Le développement économique territorialisé au risque de la représentation démocratique

La question de la participation de l’ensemble des représentants de la société civile à la définition de la politique économique locale, et donc à l’organisation de la gouvernance économique territoriale, constitue un autre aspect de la confrontation entre intérêt général et intérêt des entreprises au sein de l’action publique. Le problème n’est pas nouveau en ce qui concerne le développement économique : déjà lors de la création de l’ADERLY dans les années 1970, les élus de l’opposition reprochent au pouvoir politique en place de privilégier un dialogue fermé avec les représentants des entreprises plutôt que de tenir compte de l’avis des salariés (et de la population dans son ensemble, tous les habitants de l’agglomération n’appartenant pas forcément à la majorité de centre-droit au pouvoir) dans la conduite de la régulation économique territoriale (voir supra, 2ème partie, Section 3).

Au cours des années 1980, la révision du SDAU de 1978 occasionne aussi un certain repli de la sphère décisionnelle autour de l’expression du seul intérêt des acteurs économiques locaux et des entreprises en général pour définir l’orientation de la politique économique. L’absence des syndicats de salariés comme des représentants des habitants est ainsi notable lors du processus d’élaboration du SDAL (Prud’homme, Davezies, 1989), alors que celui-ci est résolument placé sous la domination de l’enjeu économique, qui concerne a priori autant les travailleurs et la population locale que les entreprises lyonnaises. La question de la création d’emplois, de la lutte contre le chômage ou de l’adaptation de la base productive locale et du territoire aux nouveaux impératifs du fonctionnement économique mondial n’est ainsi pas vraiment discutée avec des représentants de la société civile autres que les chefs d’entreprises ou leurs organismes de représentation, et se trouve de fait assujettie à la problématique dominante de la compétitivité économique territoriale (voir supra, Section 2).

Cette situation ne semble pourtant pas poser de problème particulier à la classe politique dirigeante au niveau local. Seuls les communistes émettent alors des critiques sur le projet d’agglomération, qui est essentiellement défini à partir de l’impératif économique et de la mise en concurrence des villes, accentué par l’ouverture du marché unique européen en 1993 : « A la lecture de ce texte, on ressent d’abord une formidable absence : celle de la population, des hommes et des femmes qui vivent dans cette grande agglomération. Des mots, des réalités sont pudiquement gommées : chômage, précarité, pauvreté, pouvoir d’achat (…). Ces “détails” n’entrent pas dans les préoccupations et les finalités de nos penseurs des beaux quartiers » (Offner, 1990, p.47) 386 . L’injonction au développement économique et au positionnement concurrentiel domine ainsi largement le débat concernant le SDAL, qui est résolument placé sous le signe de la stratégie (voir supra, Section 2).

Le recours massif au travail des cabinets de consultants, rompus à la logique managériale issue du monde de l’entreprise et porteurs de la démarche stratégique, s’inscrit aussi dans cette nouvelle logique de conduite de l’action publique promue par l’équipe politique au pouvoir au niveau local. La sous-traitance des tâches techniques du développement économique territorial à des entreprises privées porteuses d’une vision pragmatique et le recours au partenariat participe de l’application des méthodes libérales par la puissance publique. Selon cette conception, l’adoption par la collectivité du point de vue des entreprises est le meilleur gage de l’efficacité de son intervention dans le champ économique et de sa gestion urbaine. Elle justifie de fait la tenue à l’écart des représentants des autres sphères de la société civile : « (…) la rhétorique du planning stratégique promeut l’idée de partenariat public/privé. (…) Les domaines privilégiés de l’approche stratégique (développement urbain et économique) avantagent de facto des acteurs sociaux (organismes financiers, promoteurs, bâtiment, etc.) » (Padioleau, Demesteere, 1992, p.32).

Le volet économique du projet stratégique de développement de l’agglomération, qui justifie en grande partie l’ensemble du contenu du schéma directeur, est ainsi l’œuvre quasiment exclusive de la CCIL et de l’ADERLY, que l’AGURCO et le SEPAL se contentent de reproduire dans le document final (voir supra, Section 2). Faisant œuvre d’évènement majeur permettant l’acculturation collective et durable du système d’acteurs lyonnais à la logique managériale et stratégique du monde économique, l’élaboration du SDAL marque le début de l’adoption du point de vue des entreprises par les autorités publiques locales. Dès lors, c’est ce point de vue et les intérêts spécifiques qu’il véhicule qui priment dans l’orientation des choix politiques pour le développement de l’agglomération.

