2 – La formation d’un réseau de militants sillonnistes

Lors de la veillée du premier janvier 1911, invité par la famille Remillieux, Victor Carlhian était donc intervenu pour défendre avec conviction la cause du célibat. Un an et demi plus tard, le mariage scellait son union avec Marie de Mijolla. Animatrice elle-même du Sillon féminin, elle était la sœur de deux militants sillonnistes. Le plus connu des deux était Louis de Mijolla, né en 1891 à Saint-Chamond 88 . Ses études l’avaient amené en 1907 dans la classe de mathématiques spéciales du lycée de Lyon et ce fut en tant qu’étudiant qu’il adhéra au Sillon lyonnais. L’été, de retour dans la Loire, il fréquentait le Sillon izieutaire, vendant pour son compte L’Eveil démocratique. En 1910, il intégra l’Ecole des Mines de Saint-Etienne, dont il sortit major en 1913. Au cours de son séjour lyonnais, il était devenu l’ami de Victor Carlhian, son aîné, qui l’initia à la philosophie de Laberthonnière et de Bergson. Leur formation scientifique comme leur enthousiasme pour les grandes théories scientifiques modernes avaient sûrement contribué à rapprocher les deux hommes. La rencontre entre Marie de Mijolla et Victor Carlhian, plus tardive, fut provoquée, en septembre 1910, par la nécessité de réorganiser les différents groupes sillonnistes après la condamnation pontificale 89 . La collaboration nouvelle entre les groupes d’hommes et de femmes permit de réitérer ces réunions et de les rapprocher dans l’action commune qui donnerait un de ses sens à leur union. Ceux qui ont insisté sur la timidité de Victor Carlhian envers les femmes et sur la séparation, habituelle avant septembre 1910, entre les cercles masculins et féminins du Sillon ne faisaient que rappeler le cloisonnement des activités des deux sexes dont les catholiques apparaissaient parmi les défenseurs les plus ardents. Certes, le Sillon offrait dans certaines de ses manifestations un cadre pour une sociabilité mixte qui concédait à ses militantes une « modernisation des comportements sociaux féminins » 90 . Mais on restait très loin du modèle minoritaire de la féministe. Les réactions des dames sillonnistes de Lyon à la condamnation de 1910 le montreraient clairement. De plus, l’exaltation des qualités féminines de la fiancée de Victor Carlhian se conformait à une image traditionnelle de la femme dans la société bourgeoise du siècle : son dévouement à la cause sillonniste témoignait des vertus d’épouse et de mère qu’elle saurait infailliblement mettre en pratique après son mariage et qui assureraient à son époux un bonheur privé et familial. Victor Carlhian a raconté l’épisode qui lui fournit l’occasion de se déclarer. Mais au-delà des circonstances anecdotiques d’un voyage en Corse qui se déroula au printemps 1912, il faut retenir le rôle médiateur des autres participants à ce voyage – l’abbé Vallas, qui en était l’organisateur, Joseph et Marie Remillieux, frère et sœur des abbés Remillieux – et de leurs proches, car ils nous introduisent dans l’intimité de Victor Carlhian et nous montrent que cette intimité s’était construite autour du réseau relationnel des sillonnistes.

Une lettre écrite par Laurent Remillieux à sa sœur Emilie et datée du 23 mars 1912 nous laisse entrevoir les émois de Victor Carlhian et la mise en œuvre de la médiation de ses amis pour favoriser la réalisation de ses désirs.

‘« Maintenant une question d’affaires, pressée, à laquelle je te prie de me répondre dès demain à moins d’impossibilité absolue. Voici la chose : M. Vallas a invité Carlhian à aller en Corse avec Joseph, Marie et « une de ses amies » (J. G.). Carlhian accepte avec enthousiasme, mais croyant lire entre les lignes, il met un nom sur cette amie de Marie, Mlle de Mijolla ! Lettre éplorée de Victor à M. Vallas le priant de réparer la « gaffe » soit par une invitation, soit par tout autre moyen.
M. Vallas te demande, connaissant ton jugement : 1°/ Si la famille de Mlle de Mijolla (je me souviens que tu m’en as parlé pendant les vacances) est assez dégagée de tout préjugé pour ne pas trouver étrange une invitation d’aller en Corse avec Carlhian… et surtout sous la direction d’un prêtre. 2°/ Si oui, est-on capable de garder le secret le plus absolu ?
Tu comprends l’importance de cette question. Réponds au plus vite. » 91

