leur maturité, constituent en effet des atouts et des attraits pour les entreprises ou les investisseurs extérieurs. L’analyse de la compétitivité globale du territoire complète cette approche, en établissant le diagnostic en matière de R&D technologique public et privé (milieu innovateur), de ressources humaines (formations, savoir-faire) et financières (banques, fonds d’investissements), de services publics offerts par le gouvernement local ou les autres niveaux de pouvoir, ainsi qu’en termes d’implication dans la vie locale et d’attachement territorial des entreprises (réseaux de sous-traitance, clusters, références promotionnelles au site, actions de sponsoring, etc.). Des calculs de vulnérabilité des entreprises et des filières locales peuvent également être mobilisés 265 .

L’analyse d’attractivité différentielle permet enfin de déterminer les avantages relatifs de la ville et d’arrêter une ambition stratégique de positionnement sur le marché des localisations, sous la forme d’un projet global de développement dominé par l’enjeu économique. Il s’agit de mettre en valeur le territoire local en jouant sur ses caractéristiques réelles ou perçues, dans les domaines de l’image (notoriété, réputation), du cadre de vie et de l’environnement général (qualité des aménagements et de la composition urbaine, accessibilité et facilité des déplacements, offre de sites d’accueil pour les entreprises et pour les résidents, etc.), et de l’attractivité économique (profitabilité relative du territoire local comme lieu marchand d’investissement : capacités financières, attraction et ancrage des entreprises, spécialisations sectorielles, main d’œuvre, etc.).

En amont, la réflexion prospective permet l’exploration des futurs possibles et la mise en évidence des tendances lourdes d’évolution en lien avec le contexte économique et sociétal d’ensemble, des faits émergents et de leurs conséquences éventuelles. L’élaboration de scenarii offre des visions de l’avenir et des choix d’orientation pour la définition de la stratégie de développement. En aval, la volonté d’évaluer les résultats de l’action publique amène à produire des batteries d’indicateurs statistiques et à lancer des audits de contrôle ou d’évaluation (Padioleau, Demesteere, 1992), permettant de modifier le plan d’actions et les choix de positionnement en cas d’évolution des enjeux politiques ou du contexte.

Le projet stratégique de développement économique territorial, outre la formulation d’une ambition globale, est enfin décliné selon deux aspects : un projet urbain proposant des mesures d’aménagement spatial, d’urbanisme et d’équipement, qui constitue le pendant matériel et physique des orientations sectorielles qualitatives ; un projet organisationnel, permettant la répartition des tâches au sein du système d’acteurs et la réalisation du programme d’action publique. Ce dernier est cependant plus ou moins explicité et formellement établi selon les cas, le pragmatisme l’emportant souvent sur le formalisme dans l’élaboration progressive des politiques publiques stratégiques.

Notes
263.

Voir les travaux de M. Porter sur la concurrence entre les firmes, établissant les règles de l’analyse structurelle des secteurs d’activités (Porter, 1992 ; Porter, 1985)

264.

Eneko Landaburu, Directeur général des politiques régionales à la Commission de la Communauté Européenne (Bouinot J., Bermils B., 1993).

265.

Méthodes d’analyses structurelles/résiduelles, calculs de coefficients de localisation des secteurs d’activités, etc.