Contradictions entre les objectifs spatiaux de l’action publique et le développement économique

L’intervention de la DAEI est de plus en plus conditionnée par des objectifs pragmatiques de réponse immédiate aux demandes spécifiques formulées par les entreprises quant à la qualité de leur environnement quotidien et quant à leur intérêt économique particulier en matière de développement de leurs activités, et de moins en moins déterminée par des enjeux plus généraux de qualité urbanistique globale et d’aménagement du territoire local. La volonté des services économiques du Grand Lyon de prendre en considération les attentes des entreprises en matière de développement économique, sans forcément bien comprendre quelles sont les demandes réelles de celles-ci, est un aspect particulièrement problématique de la définition du rôle de la puissance publique dans ce champ d’action publique.

Il existe en effet un décalage parfois fort entre les attentes très banales et non directement économiques des chefs d’entreprises vis-à-vis du territoire (qualité des aménagements et des équipements, fiscalité modérée, externalités de milieu relatives à l’offre culturelle, hôtelière, de logements, etc.), et la volonté des techniciens de la DAEI comme de certains responsables politiques de privilégier une approche toujours plus stratégique et très prescriptive de l’intervention économique, au travers d’actions sur les filières et secteurs d’activités ou par le biais d’une prise de contrôle politique sur le système d’acteurs de la régulation économique territoriale (voir supra). Les organismes de représentation des entreprises partenaires de la démarche de pilotage de la politique économique locale Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise expriment d’ailleurs très clairement leurs attentes : « cette gouvernance doit servir à améliorer l’environnement de nos entreprises (…) et non pas à intervenir au sein même de l’entreprise » 380 .

Confortés par la mise en place de la gouvernance économique du GLEE dans l’agglomération, les techniciens de la DAEI ont ainsi tendance à privilégier l’intérêt économique et la vision des entreprises en termes de démarche stratégique de développement, ce qui ne va pas forcément dans le sens de ce que souhaitent les acteurs économiques – notamment leurs structures institutionnelles ou syndicales de représentation (organismes consulaires, syndicats patronaux) – mais peut même parfois se traduire par une difficile mise en cohérence des différents volets urbanistiques et économiques de l’intervention des pouvoirs publics locaux sur le territoire. Les logiques d’action poursuivies par les différents services du Grand Lyon, urbains et économiques notamment, peuvent ainsi s’avérer contradictoires, du fait de la complexité pour une même institution publique de protéger les intérêts privés et de poursuivre en même temps un but d’action collectif, motivé par l’intérêt général (Rousset, 2005).

Ces difficultés inhérentes au rôle de la puissance publique locale au sein du système d’acteurs de la régulation économique territoriale sont en outre renforcées par une conception de la temporalité des projets très différente, entre la logique de développement économique portée par les entreprises et les techniciens de la DAEI d’un côté, et celle de l’aménagement urbain portée par les services communautaires de l’urbanisme (DGDU) ou leurs opérateurs comme la SERL de l’autre. Souvent en effet, le court terme des investissements économiques privés s’accommode assez mal du moyen ou long terme des opérations d’urbanisme. Le rapport au temps s’ajoute donc au problème plus large de la relation entre intérêt général et intérêt économique spécifique des entreprises pour expliquer l’apparition de contradictions importantes au sein de l’action du Grand Lyon liées à un trop grand parti pris en faveur de l’impératif économique.

Plusieurs exemples récents d’opérations d’aménagement urbain dans l’agglomération lyonnaise peuvent être mobilisés pour étayer ce constat concernant la propension de la DAEI à imposer la primauté de la prise en compte des intérêts privés dans les décisions relevant de l’urbanisme et de l’aménagement.

Les opérations de renouvellement urbain des vieux quartiers industriels en friches comme celle de Vaise et de Carré de Soie s’inscrivent dans une démarche stratégique de création d’une nouvelle image économique et urbaine, qui doit profiter autant au quartier visé qu’à l’ensemble de l’agglomération. (Linossier et alii, 2004b). Elles allient de façon étroite un important travail de marketing territorial et des actions visant à permettre l’implantation de nouvelles entreprises dynamiques, porteuses de développement économique. En cela, elles sont comparables à des opérations comme les Docklands de Londres et Euroméditerranée à Marseille, qui misent fortement sur le recyclage identitaire et architectural du passé industriel des quartiers pour offrir une assise culturelle et commercialement séduisante au processus de recréation de valeur économique préalable à leur remise sur le marché. L’opération Vaise Industrie donne à voir cette rencontre entre le passé et l’avenir économiques de la ville : la toponymie industrielle et portuaire héritée du quartier est utilisée comme un outil de marketing au service du nouveau développement axé sur l’accueil d’activités high-tech liées aux loisirs marchands et à la création (Linossier et alli, 2004a).

