Une nouvelle culture partagée de l’action publique

« C’est surtout du fait des traditions et des habitudes que ce rôle de réflexion sur le développement économique – réflexion qui, si elle est suivie par la mise en œuvre de diverses mesures, devient une politique économique – n’est pas exercée ou l’est très peu par les collectivités locales. L’un des principaux obstacles est donc psychologique » (Gares, 1980, p.10). Le changement de méthode rendu nécessaire par le nouveau contexte économique d’ensemble hyperconcurrentiel est ainsi étroitement lié à un changement de culture politique et technique de la part des pouvoirs publics locaux et de leurs services internes. Il est conditionné par une ouverture aux problématiques économiques et à une sensibilisation accrue aux enjeux du développement stratégique du territoire.

La Décentralisation des compétences de l’Etat vers les collectivités locales permet un certain sursaut politique, en libérant et légitimant les initiatives de prise en main de la régulation économique territoriale par les élites locales. L’organisation des services techniques, particulièrement au niveau communautaire de l’intercommunalité, commence à traduire la nouvelle posture politique plus volontaire et l’adoption de la vision stratégique du développement économique local (voir supra, Section 1). Un ingénieur des Travaux Publics de l’Etat, M. Rivoire, est notamment chargé de la direction du Développement urbain entre 1983 et 1989. Il est à l’origine de la structuration des services d’urbanisme, qui permet la mise au service du développement économique des principales opérations d’aménagement urbain lancées dans le périmètre central de l’agglomération (Quai A. Lignon, Gerland).

Le colloque prospectif et la révision du SDAU, conduits dans la seconde moitié des années 1980, donnent l’occasion au milieu professionnel lyonnais de l’urbain (techniciens des collectivités locales, techniciens de l’AGURCO et de l’ADERLY, experts, universitaires, élus…) « d’occuper le terrain en élevant le débat » (TETRA, 1988, p.4), et de faire preuve d’un certain renouvellement culturel, d’une nouvelle posture dans la façon de penser l’action publique et le développement territorial. Les réflexions prennent en effet une certaine hauteur conceptuelle et temporelle, elles s’ouvrent à la dimension prospective et stratégique, aux enjeux globaux liés à la planification urbaine et au développement économique, s’éloignant ainsi des problématiques uniquement opérationnelles et de la seule vision à court terme.

Un réseau très actif de techniciens et de responsables administratifs ou politiques s’organise ainsi pour prendre en main les questions de développement économique et de planification stratégique dans les années 1980, autour de l’idée de constituer une nouvelle forme globale d’avantage territorial comparatif (Ben Mabrouk, Jouve, 1998). Le directeur de l’AGURCO fait de la « révolution dans les têtes » 272 et de la constitution de compétences locales d’expertise, des facteurs indispensables de l’ouverture de la planification urbaine et de l’action publique territoriale à la dimension pragmatique et managériale, seule garante d’efficacité économique dans un contexte de concurrence exacerbée entre les villes (voir infra).

Le facteur humain est très important pour comprendre le mode d’organisation du système d’acteurs et le fonctionnement du partenariat permettant la mise en cohérence des orientations du développement économique portées par l’ADERLY, des actions d’aménagement spatial pilotées par la COURLY, et des travaux de planification urbaine conduits par l’AGURCO. Les techniciens de l’ADERLY et de la CCIL (J. Chemain, P.-Y. Tesse, P. Grandjean, R. Maury) sont très proches de certains techniciens et responsables de services de la COURLY, comme M. Rivoire. Ils entretiennent aussi de très bonnes relations avec le personnel de l’AGURCO, notamment avec son directeur J. Frébault. Ils jouissent également d’une grande proximité avec certains élus occupant des fonctions clés au sein de l’appareil communautaire : J. Moulinier, chargé de l’urbanisme, C. Béraudier, chargé des finances, M. Noir, chargé de l’économie. Tous partagent une même culture d’avant-garde de l’action publique stratégique, ainsi que de solides relations amicales et/ou professionnelles (voir infra).

Les nouvelles ambitions de développement économique et métropolitain de l’agglomération lyonnaise sont ainsi largement définies par l’ADERLY mais partiellement mises en œuvre par le biais de son action de promotion territoriale (voir infra, Section 3). Elles sont traduites en objectifs d’action sur le plan urbain et spatial par l’AGURCO, à travers le nouveau schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme qu’elle est chargée d’élaborer. Elles sont aussi déclinées à travers la mise en œuvre de l’urbanisme opérationnel par les services communautaires, grâce à la très grande proximité culturelle et humaine existant entre les principaux responsables et techniciens des organismes impliqués dans la conduite de la politique économique lyonnaise. Les actions respectives de l’ADERLY, de l’AGURCO et de la COURLY sont donc conçues de façon complémentaire et coordonnée, les deux premières structures agissant comme des bras exécutants du volet économique et de la production d’expertise, en sous-traitance et en partenariat pour le compte de la troisième, représentant l’autorité politique et publique.