Quinze ans plus tard, la composition du Conseil de développement (CD) mis en place par le Grand Lyon pour accompagner la définition du projet d’agglomération, du moins celle du groupe de travail (GT) chargé des questions économiques, est en effet révélatrice du manque de représentation des acteurs n’appartenant pas au monde des entreprises dans l’organisation de la gouvernance économique de l’agglomération lyonnaise. Elle conduit à interroger le parti pris très favorable à l’intérêt des entreprises dont fait preuve le Gand Lyon, et sur les raisons de la tenue à l’écart des représentants de la société civile porteurs du point de vue des habitants et des électeurs, qui l’accompagne.

Le CD du Grand Lyon est mis en place en 2001, suite à l’adoption du projet d’agglomération « 21 priorités pour le 21 ème siècle : une agglomération compétitive et rassemblée » et en application de la loi Voynet de 1999 (voir supra, Section 1). Il est censé faciliter l’association de la société civile aux réflexions sur le développement du territoire, en permettant à ses représentants de formuler des avis sur le projet d’agglomération et sur les différentes politiques publiques décidées par l’exécutif communautaire. Il est chargé d’établir un cahier des charges pour le plan de mandat de G. Collomb, puis de réaliser une évaluation de la politique communautaire à mi-mandat (2004-2005). Il constitue une première étape dans l’instauration d’une nouvelle forme de gouvernance locale destinée à élargir la participation à la définition de la stratégie de développement de la ville, au-delà de la sphère des élus et des services techniques de la collectivité publique. Il apparaît également comme un puissant instrument de légitimation de pouvoir décisionnel des autorités politiques locales et comme un moyen de diffuser une certaine culture pragmatique et partenariale de l’action publique au sein de la société civile.

Il est présidé par l’ancien responsable politique de la démarche Millénaire 3 387 de 2001 à 2003, puis par un ancien dirigeant de firme multinationale en 2004 388  : deux personnalités appartenant certes à la société civile, mais ayant des liens très étroits avec les milieux politique et économique locaux. Le second réorganise en profondeur le CD : renforcement du pilotage politique du dispositif de concertation, reconfiguration des groupes de travail thématiques en fonction des attentes politiques de l’exécutif communautaire, introduction de logiques managériales dans le pilotage d’ensemble 389 . Sa composition reflète également la forte mainmise des acteurs économiques sur ses activités. Les représentants des organismes consulaires, des syndicats patronaux (GIL-Medef, CGPME, JCE, CJD, Club Lyon) et des syndicats de salariés figurent parmi les cinquante membres de droit 390 du CD. Ils jouissent ainsi d’un statut plus favorable que les citoyens et représentants d’associations, simples membres actifs. Les représentants de la CCIL, de l’ADERLY et du Conseil Economique et Social régional appuient l’idée d’un positionnement compétitif, attractif et concurrentiel nécessaire de la métropole lyonnaise, qui soit en mesure de satisfaire les exigences des acteurs économiques vis-à-vis du territoire (promotion des fonctions décisionnelles et des pôles de compétence, accueil des investisseurs, etc.) (Grand Lyon, 2001).

Le GT développement économique se caractérise par un petit nombre de membres et une assez faible représentativité, tant de la population locale que de la diversité des entreprises. S’il est en effet composé au départ de chefs d’entreprises, de cadres, de syndicalistes, de dirigeants d’organisations professionnelles, de membres des organisations consulaires, de représentants des associations d’insertion, des universités, des grandes écoles, etc., il ne reste plus que quelques anciens techniciens de la CCIL et quelques représentants d’entreprises à partir de 2003, qui cherchent plus à imposer leur point de vue partisan sur les réflexions qu’à réellement jouer le jeu de la concertation démocratique. Son président en 2001 391 plaide aussi pour l’intégration du SDE dans le plan de mandat de G. Collomb et pour que le projet de développement territorial soit mis au service de l’intérêt des entreprises.

Le premier sujet d’étude du GT est en effet explicite : « favoriser l’esprit d’entreprendre ». Il consiste essentiellement à diffuser les principes de développement et la culture économique, prônés par le SDE (voir supra). L’évaluation du volet économique du nouveau plan de mandat reflète les préoccupations traditionnelles du patronat industriel lyonnais (voir supra, 2ème Partie, Sections 2 et 3) : nécessité de réaffirmer les relations ville/industrie et nouvelles activités technologiques innovantes/socle industriel local, de renforcer l’ambition entrepreneuriale et la diffusion de la culture économique, de relancer la réflexion sur la promotion internationale, etc. 392 .

Des avis favorables à une meilleure prise en compte de la problématique de l’insertion par le travail et de la lutte contre le chômage au niveau communautaire sont cependant émis au sein du CD, y compris par le GT « Développement économique » 393 . En 2002, celui-ci se penche donc sur la question du développement de l’économie sociale et solidaire, afin de prendre en considération la thématique de l’emploi 394 . Mais il reprend rapidement ses réflexions plus favorables au point de vue des entreprises et à la logique du développement économique local concurrentiel, en auto saisine et sans commande politique après 2003. Le GT s’empare ainsi des thématiques phares de la politique économique (sciences du vivant, industries de l’éphémère), en lien avec la problématique de l’attractivité internationale de l’agglomération. Il cherche à devenir une force de proposition et de réflexion stratégique pour le Grand Lyon sur les questions économiques, en portant notamment les projets de Biocluster et de pôle énergie 395 .

