Pour reconstituer le parcours de Jean Remillieux, on ne dispose que de quelques sources éparpillées. La plus notable est la biographie déjà citée, publiée par son frère Laurent en 1917, deux ans après sa mort sur le front 135 . Intitulée Âme de prêtre-soldat. L’Abbé Jean Remillieux (1886-1915), préfacée par Monseigneur Lavallée, recteur des Facultés catholiques de Lyon, elle magnifie le rôle joué par les prêtres catholiques au cours de la Première Guerre mondiale et prouve ainsi la contribution des catholiques à l’effort de guerre et leur fidélité à l’Union Sacrée. Mais si la reconstitution de la vie édifiante de l’abbé Jean Remillieux est orientée dans la perspective ultime du sacrifice patriotique, elle donne aussi lieu à un discours sur l’exemplarité d’une vocation religieuse. Quatre chapitres résument l’existence du prêtre lyonnais : le premier, « Préparation – Vie intérieure » présente l’enfance et la formation de Jean Remillieux, jusqu’à la dernière année du grand séminaire ; le deuxième, « Sacerdoce – Recueillement », se concentre sur son ordination et la fin de sa formation intellectuelle au Séminaire universitaire ; le troisième, « Ministère », présente ses premières activités pastorales dans la paroisse Saint-Julien de Cusset à Villeurbanne, activités conduites en parallèle avec sa tâche d’enseignant remplie à l’Institution Notre-Dame des Minimes à Lyon pendant l’année scolaire et avec son ministère à la colonie de Chapareillan qui l’occupait pendant les vacances ; enfin le dernier chapitre, « Vie militaire – La mort », le suit pendant toute cette année de guerre qui l’amena à la mort glorieuse sur le champ de bataille. A ce stade de notre analyse, on se contentera d’exploiter les trois premiers chapitres qui nous révéleront, comme on peut l’attendre, les préoccupations spirituelles de l’abbé Jean Remillieux et la réflexion qu’il mena sur l’orientation à donner à son ministère sacerdotal.
Déjà, la personnalité du prêtre s’exprimait, loin de tout conformisme, dans des projets offensifs et audacieux qui se démarquaient des inquiétudes d’une Eglise en réaction. Et justement, ces chapitres renferment aussi des traces de son appartenance sillonniste, jamais évoquée de façon explicite, mais très aisément détectable pour les lecteurs avertis. Il s’agissait de ne pas heurter la sensibilité des autorités diocésaines qui veillaient toujours à censurer l’expression d’idées qui ne se conformeraient pas à la ligne prescrite par Rome, sans cependant trahir la mémoire de l’abbé Jean Remillieux ni les attentes de ses amis qui décoderaient mieux que les autres la réalité des événements. Laurent Remillieux a émaillé le récit de la vie de son frère de nombreuses citations prélevées dans la correspondance que Jean entretenait avec sa famille ou dans des notes spirituelles prises tout au long de retraites. On a ainsi compris que les lettres écrites par Jean Remillieux et conservées parmi les papiers familiaux, avec celles de son frère aîné, étaient largement amputées. Mais la correspondance retrouvée a l’avantage de proposer un contrepoint aux extraits qui avaient été sélectionnés par Laurent Remillieux dans un but apologétique et dans une perspective conforme aux prescriptions de la hiérarchie ecclésiale. On découvre alors Jean Remillieux dans son cadre familial et on le voit évoluer au sein d’un réseau relationnel qui intéresse l’étude du Sillon, alors que la liberté de parole lui était rendue. L’ouvrage publié en 1917 comporte aussi des fragments du témoignage de Victor Carlhian, l’ami intime sollicité par Laurent Remillieux. L’animateur du Sillon lyonnais n’est jamais nommé. L’anonymat permettait de taire encore une fois l’incartade sillonniste et donc de conférer au récit un caractère exemplaire : la vie de l’abbé Jean Remillieux avait été celle d’un prêtre, certes exceptionnel, mais dont le sacrifice révélait la grandeur de l’Eglise tout entière et son unanimité face aux problèmes du temps.