Les délibérations des conseils municipaux et du conseil communautaire engagent la révision du SDAU en 1985, puis la création du Syndicat d’Etudes et de Programmation de l’Agglomération Lyonnaise (SEPAL), chargé de la maîtrise d’ouvrage des travaux. Celui-ci est composé d’élus représentant le COURLY et les communes de la périphérie Sud-est et Ouest, intégrées dans le périmètre du document de planification (SEPAL, 1992). Le poids du portage politique est ainsi assez important dans l’affichage institutionnel du nouveau schéma directeur.

Cependant, le rôle des élus et de la sphère politique de façon générale dans le processus de révision du document de planification de 1978 est relativement peu important, notamment par rapport à l’influence exercée par les acteurs économiques, les experts, les consultants et autres bureaux d’études. Le nouveau schéma d’agglomération repose en effet sur le principe de la mobilisation des forces vives du territoire dans une logique de développement, et non sur le principe administratif classique de l’aménagement et de l’équipement de l’espace (voir infra, Section 3). Les principales collectivités locales impliquées dans le processus (Région Rhône-Alpes, Département du Rhône, COURLY) n’ont pas de service économique et ne produisent donc pas d’études économiques ni de données ou statistiques particulières pouvant étayer les travaux de préparation (Barbier de Reulle, de Courson, 1988).

Toutefois, si les acteurs économiques dominent en filigrane le processus d’élaboration, notamment pour ce qui concerne le volet économique et le positionnement stratégique du projet d’agglomération, ce sont surtout les organismes de représentation des intérêts économiques lyonnais qui participent à l’élaboration du nouveau document de planification, c’est-à-dire essentiellement les structures consulaires comme la CCIL (voir infra, Section 3). Les entreprises, en tout cas à titre individuel, sont globalement absentes des travaux (Leblanc, 1993).

Les réflexions du groupe d’experts 273 et les travaux de prospective conduits par le bureau d’études TETRA 274 contribuent également à faire émerger et à diffuser une nouvelle culture stratégique, économique et managériale auprès des pouvoirs publics locaux, à travers la préparation du nouveau schéma directeur (TETRA, 1987). Ils consolident aussi la démarche d’élaboration collective du projet de développement local, qui soit véritablement partagé et porté par l’ensemble des acteurs du territoire. La planification stratégique repose en effet en grande partie sur la recherche du consensus et de dénominateurs communs au sein du système d’acteur local, selon une logique d’action de type « bottom-up » (Ascher, 1992). Il s’agit notamment de faire émerger un langage commun, une culture et des représentations partagées du territoire et des enjeux de développement (Lavigne, Dost, 1988).

Grâce à la maîtrise d’œuvre de la préparation du nouveau document de planification de l’agglomération qui lui est confiée, volet le plus technique et le plus concret de l’élaboration, l’AGURCO se trouve donc au cœur du nouveau réseau technique, économique et politique local qui s’occupe de définir l’ambition stratégique de développement métropolitain lyonnaise (Ben Mabrouk, Jouve, 1998). Elle s’occupe de l’animation des groupes de travail techniques et du groupe d’experts convoqué en marge de la démarche prospective, de la coordination des études et de la réalisation du document final. Ce rôle central lui permet de conforter une base d’expertise somme toute fragile sur les questions économiques (Prud’homme, Davezies, 1989), et de servir de véritable courroie de transmission de la culture managériale et stratégique entre les acteurs économiques lyonnais, qui la portent depuis la survenue de la crise économique, et les acteurs politiques et techniques de la planification urbaine (Lavigne, Dost, 1988).

Notes
272.

J. Frébault, colloque sur la planification urbaine organisé à Lyon en 1989 (Ascher, 1992).

273.

Il rassemble une quarantaine de représentants du « monde » lyonnais, parmi lesquels figurent notamment 9 universitaires, une dizaine de fonctionnaires et 5 représentants du monde des affaires (voir supra, Section 3).

274.

Quatre séminaires de prospective (parmi d’autres) portent directement sur l’enjeu économique : nouvelles technologies, problèmes des entreprises, risque industriel, transports.