En 2004, le GT s’occupe de l’évaluation du Plan de mandat à mi parcours et s’intéresse plus particulièrement à la relance du Plan Technopole (Lyon Métropole Innovante) 396 . Enfin, la mise en place d’un Eurobiocluster et l’audition de représentants d’établissements d’enseignement supérieur concernés par les thématiques du développement durable, des biotechnologies et de l’éthique dans le management des entreprises occupent le GT en 2005, qui s’oriente vers un rôle d’observatoire des engagements politiques dans le domaine de l’économie 397 .

L’influence de la CCIL sur les travaux du GT est de plus en plus importante. Elle peut être interprétée comme une stratégie de maintien de l’organisme communautaire à proximité de la sphère décisionnelle de la régulation économique territoriale, alors que le Grand Lyon tend à devenir hégémonique au sein du système de gouvernance économique territorialisé (voir supra). Elle tente ainsi de réaffirmer son rôle en matière d’expertise économique et de représentation des intérêts des entreprises, en accompagnant les réflexions autour de la mise en place des pôles de compétitivité 398 .

Hormis l’initiative éphémère du GT sur le thème du développement de l’économie sociale et solidaire de 2002, la dimension sociale de la problématique économique n’est donc pas vraiment présente dans les réflexions du CD. Les représentants des organismes patronaux s’attachent même plutôt à limiter la prise en compte des objectifs sociaux et environnementaux dans la définition de la politique économique d’agglomération, afin de privilégier les objectifs strictement économiques relevant d’une approche en termes de compétitivité territoriale. L’agglomération est ainsi d’abord conçue par les élites politiques et économiques comme le niveau territorial de base de l’organisation de la régulation économique du point de vue des entreprises, et pas tant du point de la population et des citoyens.

On retrouve le même parti pris en faveur du seul point de vue des acteurs économiques dominants dans la nouvelle démarche de prospective territoriale « Lyon 2020 » lancée en 2004. Celle-ci est largement callée sur le dispositif GLEE et consiste essentiellement à réfléchir collectivement sur les emblèmes et les marqueurs de l’identité économique et culturelle de l’agglomération, en relation avec la définition d’une vision métropolitaine mobilisable dans le cadre des politiques de développement locales visant à améliorer la compétitivité économique du territoire (planification, pôles de compétitivité, politique économique, etc.). La tradition humaniste et d’innovation sociale de Lyon est mise en avant dans ce cadre, ainsi que la nécessité de mettre en œuvre une véritable politique d’insertion dans le cadre du volet économique des politiques urbaines (Grand Lyon, 2004b).

Cependant, force est de constater que la politique économique du Grand Lyon, telle que la reflètent les missions de la DAEI, ne couvre pas la dimension sociale et collective relative notamment aux questions de formation et d’insertion des populations en demande d’emploi, mais uniquement le volet de l’action publique destiné à renforcer l’attractivité concurrentielle territoriale, à répondre aux attentes des entreprises et à favoriser l’esprit d’entreprendre (voir supra, Section 2). Le niveau intercommunal est pourtant de plus en plus largement reconnu comme l’une des échelles territoriales pertinentes pour s’occuper de la régulation économique territoriale, tant par le niveau étatique que par les acteurs économiques. La démarche « Lyon 2020 » place plutôt la définition de la vision métropolitaine en lien avec l’enjeu principal de la compétition économique internationale : « Faire exister notre métropole dans un contexte de concurrence qui se joue désormais à l’échelle planétaire » 399 . La volonté de développer l’insertion apparaît donc comme un vœu pieux et incantatoire, largement déconnecté de la réalité de la politique économique communautaire.

La délibération du conseil communautaire du 12 juillet 2004 fixant les statuts et compétences communautaires dans le champ du développement économique, est d’ailleurs très claire sur cette question (voir supra, Section 1). Les propos du président du Grand Lyon lors du lancement du CD sont aussi très explicites : celui-ci envisage en effet l’agglomération lyonnaise de la même façon qu’une entreprise et transpose donc les méthodes et conceptions de développement pensées pour la seconde à la première. « Je pensais à une réflexion de monsieur Laurent, président du GIL-Medef, ce qui est pour moi une référence. (…) Il parlait de performance globale (…) pour l’entreprise et il disait que, pour que les entreprises puissent réussir, il ne fallait pas simplement qu’elles soient performantes elles-mêmes économiquement mais que leur environnement soit aussi performant. Je crois qu’il en va de même pour les agglomérations (…). Si notre agglomération veut réussir, il faut évidemment qu’elle soit compétitive économiquement par rapport aux agglomérations, mais il faut qu’elle ait une performance globale (…) » 400 .