En octobre 1906, Jean Remillieux réintégrait le grand séminaire après une année de service militaire qui avait semblé marquer, dans sa vie, le même tournant qu’on avait déjà observé dans l’histoire de Victor Carlhian. Là évidemment, la mise en exergue de cette année correspond aussi aux besoins de la construction d’un récit déterminé par sa fin militaire. Nombreux sont par ailleurs les éléments qui, tout au long du texte, parasitent le cours de la vie de Jean Remillieux, pour annoncer sa destinée tragique. Ces incises injectent un sens unique à ses choix et à ses actions, qui amenaient sa vie vers le sacrifice consenti. Pourtant le parallèle avec l’expérience vécue par Victor Carlhian demeure intéressant et montre que le service militaire, dont les républicains avait voulu faire un des creusets de la nation, pouvait parfois servir les desseins de la République. Les catholiques continuaient à échapper à l’école de la République, mais les jeunes hommes de cette société divisée devaient bien finir par se rencontrer. Dans les souvenirs qui reconstituaient la vie des deux sillonnistes, le temps du service militaire cristallisait la prise de conscience de Victor Carlhian et Jean Remillieux : pour la première fois, ils avaient atteint le monde réel et les controverses sociales et politiques avaient perdu leur aspect exclusivement théorique. Les autres, incroyants, ouvriers, socialistes, syndicalistes, que la société catholique dénonçait comme des ennemis irréductibles de la religion, se changeaient en compagnons partageant la vie quotidienne et ses difficultés. Certes, la vie militaire reprenait les codes hiérarchiques de la vie civile, mais nos deux hommes n’en retenaient que le mythe égalitaire de la camaraderie entre soldats. La découverte du Sillon interviendrait dans les deux cas après cette initiation. Enfin, la valeur particulière accordée au service militaire dans l’itinéraire des deux sillonnistes s’alimentait au modèle fourni par Marc Sangnier : pour ce dernier aussi, le temps des obligations militaires avait dessiné l’une des ruptures de sa vie, et la conformité des expériences confortait ici l’âme commune des sillonnistes.
Mais pour Jean Remillieux, l’année passée sous l’uniforme s’était compliquée d’un épisode aux circonstances plus dramatiques. La vague de grèves et la poussée syndicale qui agitèrent la France industrielle et ouvrière de 1904 à 1907 culminèrent en cette année 1906 136 , et le vingt-troisième régiment d’infanterie de Bourg dans lequel il était incorporé fut envoyé dans le Nord pour réprimer les mouvements des grévistes.
‘« Ce fut pour lui une épreuve. Par bonheur, le régiment ne prit part à aucune répression violente. Il eut l’occasion, dans une usine occupée, de causer questions sociales avec un contremaître. » 137 ’En précisant que l’unité de son frère n’avait heureusement pas participé aux violences de la répression, Laurent Remillieux plaçait son frère, sinon dans le camp des grévistes, du moins comme un médiateur favorisant le dialogue et prônant une solution négociée : il définissait une attitude que lui-même revendiquait pour désamorcer aussi les conflits religieux de la société. D’ailleurs, la phrase suivante met en scène un échange, dans le train du retour, entre Jean Remillieux et « un camarade irréligieux ». Il faut cependant remarquer que ce fut avec le contremaître de l’usine occupée que Jean Remillieux avait conversé. On ne sait pas quelle était la position de ce contremaître face au mouvement de grève mais on peut déduire de sa situation sociale intermédiaire ce qui l’avait rapproché de son interlocuteur. Par son appartenance aux classes moyennes et par sa formation intellectuelle, Jean Remillieux ne ferait jamais partie des classes populaires qu’il désirait aborder, pas plus qu’il ne voulait frayer avec cette bourgeoisie murée dans des préjugés qu’il abhorrait. D’après Laurent Remillieux, la fréquentation de ses camarades militaires avait amené son frère à former les projets qu’il mettrait en œuvre les années suivantes : la reconquête religieuse comme la résolution des questions sociales passeraient par une œuvre d’éducation, qui prônerait la rencontre des différents milieux sociaux et culturels et le dialogue favorisé par les liens de l’amitié. Mais on peut finalement se demander si le regard rétrospectif porté sur l’année du service militaire n’était pas contaminé par les idéaux et les méthodes du Sillon.
