Poursuite de l’intérêt général ou défense de l’intérêt des entreprises ?

« Il n’appartient pas aux communes de prendre, directement ou indirectement, les risques propres à l’entreprise » (BIPE, 1978, p.4) 401 . Ce principe de séparation très nette entre l’intérêt public général et l’intérêt des entreprises n’a toujours pas été infirmé depuis son énonciation en 1978 par les instances gouvernementales nationales. Il renvoie à la limitation des possibilités d’action des collectivités locales ou de leurs groupements dans le champ de la régulation économique territoriale. Il est cependant implicitement remis en question à travers l’organisation de la gouvernance économique dans l’agglomération lyonnaise et l’intégration de l’intérêt des entreprises par le Grand Lyon.

L’entreprise ne vote pas pour désigner les responsables politiques locaux chargés, entre autres, de la conduite de la politique économique, mais elle paie la taxe professionnelle. Celle-ci constitue une ressource très importante – la première même – pour le Grand Lyon : depuis 2003, elle représente en effet un tiers des recettes du budget communautaire. Cette situation nouvelle renforce la légitimité de l’organisme communautaire à piloter la régulation économique territoriale (voir supra, Section 1), et justifie en grande partie la prise en compte du seul point de vue des acteurs économiques dans la définition et la conduite de la politique économique de l’agglomération lyonnaise. La reconnaissance du rôle majeur du niveau intercommunal dans l’organisation de la politique économique territoriale conférée par la loi Chevènement permet également de justifier le choix de privilégier les approches du développement économique reposant sur l’enjeu dominant de l’attractivité et de la compétitivité. La légitimité à participer au débat public sur la régulation économique dans l’agglomération est ainsi essentiellement conférée par le versement de la taxe professionnelle du point de vue des acteurs économiques et des responsables politiques locaux, donc monopolisée de fait par les entreprises.

Pourtant, il peut sembler hasardeux, voire même risqué, de tout miser sur la logique de création d’avantages comparatifs et de richesses territorialisées, au nom de l’adaptation à la logique de la mondialisation et de la subordination de la conception de la politique économique locale aux seuls intérêts des entreprises. Ces dernières peuvent en effet quitter le territoire à tout moment pour une autre localisation ou faire des choix de réorganisation en fonction de leurs propres enjeux de développement économique, qui peuvent s’avérer être très dommageables pour le fonctionnement économique de l’agglomération ou le bien être de la population locale.

La régulation économique territoriale assurée par les pouvoirs publics relève plutôt, a priori, de la poursuite de l’intérêt général, c’est-à-dire de l’intérêt de tous les membres de la société civile locale et pas seulement de celui des entreprises. Elle doit donc être également soucieuse de l’emploi, des conditions de travail, du cadre de vie des habitants et de leurs possibilités d’insertion dans la vie économique, le tout en cohérence avec les politiques de logement, de déplacements, d’aménagement spatial et d’urbanisme.

Le rôle théorique des autorités politiques est ainsi d’arbitrer entre les différents intérêts en présence et de défendre leur choix, motivé par la recherche de l’intérêt général au nom des populations qu’elles représentent. Elles tirent en effet leur légitimité à gérer la chose publique d’abord du processus démocratique de l’élection, et pas tant du prélèvement de l’impôt. En ne privilégiant que la concertation des forces économiques du territoire, elles jouent donc un jeu dangereux d’un point de vue politique et démocratique. Non seulement elles ne fondent leurs orientations de politique économique que sur un tout petit dénominateur commun partagé uniquement avec les acteurs économiques, à savoir le choix du libéralisme concurrentiel et de l’attractivité territoriale pour les entreprises (Jouve, 2001b), mais elles tiennent à l’écart volontairement tout le reste de la société civile, de qui elles tirent leur légitimité à conduire l’action publique et qui est également directement concernée par les problèmes de régulation économique (chômage, emploi, niveau de vie, etc.).

Les habitants, citoyens, usagers et autres salariés n’ont pas forcément les mêmes intérêts que les entreprises, ils peuvent même être porteurs de visions politiques du développement économique différentes de l’approche libérale qui sous-tend la logique de compétitivité territoriale et d’attractivité concurrentielle poursuivie par la plupart des gouvernements urbains actuels, y compris dans l’agglomération lyonnaise, mais ils ne sont pas pour autant concertés par les pouvoirs publics locaux sur les questions économiques.

