L’expérience du temps
« La “guerre de 14”, la “guerre de 14-18” – n’est-elle pas ainsi le plus communément désigné ? – eut peut-être un autre début et une autre fin. Cette révision est d’ailleurs toute inductive : elle résulte du constat établi à partir d’études empiriques qui imposent aux historiens de mieux comprendre le temps qui la précède ou celui qui la suit. […]
Pour les découpeurs de temps, pour ceux qui tranchent si brutalement dans la chair de l’histoire et distinguent, avec une aisance vraiment merveilleuse, des périodes claires ou obscures – la distinction faite par Péguy entre “époque” et “période”, bien avant que n’éclate la guerre, vient immédiatement à l’esprit –, des moments de progrès et de sinistres séquences de décadence, la guerre présentait toutes les facilités : elle commençait un jour ; elle avait une fin tel autre jour. Ceux qui signèrent la paix de novembre 1918 les encouragent même, à leur manière, dans cette foi naïve après avoir marqué de symboles chiffrés la victoire des uns sur les autres. Ainsi s’en souviendrait-on et saurait-on que le temps des hostilités n’était qu’une parenthèse tragique dans l’histoire des hommes. […]
A l’heure où les idées d’échelle d’observation et d’expérience s’immiscent avec un certain bonheur dans les pratiques de l’histoire, il n’est pas inutile de rappeler que les bornes chronologiques classiques d’août 1914 et de novembre 1918 ne sont pas toujours les plus appropriées. »
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Une histoire de la genèse de Notre-Dame Saint-Alban s’imposait dès lors qu’il s’agissait par la suite d’en comprendre le fonctionnement et les réalisations, puisque les données qui allaient présider à sa fondation détermineraient en partie ses développements. Il fallait donc savoir dans quel contexte la fondation paroissiale avait eu lieu et bien connaître ses protagonistes. Il était aisé de définir plusieurs axes d’étude : l’un porterait sur l’état du catholicisme français au cours des deux premières décennies du XXe siècle, un autre sur la situation religieuse lyonnaise et les circonstances locales qui avaient présidé à la mise en place d’une nouvelle paroisse, et un dernier exigerait de partir à la rencontre des fondateurs qui allaient ou non devenir les animateurs de Notre-Dame Saint-Alban. Il était important de montrer aussi comment la paroisse était née à la fois des besoins religieux de la grande ville, du moins tels qu’ils étaient pensés par les catholiques et leurs autorités diocésaines, et des velléités d’un certain milieu catholique lyonnais qui restait à circonscrire.
En soulevant le problème des besoins religieux de la grande ville, l’observateur se plaçait déjà dans le domaine du discours, un discours sur la ville dont on dénonçait la déchristianisation, un discours tenu par des catholiques désirant continuer à investir un espace urbain bouleversé par l’industrialisation. « L’utopie missionnaire » 2 , dans la continuité du siècle précédent, se déployait à l’intérieur du territoire urbain. Dans la pratique, on devait assurer la présence de l’institution ecclésiale et imposer à la ville des repères religieux, marquer matériellement l’espace en construisant des édifices dédiés au culte catholique. Le contrôle territorial était un préalable à l’action pastorale qui relèverait les exigences spirituelles d’une population éloignée de la religion. Le projet d’établir une paroisse sur un quartier neuf de la rive gauche demeurait dans la logique de l’Eglise catholique lyonnaise du XIXe siècle. Après les temps difficiles de la République anticléricale, la loi de la Séparation des Eglises et de l’Etat avait redonné un dynamisme aux créations paroissiales, en en changeant les modalités. L’Eglise catholique reprit la conquête des nouveaux espaces urbains, entamée avec le cardinal de Bonald 3 .