La première référence au Sillon qu’on aurait tendance à relever dans la biographie proposée par Laurent Remillieux se situe en effet à la fin des pages consacrées au temps des obligations militaires. Elle transparaît dans l’usage d’un vocabulaire emprunté au champ sémantique sillonniste. En juin 1906, après l’ordination de son frère aîné, Jean Remillieux célébrait au milieu des siens « “l’âme commune”, si douce à tous ceux qui participent au grand idéal » 138 . Ce mois de juin correspondait au premier congrès public du Sillon lyonnais, qui affirmait ainsi son existence et plus, « sa primauté parmi les groupes sillonnistes du sud-est » 139 . Quarante ecclésiastiques assistaient à la conférence publique de Marc Sangnier 140 . Pourtant, dans la correspondance familiale, on ne trouve toujours pas d’allusion au Sillon. La deuxième référence implicite que Laurent Remillieux glissait dans l’ouvrage consacré à son frère était associée à l’été de l’année suivante. L’engagement sillonniste de Jean Remillieux paraît cette fois très clair et il est corroboré par les allusions au Sillon qui composait dorénavant un thème incontournable de la correspondance familiale. De plus, Laurent Remillieux laissait le soin à Victor Carlhian de remémorer ces vacances.
‘« Pendant les vacances 1907, il pense beaucoup et il agit déjà. Un ami, aimé entre tous, qui en ce moment entra dans sa plus stricte intimité, écrit de lui :Une retraite organisée pour les sillonnistes les réunissait dans la région de Fontainebleau au début du mois de septembre. Les locutions « déjà » et « en ce moment », qui accompagnent le premier complément de temps « pendant les vacances de 1907 », laissent entendre une action en cours et montrent la simultanéité de l’engagement sillonniste et des prémices de l’amitié qui allait lier Jean Remillieux au dirigeant du Sillon lyonnais. Cette chronologie échappe à la banalité : alors que les relations du Sillon avec la hiérarchie catholique entraient dans une période de tensions, dans le contexte d’un raidissement idéologique et d’une condamnation des modernismes, Jean Remillieux, séminariste, devenait un militant sillonniste et entraînait dans cette militance sa famille, laïcs et prêtre confondus.
A partir de l’été 1907, sa correspondance révélait sa conversion définitive à « la cause », à « l’idéal », son attachement aux méthodes sillonnistes de « l’échange des idées » et sa résolution de partager avec sa famille son enthousiasme. Il conseillait des lectures sillonnistes à sa sœur Emilie, qualifiée de « chère sillonniste », et sollicitait les avis familiaux sur un article qui devait porter sur « L’esprit du parti » 142 . Cette contribution annonçait sa participation à l’écriture du bulletin des sillonnistes lyonnais, L’Aiguillon, édité à partir du 15 août 1908. Le 6 septembre 1907, Laurent Remillieux écrivait à Jean sur les lieux de sa retraite et le priait de communiquer à Victor Carlhian, « l’ami commun », son souvenir le plus affectueux. Il regrettait son absence à la réunion du dimanche et lui demandait d’embrasser « les familles chrétiennes et sillonnistes, tous les petits camarades, toutes les âmes idéalistes qui sont sur la terre » 143 . Désormais, on retrouvera souvent dans les lettres des deux frères cette expression exaltée d’une fraternité, qui ne constituait pas seulement l’une des modalités relationnelles du mouvement sillonniste, mais presque la raison d’être de chacune de ses actions. L’élan affectif que les militants cherchaient dans « l’esprit du Sillon », dans « l’âme commune », reproduisait le lien indissoluble, si particulier, des relations familiales. Le réseau d’amitiés qui structuraient chaque groupe sillonniste plaçait les militants dans un univers marqué par des repères affectifs, qui les protégeaient des polémiques et de l’hostilité des autres catholiques et qui valorisaient ce qui était conçu comme une différence. Les 27 et 28 septembre 1907, un congrès organisé par le Sillon lyonnais réunissait un millier de participants sur le thème de la coopération 144 . La Semaine religieuse du diocèse de Lyon avait publié le 20 septembre un message de Mgr Coullié qui « recommand[ait] à ses prêtres et aux élèves des séminaires de ne prendre aucune part aux travaux ou réunions de ce congrès » 145 . La mise en garde de la hiérarchie ne semble pas avoir troublé l’enthousiasme des frères Remillieux. Laurent Remillieux, nommé professeur au petit séminaire du Rondeau, à Grenoble 146 , entretenait une correspondance assidue avec les membres de sa famille et défendait sans relâche la cause sillonniste. Il recommandait à Emilie la lecture de L’Eveil démocratique et tentait de dissiper ses inquiétudes quant au bien-fondé de l’engagement sillonniste de la famille et quant à ses difficultés face aux mises en garde de la hiérarchie.