On négligera pour l’instant le rôle particulier joué par Laurent Remillieux au sein de sa famille et sa tendance à devenir le médiateur incontournable de toutes les situations. On se concentrera au contraire sur l’ensemble des intervenants du voyage et sur leur attitude face au problème sentimental de Victor Carlhian, pour tenter d’en mesurer les implications relationnelles et de saisir l’originalité de cette attitude. L’abbé Jean Vallas, professeur de philosophie et collègue de Laurent Remillieux à l’Institution Saint-Joseph de Roanne, était devenu en ces années un ami proche des Remillieux et était régulièrement reçu à Lyon, dans le cadre familial. Des liens plus étroits avaient été noués avec Jean Remillieux et l’avaient conduit à partager certaines expériences en cours, qui avaient suivi la reconversion des sillonnistes. Ainsi, sa participation à la charge de la colonie de Chapareillan l’avait amené à côtoyer Victor Carlhian. Le voyage en Corse montrait l’intimité partagée autour de la famille Remillieux, dans le secret des confidences. Le débat sur l’opportunité d’inviter une jeune fille à participer au voyage, sans aucun membre de sa famille, et qui plus est, dans la compagnie d’un célibataire, nous révèle que, tout en étant fort conscient du code des convenances, on n’hésitait pas à outrepasser un certain conformisme social. Certes la présence d'un prêtre, qui pourrait chaperonner la jeune fille, était censée rassurer la famille de Marie de Mijolla. Mais on ne peut que relever la part de liberté qui définissait les relations entre ces anciens sillonnistes, en se demandant si cette liberté appartenait aux usages d’un groupe social qu’ils représentaient, ou si elle était le résultat des années de militance sillonniste et des liens particuliers qui régissaient les rapports entre les membres du Sillon lyonnais. En explorant le groupe des anciens sillonnistes de Lyon, on comprendra peut-être la force et l’originalité de ces liens personnels qui continuaient, encore après 1910, à structurer leurs relations et à organiser leur reconversion. Comment s’était constitué le réseau des sillonnistes lyonnais et comment ce réseau avait-il survécu à la mort du Sillon ? Cette double interrogation nous servira d’une part à conduire l’étude du réseau des sillonnistes lyonnais et de son fonctionnement et, d’autre part, à suivre ses membres au cours de leur militance et de la reconversion qui les amènera à se dissocier. S’il est juste qu’on accorde, dans cette étude, une place privilégiée aux futurs fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban et à leurs proches, on cherchera en dernier ressort à comprendre ce qui les a amenés à se distinguer de leurs compagnons et à se retrouver dans la recherche commune d’un nouvel apostolat.

Notes
88.

Les éléments biographiques recueillis sur Louis de Mijolla proviennent d’une biographie composée par son fils François de Mijolla et déposée à l’Institut Marc Sangnier, « Petits fonds : Louis de Mijolla ».

89.

Dans une lettre adressée à son fils aîné, Jean Carlhian, en 1949, à l’occasion du décès de son épouse, Victor Carlhian revenait sur leur rencontre et les moments qui précédèrent leurs fiançailles. Cette lettre est citée par M. Villain, Victor Carlhian, portrait d’un précurseur…, op. cit., p. 139-140.

90.

Georges Duby et Michelle Perrot (sous la direction de), Histoire des femmes en Occident, T. 4, Le XIXe siècle, sous la direction de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, Paris, Plon, 1991 pour l’édition française, 640 p., p. 190. La citation est extraite du chapitre 7 rédigé par Michela De Giorgio et intitulé « La bonne catholique ». Cet ouvrage collectif a été utilisé d’une façon plus générale pour replacer les expériences vécues par les personnages féminins étudiés dans le cadre de cette thèse dans une histoire globale des femmes au XIXe siècle.

91.

Lettre de Laurent Remillieux à Emilie Remillieux, datée du 23 mars 1912, et certainement envoyée de Roanne, Correspondance familiale, Papiers Remillieux . C’est Laurent Remillieux qui souligne.