La condamnation et la soumission

Le mariage de Victor Carlhian s’inscrivit de toutes les façons dans le vide qu’avaient entraîné la condamnation de 1910 et l’abandon du militantisme sillonniste. La mémoire familiale a retenu la formule lapidaire lancée à Jean Carlhian par Jeanne Le Gros, sœur aînée de Victor, pour expliquer la renonciation tardive de son frère à l’état de célibat : « C’est Pie X qui a marié ton père ! » 80 . Non seulement la condamnation du Sillon, mais aussi, et peut-être surtout pour cet intellectuel converti à la pensée de Laberthonnière, celle du modernisme, ont mis un terme à une période de sa vie pendant laquelle il avait osé se lancer dans le réel pour aider à la transformation de la cité. Cette période de lutte pour la réconciliation des catholiques avec une République, qu’il voulait animée d’un esprit de justice sociale, et un monde moderne, qu’il fallait accepter pour mieux l’investir des principes chrétiens, se clôturait sur un échec qui l’atteignait personnellement, au plus profond de ses choix. Victor Carlhian, même s’il avait douté de la justesse de l’orientation résolument politique donnée par Marc Sangnier au « plus grand Sillon » 81 , avait continué à suivre la ligne imposée par le Sillon central à Paris. Aussi devait-il affronter, entre 1907 et 1910, au plus fort des débats politico-religieux, la dégradation continuelle des relations des sillonnistes avec la hiérarchie catholique, en même temps qu’il était confronté à la condamnation des philosophes et théologiens qui avaient nourri son rapport au monde et à la foi. En 1907, l’encyclique Pascendi qui, au-delà des écrits de Loisy, atteignait notamment les ouvrages de Le Roy et de Laberthonnière, censurait finalement son propre système de pensée. La marge de liberté qu’il croyait conserver dans les domaines politique et social lui était confisquée par la lettre du 25 août 1910 de Pie X aux cardinaux et évêques français condamnant à son tour le Sillon.

La soumission de Victor Carlhian à l’autorité ecclésiale ne se fit pas attendre. Dans les faits, elle apparaissait pleine et entière. Pour la confirmer, il envoya une lettre au cardinal Coullié qui commençait par remercier l’archevêque de Lyon d’avoir accepté la démarche commune des sillonnistes « de filiale soumission ». Les marques de l’obéissance due à la hiérarchie de l’Eglise catholique irriguaient tout le premier paragraphe et étaient reprises dans la conclusion :

‘« Eminence,
Je ne veux pas manquer de vous remercier, au nom de tous mes amis, de l’accueil si paternel que Votre Eminence et monseigneur l’évêque d’Hiérapolis ont fait à notre démarche de filiale soumission . C’est avec une joie confiante que je m’empresse de vous remettre quelques notes qui vous permettront de prendre une décision au sujet de nos groupes d’éducation populaire, décision que nous attendons dans des sentiments de très respectueuse obéissance . Nous vous avons entretenu, Eminence, des suppressions et des changements déjà faits pour obéir aux ordres du Souverain Pontife. » 82

Dès l’introduction à la lettre, reproduisant le schéma hiérarchique de l’autorité paternelle qui induisait toute une série d’attitudes (le respect, le dévouement, la soumission, l’obéissance, dans la confiance accordée à celui qui leur veut du bien parce qu’ils sont ses enfants), les sillonnistes, en position d’attente, subissaient la volonté de la hiérarchie, seul sujet des verbes de décision. Des preuves de la soumission des sillonnistes étaient apportées dans le paragraphe suivant : le local du 21 de la rue Vieille Monnaie avait déjà été débarrassé de « tout ce qui rappelait sa destination primitive » et Victor Carlhian se proposait de prêter la grande salle de ce local pour les réunions des œuvres qui en exprimeraient le besoin ; de même, la publication du bulletin mensuel L’Aiguillon cessait immédiatement. Dans le souvenir qu’il désirait rapporter à ses auditeurs de 1929, la condamnation de 1910 apparaissait acceptée, au terme d’un raisonnement qui refusait à l’action sociale une finalité politique :

‘« Ainsi l’action sociale m’orientait non vers l’organisation d’un système politique, mais vers une compréhension meilleure des leviers humains. […] C’est pourquoi, lorsque l’instrument qui nous rassemblait fut brisé , je ne le regrettai que comme un moyen qui nous était enlevé avant que la tâche ne fût achevée. Pourquoi s’attarder à des regrets superflus ? » 83

La violence attachée à la forme passive du verbe « briser », traumatisme qu’on subit, contredisait cependant l’idée de libre sujétion à l’injonction pontificale. Victor Carlhian se devait d’obéir, il se résignait à la docilité, était-il pour autant convaincu ? Des notes qu’il avait écrites en 1908 sur les théories et les pratiques sillonnistes 84 l’avaient révélé dans une tout autre disposition d’esprit deux ans auparavant. Il y revendiquait la liberté du catholique à choisir et à assumer les directions de son action sociale et politique, sans que l’Eglise pût intervenir.

‘« Dans le choix des instruments avec lesquels nous devons préparer le règne de Dieu, dans le choix de notre vocation, [l’Eglise] n’intervient pas pour commander , car nous jouissons pour ceci d’une liberté illimitée . […] Ce n’est pas parce que notre action sera conçue dans un esprit religieux, et que nous serons des catholiques militants qu’elle nous dictera une direction sociale et politique. » 85

Le revirement de Victor Carlhian, opéré deux ans plus tard dans l’introduction de la lettre au cardinal Coullié, s’exprime dans l’opposition des champs lexicaux : à celui dominé par le refus de la contrainte qui s’étale ici, répond celui de l’obéissance et de la soumission. Mais en réalité, cette soumission n’avait pas revêtu la même évidence pour tous les sillonnistes et durant les mois de septembre et d’octobre 1910, les débats avaient secoué tous les groupes du diocèse de Lyon. D’ailleurs, l’exposé de 1929, en dépit du recul que Victor Carlhian souhaitait donner à ses souvenirs, laissait percer les sentiments douloureux qui l’avaient alors étreint.