‘« Tu trouveras [dans L’Eveil] tout ce que nous aimons . Je te demande de ne pas être troublée parce que tu penses différemment des autres hommes. Au contraire, c’est la meilleure preuve que tu es dans la vérité. […] Prions pour le Sillon. » 147La confusion des sentiments évacue les aspects rationnels qui pourraient motiver l’engagement sillonniste. Laurent Remillieux ne discute pas les idées du Sillon bien qu’il dise « étudier » la revue. Mais il confine ses jugements au domaine du « merveilleux ». Les verbes d’étude et de réflexion sont sans cesse contredits par l’accumulation des superlatifs, le choix des points d’exclamation comme ponctuation, ou le vocabulaire qui rend compte de l’état d’esprit des correspondants et de leurs émotions. La personnalité de Laurent Remillieux le prédisposait à « l’enthousiasme » d’un engagement sentimental pour la cause sillonniste. Entre l’automne 1907 et le printemps 1910, les lettres que l’abbé Laurent Remillieux envoyait à Emilie fournissaient l’occasion de passer en revue les différents articles de L’Eveil démocratique, lecture hebdomadaire très attendue, « la seule lecture réconfortante de la semaine » 152 à partir du moment où il fut envoyé comme professeur d’allemand à l’Institution Saint-Joseph de Roanne. Laurent Remillieux continuait aussi à lire la revue Le Sillon que lui faisaient parvenir ses frères et sœurs restés à Lyon. Et il observa la même assiduité quand parut le quotidien La Démocratie. Il restait aussi informé des développements locaux du Sillon lyonnais par L’Aiguillon que lui envoyait, entre autres, Raymond Thomasset. Il épluchait littéralement, écrivait-il à sa sœur, les journaux sillonnistes et lui conseillait leur lecture intégrale, jusqu’au feuilleton. La communauté d’idées ainsi établie et révélée par ces lectures communes contribuait à resserrer les liens entre les membres de la fratrie. Même éloigné de Lyon par ses nominations à des postes d’enseignement, Laurent Remillieux suivait l’évolution des activités sillonnistes de la famille et les encourageait. Elles constituaient un véritable devoir auquel il ne fallait jamais se soustraire et qui devait rassembler la famille. L’engagement sillonniste obéissait chez les Remillieux à une logique familiale. En fait, la structure et le fonctionnement de la famille favorisait l’enrôlement de tous les Remillieux dans un mouvement qui reposait sur la force des liens interpersonnels. Les virtualités de l’histoire familiale des Remillieux seront plus longuement explorées par la suite. Continuons pour le moment à les suivre dans le cours de leur vie sillonniste qui les amena à étendre le réseau des sillonnistes du diocèse de Lyon.
Il est difficile de retracer le détail des activités sillonnistes de Jean Remillieux car finalement peu de documents nous le donnent à voir dans son quotidien. Les textes de Victor Carlhian inclus dans l’ouvrage publié par son frère en 1916 demeurent beaucoup trop confinés dans le registre de la spiritualité pour qu’on puisse saisir le militant. Choisis par Laurent Remillieux, ces textes révèlent surtout la fascination que le clerc exerçait sur le laïc ou, à la limite, évoquent l’orientation que le futur prêtre désirait donner à sa carrière. On possède cependant une idée de la portée de son engagement puisqu’on sait qu’il écrivait dans le bulletin des sillonnistes lyonnais. Il est vrai que jusqu’à l’été 1908, la vie du grand séminaire le retint à l’écart du monde. Les visites que lui rendait Victor Carlhian se résumaient à de « courtes rencontres » au parloir, parfois à une promenade sur la terrasse qu’ils « arpent[aient] de long en large », le temps d’une conversation 153 . Il lui restait les vacances pour participer activement au mouvement sillonniste. Son attachement au Sillon se renforçait, jusqu’à se présenter comme inséparable de la réalisation de sa vocation religieuse. C’était lui qui donnait le ton de l’engagement familial et qui suivait le plus régulièrement possible le cours de la vie du Sillon lyonnais. Chaque fois que son frère aîné avait à participer plus directement au mouvement, il s’en référait à Jean pour lui demander des conseils théoriques ou pratiques sur la position qu’un clerc devait adopter au milieu de sillonnistes, sur la tâche apostolique qu’il devait remplir. En matière sillonniste, la correspondance familiale érigeait Jean Remillieux en référence pour le reste de la fratrie.