Maintenant que la taxe professionnelle est perçue par le niveau communautaire, il y a même une très nette dissociation entre le niveau municipal, qui porte plutôt l’intérêt des habitants en matière économique, à savoir la gestion de l’emploi, les logiques d’insertion et de lutte contre le chômage, et le niveau intercommunal, qui s’occupe du développement économique du point de vue des entreprises, c’est-à-dire en termes de compétitivité concurrentielle. Pour autant, les responsables politiques du Grand Lyon tirent encore leur légitimité représentative de l’élection au suffrage universel, même si celui-ci n’est qu’indirect et contribue à élargir le fossé existant entre les lieux de décision, de financement et mise en œuvre de l’intervention économique et les lieux d’expression de la citoyenneté au quotidien.

Il y a donc une forme de dérive ou du moins d’instrumentation de l’intérêt général par les pouvoirs publics communautaires à travers la conduite de l’action publique en faveur de l’économie, au service de l’intérêt des entreprises, et au risque de la prise en compte des attentes d’une grande partie de la société civile, non directement liée à la sphère des entreprises et ne partageant donc pas forcément leur point de vue sur les enjeux économiques.

La séance de formation à l’action publique des Conseils de quartier de la Ville de Lyon de juin 2005 concernant le développement économique peut éclairer cette affirmation. Cette réunion est en effet censée fournir l’information nécessaire aux représentants de la population locale pour comprendre les enjeux de la politique économique municipale de la Ville de Lyon. Toutefois, il est rappelé aux participants que la compétence de développement économique est largement transférée au niveau intercommunal du Grand Lyon : les grandes actions significatives (pôles de compétitivité et développement technopolitain, animation de proximité, compétitivité globale du territoire) ne relèvent donc pas des prérogatives de la municipalité, qui ne gère que les questions relatives au commerce de proximité et aux villages d’entreprises. La réunion est animée par l’adjoint aux affaires économiques, également vice-président communautaire chargé de ces questions, et par le directeur de cabinet du Président du Grand Lyon, spécialisé sur les questions économiques.

Certains habitants ne partagent pas la vision du développement économique telle que tente de l’imposer les responsables politiques du Grand Lyon. Lors de cette formation, ils expriment notamment leur préférence pour une approche moins libérale ou plus respectueuse de l’équilibre social et de l’environnement dans la conception du développement économique territorial. La réponse adressée par les représentants du pouvoir politique communautaire est sans ambiguïté : le pessimisme contreproductif doit laisser la place à une vision positive permettant de réfléchir aux problèmes environnementaux avec les entreprises, selon une approche responsable de l’industrialisation écologique, inspirée du développement durable. Cependant, s’il est nécessaire de concilier aménagement raisonné et développement économique du territoire, la compétition internationale « s’impose à nous » 402 et oblige à raisonner d’une façon différente, c’est-à-dire essentiellement en termes d’attractivité et de défense des intérêts des entreprises, au détriment éventuel de l’intérêt général des populations et des autres enjeux des politiques urbaines (environnement, solidarité, qualité du cadre de vie, etc.). Un constat analogue est formulé à plusieurs reprises lors des seconds Etats Généraux de l’économie lyonnaise.

Il apparaît ainsi que la concertation de la population sur les questions de développement économique est seulement esquissée au niveau municipal, alors que la politique économique est essentiellement conduite à l’échelle intercommunale du Grand Lyon. Des positions hostiles au choix politique d’un développement économique local défini selon des logiques de croissance et de compétitivité concurrentielle sont certes exprimées par quelques participants, mais dans une enceinte trop éloignée des véritables sphères décisionnelles de la régulation économique territoriale dans l’agglomération lyonnaise pour avoir une quelconque influence.

Le dispositif de gouvernance économique territoriale GLEE organisé à l’échelle de l’agglomération reste fermé à toute représentation des intérêts de la population et des citoyens de l’agglomération, malgré le leadership affiché du Grand Lyon, acteur public dont les responsables sont issus du suffrage universel indirect. Le communiqué de presse annonçant la tenue des seconds Etats Généraux de l’économie lyonnaise reflète particulièrement la tenue à l’écart des représentants des habitants, considérés de fait comme étant non concernés par l’économie locale : « Cet évènement de première importance concerne tous les publics de l’activité économique lyonnaise : artisans, commerçants, professions libérales, TPE, PME et PMI, grandes entreprises et multinationales, analystes, institutions. Parce que tout le monde partage la même préoccupation d’un territoire dont l’essor se nourrit de l’activités des entreprises et se construit avec l’action conjuguée des institutions ». Le thème même de la manifestation annonce clairement le parti pris en faveur du seul point de vue des entreprises dans la définition de la politique économique locale : « Besoins des entreprises & politique d’agglomération ».