Le pouvoir politique local intègre ainsi très largement la culture, le point de vue et les intérêts propres au monde économique, reléguant la question de la lutte contre le chômage et l’exclusion économique à des effets de communication réalisés dans le cadre de démarches de concertation ou de prospective, dénuées de véritables engagements décisionnels. Le Grand Lyon se décharge plutôt sur les niveaux communal et départemental pour gérer ces questions. Il est conforté en cela par les choix de décentralisation des compétences opérés par l’Etat central en 2004 (transfert de la gestion du RMI aux départements) et par l’audit de la répartition des compétences réalisé sur l’agglomération, qui préconise la gestion des politiques en faveur de l’emploi et de l’insertion par les communes, malgré leur souhait de voir le Grand Lyon intégrer ces questions dans son action (KPMG, 2003).

Notes
386.

Propos de C. Fiterman extraits de Lyon Libération du 05/11/1988.

387.

J. Moulinier, vice-président du Grand Lyon sous les mandats de M. Noir et de R. Barre, chargé notamment des nouvelles technologies, des implantations tertiaires et administratives, des grands équipements d’agglomération, de la recherche et de l’enseignement supérieur et de la stratégie d’agglomération.

388.

A. Godard, ex dirigeant d’Aventis Cropscience (ex-Rhône-Poulenc).

389.

Le secrétariat général est assuré par la DPSA, dans la continuité de la démarche Millénaire 3 et en lien avec la nouvelle démarche de prospective « Lyon 2020 ».

390.

Douze personnes qualifiées choisies par le Président du Grand Lyon en dehors de l’agglomération et les représentants des principales institutions locales politiques, économiques, culturelles, cultuelles, sportives, des syndicats salariés, de l’enseignement et de la recherche.

391.

J.-F. Chemain, grand cadre d’EDF, ancien consultant en développement économique et fils de J. Chemain, responsable de l’ADERLY pendant près de 30 ans (voir supra, 2ème Partie, Section 3)

392.

GT1 Développement économique, Compte rendu de la séance du 23 octobre 2001, Conseil de développement, Séminaire Plan de mandat, 3 p.

Grand Lyon, Avis sur le projet de Plan de mandat, Conseil de développement, Réunion plénière du 16 novembre 2001, Synthèse, non paginé.

393.

Idem.

394.

GT 5, 2002, Le développement de l’économie sociale et solidaire, Document Power Point, non paginé.

395.

Conseil de développement de l’agglomération lyonnaise, 2003, Groupe de travail n°5 « Développement économique », Compte rendu, Document PDF, non paginé.

396.

Conseil de développement de l’agglomération lyonnaise, Groupe de travail « Evaluation du Plan de mandat », Groupe Développement économique, Compte rendu, Séance du 29 juin 2004 ; Conseil de développement, GT Développement économique, Compte rendu du 21 septembre 2004 ; Conseil de développement de l’agglomération lyonnaise, Groupe de travail, Observatoire des engagements du Plan de mandat, Développement économique, Compte rendu, Séance du 16 novembre 2004 par Bernard Crouzet, rapporteur.

http://www.grandlyon.com/fileadmin/user_upload/Pdf/vie_democratique/conseil_developpement.

397.

Conseil de développement du Grand Lyon, Groupe de travail Economie, Séance plénière du 05/04/05 ; Réunion du GT Economie – 10/05/05 ; Groupe de travail Economie, Réunion du 07/06/05.

http://www.grandlyon.com/fileadmin/user_upload/Pdf/vie_democratique/conseil_developpement.

398.

Les pôles de compétitivité, calqués sur le modèle des clusters, constituent le cœur de la nouvelle politique de développement industriel de l’Etat, portée par la DATAR en 2005 suite au rapport du député C. Blanc sur « les écosystèmes de la croissance ». Il s’agit de grands projets technologiques rassemblant des entreprises, des établissements d’enseignement supérieur et de recherche et des collectivités locales, cofinancés par les pouvoirs publics et le secteur privé. http://www.competitivite.gouv.fr.

399.

Collomb G., « Lyon 2020, Vision métropolitaine », Lettre d’information de Lyon 2020, n°1, juin 2005, 4 p.

400.

Grand Lyon, Conseil de développement, Séance plénière du vendredi 6 juillet 2001, Compte rendu, Document PDF, 43 p.

http://www.grandlyon.com/fileadmin/user_upload/Pdf/vie_democratique/conseil_developpement .