Cependant, cette mise en avant de la valeur culturelle et patrimoniale du quartier repose également sur la présence d’éléments bâtis remarquables, représentatifs de l’héritage économique et historique : trois d’entre eux font l’objet de prescriptions réglementaires concernant leur préservation dans les documents d’urbanisme successifs. Lyon s’enorgueillit en effet de voir son site historique être inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité de l’UNESCO depuis 1998 et des efforts notables sont réalisés dans l’agglomération pour protéger les bâtiments ayant une valeur patrimoniale reconnue. Pourtant, l’empressement conjoint des acteurs privés à rentabiliser leurs investissements (entreprises, promoteurs) et d’une partie des pouvoirs publics locaux à voir l’opération de développement économique aboutir à Vaise (DAEI et certains élus notamment), conduit à reléguer la mise en valeur du patrimoine architectural et urbain au second plan : la nomination d’un architecte-conseil sur le quartier date de 2002 alors que les principales opérations de démolition/réaménagement ont été réalisées dès 1999, tandis que le délai nécessaire aux fouilles archéologiques est remis en question 381 . Enfin, la volonté du principal investisseur privé 382 s’impose sur le choix des acteurs publics (SERL, DGDU) dans la définition du contenu urbanistique et fonctionnel du projet d’aménagement comme dans l’organisation du calendrier de réalisation, au titre de sa prise de risque en tant que locomotive économique de l’opération (voir supra).

Dans le Couloir de la chimie, la volonté de redonner à moyen terme une qualité urbaine, paysagère et environnementale à cette entrée de ville, portée par les élus locaux, les services de la DGDU et la majeure partie de la population locale, se heurte aux intérêts économiques des grands groupes industriels chimiques et pétroliers, notamment défendus par la DAEI. Le nouveau dispositif de suivi des grands comptes de l’agglomération (voir supra) s’inscrit en effet en porte-à-faux par rapport à la volonté collective publique de changer les fonctions et de limiter les nuisances dans le secteur, et place le Grand Lyon dans une position relativement ambiguë. La reconquête des bords du Rhône en aval de Lyon, ardemment souhaitée par une grande partie de la société civile et envisagée par les services d’urbanisme communautaire, semble ainsi être difficilement conciliable avec l’enjeu économique porté par les grandes firmes industrielles et légitimé par leur poids fiscal et en matière d’emplois.

L’Agenda 21 de l’agglomération prévoit d’intégrer les problématiques industrielles (activités économiques, risques) et environnementales (pollution, paysage et milieu naturel) au sein d’un même projet territorial faisant du Couloir de la chimie un laboratoire en matière de développement durable, mais il prévoit aussi de redynamiser économiquement le site, en diversifiant les activités et en faisant évoluer les productions. Ce dernier aspect est susceptible de contrecarrer les intérêts des grands comptes en présence (Total et Rhodia notamment), qui sont invités à participer aux réflexions et à la définition des politiques territoriales de développement. La DAEI ménage donc leurs intérêts et reste très prudente dans sa présentation des actions communautaires concernant la requalification de la Vallée de la chimie : les nombreux travaux sur les voiries de la zone industrielle sont engagés « sans préjuger des évolutions à long terme de tout ce secteur » 383 , tel un gage de non agression conféré implicitement aux entreprises du complexe chimique lyonnais.

A Villeurbanne Grandclément, c’est la répartition des zonages entre fonction résidentielle et activités économiques définie par les services d’urbanisme du Grand Lyon qui se heurte aux intérêts financiers particuliers d’une entreprise publique en cours de privatisation, soutenue par les services de la DAEI. AREVA – considérée comme un grand compte en raison de sa filiation avec EDF – est implantée sur le périmètre du projet de renouvellement urbain qui accompagne la réalisation de la nouvelle ligne de tramway Léa-Leslys. Elle souhaite vendre 2.5 ha de terrain dont elle propriétaire sur le site à des promoteurs immobiliers de logements, afin de se décharger du portage d’une partie de son patrimoine foncier tout en réalisant une intéressante opération financière. Ces terrains se trouvent cependant dans le secteur Est de l’opération, prévu pour accueillir des activités et non sur la zone Ouest à vocation résidentielle. L’entreprise fait donc pression sur le Grand Lyon par le biais du service Grands Comptes pour obtenir un changement d’affectation des sols, arguant de difficultés économiques et de risques de délocalisation pour justifier sa volonté 384 .

La DAEI demande au groupe de travail chargé de la définition urbanistique du projet auquel elle participe aux côtés des représentants de la DGDU (service de l’urbanisme opérationnel, urbaniste territorial notamment), de modifier les prescriptions d’usage des sols pour satisfaire la demande de l’entreprise. Cette position défendue par les services économiques du Grand Lyon, consistant à déroger aux décisions publiques validées en amont afin d’accorder un avantage à un acteur économique au nom de ses intérêts particuliers et « privés 385  », est très mal acceptée par les autres services communautaires et les élus municipaux.