La Grande Guerre finit de redistribuer les données. Quand les fondateurs s’installèrent sur le futur territoire de Notre-Dame Saint-Alban, en 1919, le conflit mondial qui venait de s’achever laissait une population traumatisée et déstructurée par plus de quatre années de guerre. Cette guerre semblait avoir défini de nouveaux besoins religieux 4 , tandis que l’hostilité qui avait dominé les relations entre catholiques et républicains reculait, après l’expérience commune des tranchées. Etait désormais ouverte « la voie vers la réconciliation entre les catholiques et la République » 5 . En janvier 1924, l’encyclique Maximam gravissimamque réglait le contentieux laissé en héritage par la Séparation. La même année, une ordonnance du cardinal Maurin, datée du 15 octobre, annonçait l’érection canonique de la paroisse Notre-Dame Saint-Alban. Mais le contexte politique inédit importait peut-être moins que les nouvelles données urbaines. L’urbanisation, alimentée par l’exode rural et l’immigration, faisait éclater les cadres urbains. Le maillage territorial était à revoir. La nouvelle paroisse devait relever tous ces défis.
Cette histoire, qui s’inscrit dans un cadre national et dans un contexte local, est aussi l’histoire de quelques hommes et de quelques femmes, dont on doit suivre les évolutions et les intentions pour bien en mesurer l’originalité. Notre-Dame Saint-Alban est issue de l’initiative d’anciens sillonnistes lyonnais qui avaient cherché après 1910, à travers le nouveau Sillon catholique, à poursuivre un apostolat en milieu populaire. De ce réseau nourri par une même sensibilité religieuse et politique, où s’entrelaçaient les relations personnelles et familiales, émergeaient deux figures essentielles de l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban. Victor Carlhian, un industriel, l’animateur du Sillon lyonnais, brisé par la condamnation pontificale, se détourna de l’orientation politique que prirent, après 1912, les militants de la Jeune République avec Marc Sangnier. Il conçut alors d’autres projets d’action spirituelle et sociale avec son ami intime, l’abbé Jean Remillieux, uni à lui par l’expérience du Sillon. La mort du prêtre, en 1915, marqua une autre rupture dans la vie et les desseins de Victor Carlhian. Le frère de l’abbé Jean, Laurent Remillieux, lui aussi prêtre du diocèse de Lyon, occupa aussitôt une place fondamentale dans le projet désormais nourri par les événements, mais toujours inspiré de l’héritage sillonniste, que le laïc bâtit pendant la guerre. Loin de se contenter de s’insérer dans ce projet, Laurent Remillieux réussit à lui donner une nouvelle direction, plus appropriée aux exigences cléricales, plus conforme aussi à ses propres désirs.
La naissance de la paroisse répondait donc aux aspirations d’une génération de catholiques qui avaient survécu aux déchirements des lois anticléricales de la République radicale et aux tourments de la crise moderniste. Ralliée pourtant à la République, soumise au devoir d’obéissance due à la hiérarchie de l’Eglise, meurtrie par les deuils de la Grande Guerre, elle avait persisté dans son désir de se ménager un espace de liberté au sein des institutions, qui lui permît de proposer des solutions aux problèmes que lui posait la société de son temps. Ses analyses comme ses choix étaient imprégnés de la pensée catholique du temps 6 et des premières expériences de l’âge adulte, qu’elles fussent religieuses, sociales ou politiques. Les héritages pesaient sur elle tout autant que les contraintes extérieures ou les bouleversements récents dus à la Grande Guerre, quand elle conçut et réalisa le projet qui aboutit à Notre-Dame Saint-Alban. Cette première partie se doit de retracer l’histoire du réseau catholique lyonnais formé par l'épreuve du Sillon et de suivre plus particulièrement les itinéraires des deux hommes à l’origine de la création paroissiale. En explorant le temps qui a précédé la fondation, jusqu’au moment de l’érection officielle, on pourra faire surgir les logiques individuelles des deux principaux acteurs et celles, collectives, d’un milieu catholique lyonnais marqué par le Sillon, et encore au-delà, celles des autorités diocésaines et donc de l’institution ecclésiale. Car cette fondation paroissiale a correspondu tout à la fois à des exigences institutionnelles, qui révélaient la résolution d’adapter l’Eglise au siècle en lui ménageant un rôle actif, et à des désirs personnels, dont on a trop souvent masqué l’influence, car ni l’individu, ni son désir n’étaient censés faire l’histoire du catholicisme, en dehors de toute inspiration religieuse.