En octobre 1909, Jean Remillieux intégrait le Séminaire universitaire et le surcroît de liberté qu’il en obtenait était investi dans la préparation du congrès de novembre 1909. Les circonstances de la tenue de ce troisième congrès sillonniste organisé à Lyon étaient pourtant largement défavorables aux sillonnistes lyonnais. Gatien Goyard a rappelé le climat d’hostilité qui l’environna 154 . Le sentiment de former une minorité victime de critiques infondées avivait la fibre sillonniste de la famille Remillieux au lieu de la décourager. Le congrès de novembre 1909 constitua un moment fort de l’histoire familiale. Sujet essentiel de bien des lettres écrites par tous les membres de la famille entre août et décembre 1909, le congrès cristallisa la solidarité familiale autour du Sillon et confirma le rôle incitateur des deux frères destinés à la carrière ecclésiastique. Laurent Remillieux, retenu ailleurs par ses obligations professionnelles, suivait de loin les efforts familiaux, multipliant les conseils et les encouragements. Mais Jean Remillieux, sur place, coordonnait l’ensemble des activités. Dès le mois d’août, il annonçait à Laurent, qui passait ses vacances à Berlin, la mise en route de l’organisation du congrès : il fallait assurer son annonce et toute la famille collaborait aux tâches de propagande en commençant par préparer les enveloppes qui seraient envoyées aux participants potentiels. La lettre avait débuté par une antienne familière, plaçant en exergue des souhaits familiaux la réalisation conjointe de la vocation religieuse des deux frères et la réussite du Sillon.
‘« Je te souhaite de toute mon âme la réalisation de tous nos rêves […] et que le Sillon triomphant, Notre Seigneur soit toujours plus aimé. » 155 ’Elle continuait donc par l’annonce enthousiaste du Congrès :
‘« Et le Sillon ?? A Lyon, il se prépare à frapper un grand coup le 20 novembre : la famille, dans quelques soirs, va consacrer ses veillées à calligraphier mille adresses sur les cinquante mille nécessaires à la propagande du congrès. » 156 ’Et elle se terminait par le projet que Jean émettait sur sa participation à la retraite annuelle des sillonnistes lyonnais qui devait cette fois avoir lieu en septembre, toujours dans un établissement des Frères des Ecoles Chrétiennes qui se situait dans l’Ain. L’année précédente, la retraite avait été dirigée par l’abbé Beaupin et avait compté une douzaine de prêtres 157 . Mais Jean Remillieux nuançait ici l’enthousiasme exprimé auparavant en évoquant implicitement les inquiétudes des militants sillonnistes. Il ne doutait cependant toujours pas de la réussite finale.
‘« A la Saulsaie, les ombrages attendent du 6 au 13 septembre, les militants lassés. En serai-je ? C’est un peu à toi, mon cher Laurent, que j’adresse la question, car cela coûte… 35 francs et… ?? Je vais écrire au Père Cousin à ce sujet et au sujet du reste… A Paris, on vient d’imprimer tout un numéro de la revue exclusivement consacré à la campagne d’abonnements : on prie, on supplie, on met en demeure… : on aboutira. » 158 ’Le congrès de novembre fut aussi, pour les frères Remillieux, l’occasion d’associer plus encore leurs parents à la militance sillonniste. Le père, Laurent Remillieux, membre du tiers ordre franciscain, était sensible aux initiatives du catholicisme social et avait pu rencontrer des sympathisants, sinon des militants de la première démocratie chrétienne, dans le milieu franciscain 159 . Aussi ses fils se confiaient-ils facilement à lui et le tenaient-ils au courant de l’évolution de leurs positions sillonnistes. Laurent, le fils aîné, partageait avec lui, comme avec ses frères et sa sœur Emilie, les réflexions suggérées par la lecture de L’Eveil démocratique et lui faisait part de ses impressions hebdomadaires. Il lui demandait de prier avec lui pour le Sillon. L’automne 1909 semblait apporter la confirmation de l'assentiment du père pour les choix de ses enfants, alors que ces choix étaient fortement remis en cause par les autres catholiques et que la situation des deux fils qui avaient embrassé une carrière ecclésiastique devenait de plus en plus litigieuse. La solidarité familiale se renforçait de cette approbation parentale et Jean et Laurent Remillieux se sentaient dès lors capables d’affronter l’adversité.