Le conflit est donc latent entre les services du Grand Lyon sur de nombreux projets, en raison d’une perception différente de la limite entre défense de l’intérêt des entreprises et action publique d’intérêt général. Il met en évidence l’impossibilité de faire coïncider une logique trop partisane du développement économique avec la logique de l’aménagement urbain, qui se veut plus neutre et motivée par l’intérêt général ou collectif. Pour les aménageurs et les urbanistes, ce dernier intègre notamment l’intérêt des entreprises, mais ne peut se réduire à celui-ci, ne serait-ce que pour des raisons de temporalité. Changer dans l’urgence l’affectation de terrains pour satisfaire l’intérêt immédiat d’une entreprise conduit à orienter durablement l’occupation des parcelles. Or, non seulement cette entreprise peut décider à tout moment de quitter l’agglomération, rendant vain l’effort de flexibilité consenti par la puissance publique au nom du dynamisme économique, mais il est aussi très difficile de modifier à nouveau l’usage des sols une fois occupés (Rousset, 2005). Plus largement, les techniciens de l’aménagement et de l’urbanisme acceptent mal la primauté donnée aux intérêts économiques sous l’influence de la DAEI, au détriment de l’intérêt général, considéré comme plus neutre, global et légitimement porté par le Grand Lyon.

Le dernier exemple ne met pas en cause la stratégie d’action en faveur de l’intérêt des entreprises de la DAEI, mais illustre le risque fréquent d’incompatibilité entre les objectifs urbanistiques et architecturaux d’un projet urbain et les intérêts économiques et financiers d’un investisseur privé. Le projet d’implantation d’un hôtel Marriott à la Cité Internationale a en effet avorté en raison des contraintes urbanistiques et architecturales liées à l’ambition qualitative et à la configuration interne du projet urbain, allant à l’encontre des perspectives de rentabilité de l’investissement escomptées par la chaîne hôtelière. L’architecture dessinée par R. Piano impose des surcoûts de construction, le parti d’aménagement ne prévoît pas de parking dédié à l’hôtel, l’emplacement proposé dans le quartier n’est pas optimal, les délais imposés par la puissance publique sont trop courts (extension du palais des congrès), les négociations concernant le niveau de taxation de l’opération s’éternisent…, tandis que d’autres opportunités d’implantation plus rentables se profilent pour la chaîne hôtelière. L’implantation de l’hôtel Hilton quelques années auparavant a elle abouti, mais au prix d’efforts et de concessions importantes de la part des pouvoirs publics (Perreton, 2005).

L’analyse de quelques cas récents de prise en compte des intérêts des entreprises dans des projets d’urbanisme permet donc de pointer la position relativement ambiguë de l’action développée par la DAEI du Grand Lyon, qui s’avère être plus motivée par la volonté de favoriser les intérêts privés des entreprises que par le souci de respecter le principe de neutralité et de défense de l’intérêt général. Plus largement, elle permet aussi de mettre en évidence la difficulté de faire coïncider les logiques collectives de l’aménagement urbain avec les logiques propres à la défense des intérêts économiques particuliers des entreprises. Elle constitue une première approche du problème des limites de l’action publique en faveur du développement économique local déployée par la collectivité communautaire, qui se trouve être à la fois porteuse de l’intérêt général local par le truchement de la délégation des compétences des municipalités, et acteur central de la promotion de l’intérêt des entreprises depuis la mise en place de démarche de gouvernance économique territoriale GLEE (voir supra).

Notes
380.

N. Farrer, Directeur général du GIL-Medef du Rhône, « Gouvernance économique. Se rassembler pour être performant », Encart spécial Etats Généraux de l’économie lyonnaise, Le Tout Lyon en Rhône-Alpes, 5-11 novembre 2005, 4 p.

381.

L’occupation humaine du site, au pied de la colline de Fourvière, remonte au moins à l’époque gallo-romaine. Cette précipitation dans l’exécution des fouilles est d’ailleurs sans doute à l’origine de l’effondrement de la Halle de la Navigation, l’un des trois bâtiments censés être protégés de la démolition puis réhabilités, celui-ci pour accueillir le siège social de Cegid.

382.

Atari, ex-Infogrames.

384.

Cet établissement appartient à la branche Transmission et Distribution d’énergie la plus rentable d’Alsthom, rachetée par la holding AREVA début 2004 pour garantir le maintien des productions d’équipements électriques. Fin 2004, le groupe annonce pourtant la restructuration de cette branche : ouverture du capital aux investisseurs privés, suppression de 120 postes sur le site, externalisation, cession ou délocalisation d’activités vers des pays à bas coûts de main d’œuvre. C’est dans cette stratégie globale que s’inscrit la volonté de l’entreprise de se délester d’un patrimoine foncier potentiellement valorisable et dont elle n’aura pas usage.

385.

Le cas est un peu spécifique puisqu’il s’agit d’une entreprise publique en voie de privatisation…