Trois chapitres suffiront à porter les exigences de cette première partie. Les deux premiers seront consacrés à dénouer les fils de l’itinéraire des deux fondateurs, qu’on suivra à partir des premières années du vingtième siècle. La présentation du milieu catholique lyonnais, dans lequel Victor Carlhian et Laurent Remillieux évoluaient, se resserrera peu à peu autour d’eux, jusqu’à nous conduire dans l’intimité de leur relation et, surtout, dans celle du clan formé par la famille Remillieux. Le troisième chapitre, après avoir dévoilé les arcanes et les avatars d’un projet qui allait donner naissance à la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban, proposera un récit de la fondation paroissiale, de ses péripéties et de ses vicissitudes. On accompagnera donc l’installation des anciens sillonnistes dans la périphérie de Lyon, jusqu’à la transformation de la chapelle de secours en église paroissiale en 1924. Ces trois premiers chapitres n’ont pas été conçus pour servir de préalable à l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban. Ils ne posent pas seulement les bases d’une histoire qui resterait à écrire dans les parties suivantes. Ils permettent plutôt de parcourir une des dimensions de cette histoire, saisie du côté des fondateurs, et de réfléchir sur les enjeux d’une création paroissiale. Ils ont été également écrits pour nous amener à réfléchir sur les temps d’une histoire qui se dérobent aux schémas des périodisations traditionnelles et se refusent aux « parenthèses tragiques » non moins qu’aux ruptures inconditionnelles. On ne pouvait abandonner la réflexion sur la dimension temporelle de l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban aux enjeux d’une mémoire qui servirait une troisième partie de la thèse. Il fallait aussi l’inclure dans l’observation de la fondation paroissiale qu’on annonce finalement comme née de la Grande Guerre, alors qu’on ne saurait oublier que les deux premières décennies du vingtième siècle ne se résument pas, pour les protagonistes de cette histoire, à la guerre, pas plus que les enjeux de l’histoire de cette dernière ne se referment en 1918. Une première partie qui s’ouvre sur le siècle naissant et s’achève en 1924 ne cherche pas seulement à tenir compte de bornes chronologiques officielles, de la date de l’érection canonique de la nouvelle paroisse notamment. D’une part, elle tente de démontrer que les temps d’une histoire, s’ils sont évidemment tributaires des événements de l’Histoire, restent aussi irréductiblement liés aux expériences singulières. Et d’autre part, puisqu’il ne s’agit pas non plus de nier le rôle de la guerre dans la fondation de Notre-Dame Saint-Alban, mais au contraire d’en démontrer l’importance, elle explore certaines des hypothèses qui accordent à l’histoire de la Grande Guerre un temps élargi.
Christophe Prochasson, « La guerre et sa périodisation », 1914-1918 aujourd’hui, n° 1, 1998, p. 158-160.
Ces lignes qui proposent quelques repères dans l’histoire générale du catholicisme français sont inspirées de la synthèse de Denis Pelletier, Les catholiques en France depuis 1815, Paris, Editions La Découverte, 1997, 125 p.
Je reprends ici l’expression qu’il emploie pour évoquer la volonté et les efforts déployés par l’Eglise catholique pour reconquérir une société pensée comme déchristianisée.
Pierre-Yves Saunier, « L’Eglise et l’espace de la grande ville au XIXe siècle : Lyon et ses paroisses », Revue historique, Octobre-décembre 1992, n° 584, p. 321-348.
On sera amené à utiliser les travaux d’Annette Becker et notamment La Guerre et la Foi. De la mort à la mémoire 1914 –1930, Armand Colin, 1994, tant la Première Guerre mondiale devait jouer un rôle essentiel dans la fondation de Notre-Dame Saint-Alban, et la nature de la nouvelle paroisse.
D. Pelletier, Les catholiques en France depuis 1815, op. cit., p. 60.
Deux ouvrages serviront de référence pour l’histoire de la pensée catholique : Pierre Colin, L’audace et le soupçon. La crise moderniste dans le catholicisme français, 1893-1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, 523 p., qui guidera l’analyse contextuelle dans cette première partie, et Etienne Fouilloux, Une Eglise en quête de liberté. La pensée catholique entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, 325 p., qu’on sera amené à réutiliser dans toute la suite du travail.