‘« C’est pour nous, Jean et moi, une véritable consolation de vous voir comprendre et aimer ce que nous aimons. Cela est une preuve entre mille que nous suivons la voie de l’avenir… Vous n’imaginez guère combien, malgré les apparences, je suis plus heureux que mes confrères qui travaillent dans le vide et sans espoir… Le “ Sillon ” et surtout la tendance de chrétienne loyauté qu’il accuse ne peuvent qu’être bénis du Bon Dieu. » 160 ’Gatien Goyard, dans son étude du Sillon dans le Rhône, a avancé le soutien actif du père des Remillieux au Sillon lyonnais. En fait, il reprenait les propos de Maurice Villain qui le donnait comme « familier » des sillonnistes : et même, le « père des deux abbés [aurait] exerc[é] sur le groupe une influence de qualité franciscaine » 161 . Cette opinion me paraît relever de l’amalgame. Jamais la correspondance familiale ne livre d’indice sur la participation directe de Laurent Remillieux Père aux activités publiques du Sillon. En revanche, il est vrai que le foyer des Remillieux accueillait bien des sillonnistes, amis proches de leurs fils, comme Victor Carlhian, militants de passage invités à partager un repas ou à demeurer une nuit, pensionnaires qui trouvaient l’adresse des Remillieux par l’intermédiaire du réseau sillonniste.
Augustine Remillieux appréciait elle aussi les relations sillonnistes de ses enfants et ne mettait aucun frein aux invitations. Mais c’était seulement en cette occasion que ses enfants la mentionnaient dans leurs lettres. Jusqu’à la mort du père, en 1913, elle n’intervenait pas dans les discussions qui concernaient des questions politiques et sociales. Sa place restait celle d’une maîtresse de maison. Peut-être plus timorée que le reste de la famille en la matière, elle acceptait les choix de ses enfants et s’en tenait aux préférences de son fils aîné. Elle s’était pourtant inquiétée à plusieurs reprises des « influences pernicieuses » susceptibles de nuire à la vocation de Laurent. Ainsi, en 1905, alors que la crise moderniste guettait les séminaires, elle s’était interrogée sur les dangers qu’il pouvait courir. Des propos tenus par le curé de la paroisse qu’elle fréquentait l’avaient poussée à avertir son fils aîné de ces dangers et à s’assurer qu’il était à l’abri de la contagion moderniste. Elle était arrivée dans un état de grande agitation au grand séminaire, où son Laurent effectuait sa dernière année. Ce dernier, légèrement exaspéré, avait relaté l’incident à Jean :
‘« Enfin n’était-ce pas le comble ? Moi qui avais tant attendu ces quelques minutes, comme si j’oubliais notre “ chez nous ”, toutes les questions que pourtant, de plus en plus, je faisais miennes. La petite Mère ne me parle-t-elle pas de… Loisy ? Idées dangereuses dans les séminaires, l’Eglise est perdue, je dois être un révolutionnaire en… je ne sais quoi… etc. : tout cela fruit de la visite, du moins suites de la visite du P. Charret. Il y a des imbéciles partout, mais certes il y en a aussi parmi les curés. » 162 ’Laurent Remillieux ne semblait pas personnellement impliqué dans le conflit intellectuel qui minait les séminaires. Si sa correspondance ne révèle aucune adhésion aux thèses modernistes, ses réactions aux propos tenus par sa mère ne le plaçaient pas non plus dans le camp des contempteurs du modernisme. Divers témoignages sur Jean Remillieux laissent au contraire entendre, de sa part, une certaine inclination pour les thèse défendues. L’intérêt qu’il montrait est mis sur le compte d’une plus grande curiosité intellectuelle. Aucune preuve tangible ne permet cependant de confirmer ce type de témoignages. L’unanimité des deux frères sur le bien-fondé d’un engagement sillonniste, la bienveillance de leur père, finiraient par avoir raison des réticences d’Augustine Remillieux. La peur qu’elle aurait pu montrer envers ce modernisme social que représentait le Sillon n’a pas entravé la détermination de ses enfants ni freiné leur enthousiasme. Du moins, si cette peur a jamais existé, elle n’a pas été rapportée dans la correspondance familiale, signe que la mère de Laurent et de Jean Remillieux qui avait autrefois exprimé les craintes d’une Eglise conservatrice ne s’opposait plus à leur désir de concilier foi et modernité. Les attitudes des parents Remillieux posent néanmoins le problème de la diversité des influences qui jouèrent dans l’éducation des enfants et préparèrent leurs orientations futures.