L’injonction à la compétitivité territoriale et à l’attractivité économique concurrentielle qui domine la régulation économique pilotée par le Grand Lyon résulte donc sans doute d’un choix politique plus qu’il n’est imposé par le régime de crise. Ce dernier a effectivement des conséquences très importantes en termes de concurrence, d’instabilité, d’emploi, de chômage, etc., qui touchent non seulement les entreprises mais également les habitants. Mais la prise en considération du seul point de vue des premières dans la définition du cadre référentiel servant à l’élaboration de la politique de développement économique dans l’agglomération lyonnaise dénote une volonté délibérée des pouvoirs publics communautaires de privilégier l’intérêt des entreprises en matière de régulation économique territoriale, et non celui de la population.

La légitimité conférée à l’organisme communautaire pour intervenir dans le champ de l’économie par la perception de la taxe professionnelle semble primer sur la légitimité démocratique qui détermine l’intervention du Grand Lyon dans le domaine des politiques urbaines, au nom de la poursuite de l’intérêt général pour le compte des communes et des habitants. Les représentants de la société civile qui n’appartiennent pas directement au monde des entreprises sont tenus à l’écart du processus de définition des orientations de la régulation économique territoriale pour éviter tout débat remettant en question le parti pris libéral des responsables politiques communautaires en faveur du point de vue des acteurs économiques, bien que ce domaine d’action publique ne relève théoriquement qu’en partie seulement de l’intérêt des entreprises comme composante légitime de l’intérêt général.

Ceci est d’autant plus surprenant et problématique que les acteurs économiques, et notamment les représentants des entreprises locales, sont en revanche invités de façon quasi systématique aux démarches de concertation et de participation concernant les autres champs de l’action publique relatifs à l’intérêt général, tels l’urbanisme, l’aménagement spatial, la planification territoriale ou les déplacements.

Enfin, au-delà de la simple question de la légitimité démocratique du Grand Lyon à conduire l’action publique en faveur du développement économique local en ne tenant compte que de la vision libérale et concurrentielle des entreprises, cette situation pose aussi le problème plus technique des compétences et savoir-faire réels de l’organisme communautaire. Les pouvoirs publics territoriaux défendent et promeuvent en effet l’intérêt des entreprises au nom de l’intérêt général local, essayant de reproduire le rôle de l’Etat durant les Trente Glorieuses (voir supra, 2ème Partie, Section 1), mais sans avoir toutefois toutes les prérogatives d’action directe dans le champ économique dont jouit le niveau étatique. Le Grand Lyon essaie de renforcer ses prérogatives en matière de prescription de stratégie économique et d’intervention structurelle sur les filières d’activités du système productif local, mais ses moyens d’action restent limités et grèvent de fait l’efficacité de sa politique de régulation (voir supra, Section 2).

De la même façon que la politique de l’Etat durant les années de croissance a connu des échecs en raison notamment de la difficulté à concilier intérêt public et intérêts économiques privés, le choix des responsables du Grand Lyon de s’engager presque exclusivement dans le portage de l’intérêt des acteurs économiques en matière de développement économique peut donc s’avérer être un pari risqué, entraînant des conflits de légitimité avec les organismes patronaux, une perte de crédibilité vis-à-vis de la population quant à la défense objective de l’intérêt général et un certain brouillage de la lisibilité du discours politique, du fait de l’implication poussée des pouvoirs publics dans le fonctionnement de l’économie au nom de l’enjeu libéral. L’Europe semble cependant aller dans le sens de l’interdiction pour les Etats et la puissance publique de façon générale d’intervenir de manière directe dans le libre jeu du marché et de la concurrence, limitant ainsi ces risques inhérents à la reconfiguration de la régulation économique territoriale par la montée en puissance des gouvernements locaux.

Notes
401.

Allocution du Président de la République V. Giscard d’Estaing lors de la Conférence nationale d’aménagement du territoire à Vichy.

402.

C. Cizeron, Directeur de Cabinet du Grand Lyon, ancien consultant chargé du pilotage de la démarche du SDE au sein du cabinet privé Algoé.