‘« Ce qui causait mon regret, ce n’était donc pas un instrument perdu, mais la détresse des âmes auxquelles on avait insufflé le désir et le goût de l’apostolat social, et qui ne savaient comment y travailler. Qui a donc parlé de la joie d’avant guerre ? Peut-être ces petits rentiers si malheureux depuis et, qui encore jeunes, recroquevillaient leurs désirs et leurs ambitions aux amusements bourgeois de la table et de la chasse ; mais pour ceux qui avaient quelques ambitions moins terre à terre, quel étouffement sous un ciel si obscur et chargé de nuages ! » 86

Loin d’une Belle Epoque mythifiée, le jugement porté sur le climat de l’avant-guerre dévoile cette fois la lucidité de Victor Carlhian. L’étouffement ressenti dépassait bien sûr l’épisode sillonniste, pour peser sur l’ensemble du pontificat de Pie X, en tout opposé au « grand pontificat » précédent. La réaction n’avait pas seulement « brisé » un instrument politique, elle opprimait les aspirations à une liberté intellectuelle et avait fait taire ses plus éminents représentants. De cela, Victor Carlhian ne se remettrait jamais.

Finalement sa sœur avait raison de considérer son mariage comme l’aboutissement de ses échecs de militant sillonniste et d’intellectuel proche des milieux modernisants. Lui-même finirait par établir un lien entre la disparition du Sillon et l’évanescence de toute vie humaine. De plus le décès de son père en 1909 n’avait pu que précipiter la prise de conscience de l’inéluctabilité de sa propre mort. Le temps des deuils réalisé, Victor Carlhian allait pouvoir s’investir dans une autre quête.

‘« Dans l’anxiété de ces jours où les ruines succédant aux ruines présageaient de nouvelles catastrophes, la pensée que la mort viendrait aussi nous prendre se présentait naturellement. Mais l’homme n’accepte point de mourir sans vouloir revivre dans des fils capables de continuer sa tâche. Le sentiment des paternités futures oriente son regard et, lorsque la Providence s’en mêle, un autre regard rencontrant le sien, un foyer se constitue dans l’union des mêmes désirs et dans la même volonté de préparer aux grandes causes que l’on a aimées ensemble, des serviteurs jeunes et courageux. » 87

L’histoire personnelle rejoignait ainsi le climat oppressant d’une Eglise catholique en réaction et Victor Carlhian s’engouffrait dans la brèche que lui offrait sa relation avec Marie de Mijolla. L’amour et le mariage, les naissances espérées redonnaient à cet homme de trente-sept ans l'assurance d’une victoire sur la brièveté de la vie, tout en lui ouvrant les nouvelles perspectives d’une action religieuse et familiale, celle qu’il mettrait bien sûr en évidence lors de la réunion des membres de l’Association du Mariage Chrétien en 1929. Le choix de la partenaire demeurait dans la continuité de la militance sillonniste : c’était au sein de ce réseau que Victor Carlhian avait rencontré celle qui partagerait sa vie et pourrait désormais l’accompagner dans ses engagements.

Notes
80.

Entretien avec Jean Carlhian, in F. Buclet, Le Van…, op. cit., p. 198.

81.

G. Goyard rapporte les propos tenus par Jean Guitton sur cet épisode : d’après l’auteur de « Portrait d’un laïc : Victor Carlhian », in Œuvres complètes, Tome 3 « Portraits », Paris, Desclée de Brouwer, 1966, 943 p., p. 753, Victor Carlhian aurait reproché à Marc Sangnier « d’avoir négligé l’anonyme institution, l’incarnation artisanale, le travail et la peine pour devenir seulement un prophète ». Sans mettre en doute les réserves de Victor Carlhian quant à l’orientation prise dans ses dernières années par le Sillon, il faut cependant considérer avec circonspection le témoignage de Jean Guitton. Face au politique, les deux hommes n’auront jamais les mêmes réactions et on verra par la suite Jean Guitton adopter des attitudes contraires aux principes, éclairés par une lucidité sans compromission, de Victor Carlhian. On reviendra de toutes les façons, dans la troisième partie de la thèse, sur les prises de position politiques des deux hommes au cours des années trente et de la Seconde Guerre mondiale, des choix qui peuvent expliquer certains jugements des témoignages livrés a posteriori.

82.

A.A.L., Casier Coullié, Dossier Sillon, lettre de Victor Carlhian au Cardinal Coullié (septembre 1910 ?). Les passages mis en valeur par l’utilisation du style « italique gras » ont été sélectionnés pour les besoins du commentaire. Le procédé sera repris pour d’autres citations.

83.

Victor Carlhian, « Un demi-siècle de vie. Mon itinéraire spirituel », op. cit., p. 13.

84.

Victor Carlhian, « La théorie politique et sociale du Sillon », 1908, 15 p., Notes entrées sur traitement de texte par Louis Carlhian qui leur a lui-même choisi ce titre.

85.

Victor Carlhian, « La théorie politique et sociale du Sillon », op. cit., p. 3-4.

86.

Victor Carlhian, « Un demi-siècle de vie. Mon itinéraire spirituel », op. cit., p. 13.

87.

V. Carlhian, op. cit., p. 14.