Louis, Emilie et Marie Remillieux participèrent au congrès de novembre 1909 et les lettres qui rapportèrent à leur frère aîné les événements de la manifestation et les rencontres qu’elle occasionna clamaient leur exaltation unanime. Une phrase d’une lettre d’Emilie Remillieux à Laurent laissait même entendre que toute la famille avait assisté au punch qui avait clôturé la session.
‘« Le congrès a été magnifique, enthousiasmant ! […] Le soir nous assistions tous au punch de clôture : quelle force, quelle profonde amitié, quelle piété dans le Sillon ! Du reste, tu auras des échos par les sillonnistes de Roanne. […] Le congrès a produit une heureuse influence sur nous tous à la maison. Louis est reparti heureux ce matin. » 163 ’L’investissement des deux sœurs était particulièrement relevé. Marie Remillieux, qui avait alors 16 ans, avait été chargée de la vente d’edelweiss et une photographie, prise dans la rue sur le seuil de la salle Rameau, la montrait en compagnie d’une autre jeune fille de son âge.
‘« Marc les a publiquement félicitées après en avoir payé une un franc ; puis sur la discrète intervention de Montera, on a attribué sur le champ les deux abonnements ainsi recueillis aux deux vendeuses ; Marie, de cela et de tout le reste, est ravie, encouragée. » 164 ’Même les aspects les plus anecdotiques étaient relatés à Laurent Remillieux à partir du moment où ils montraient l’intégration des Remillieux dans la grande famille sillonniste. Il fallait que chacun participât de façon concrète à la réussite du congrès. Emilie n’avait pas osé prendre part à cette vente publique mais elle suivit toutes les séances du congrès et assista à la réunion des dames du Sillon. Et ce fut apparemment le congrès de novembre 1909 qui amena par la suite Emilie Remillieux à fréquenter plus assidûment le groupe des dames sillonnistes de Lyon, qui évoluait sous l’égide de Victoire Labeye. Le Congrès tenu à Lyon en juin 1906 avait opéré un premier rapprochement entre les cercles féminins de la région lyonnaise et le Sillon. Le samedi 9 juin, une réunion des « Groupes de Dames » avait été présidée par Marc Sangnier. La séance de travail avait permis à ces groupes de découvrir le rôle dévolu aux femmes dans le Sillon 165 . En avril 1907, une retraite prêchée par l’abbé Beaupin était organisée à Lyon pour les dames sillonnistes 166 . C’était bien après la refondation du Sillon lyonnais que le groupe féminin sillonniste de Lyon avait acquis une visibilité dans le paysage catholique de la ville. Emilie Remillieux connaissait déjà le cercle Saint-Gabriel, comme en témoignait la mention de « Mme François » dans une lettre de Laurent Remillieux datant du printemps 1908, mais la forme interrogative qui s’attachait aux demandes de son frère, lors de l’échange épistolaire de l’automne 1909, et à ses incitations, ne révélait que la volonté de ce dernier d'associer tous les membres de sa famille à la militance sillonniste. D’ailleurs le nom d’Emilie Remillieux n’avait jamais figuré sur les documents relatifs au groupe des dames sillonnistes 167 . De plus, les frères Remillieux comptaient dorénavant sur les fréquentations sillonnistes d’Emilie pour les aider dans l’orientation des études de leur sœur. A plusieurs reprises, les conseils de Mlle Régimbal, sillonniste et professeur de l’enseignement public 168 , étaient répétés à Laurent Remillieux qui envisageait pour Emilie une carrière semblable. Les sœurs Remillieux approchaient ainsi « la “femme nouvelle” du militantisme catholique » 169 émergeant au début du XXe siècle et à laquelle le Sillon offrait un cadre d’action. Les repas pris en commun sur les lieux du congrès, les conversations qui se nouaient alors, ou les invitations à partager le soir le dîner des Remillieux favorisaient l’établissement de relations personnelles qui confortaient les liens formels dus à l’appartenance au réseau sillonniste.
Âme de prêtre-soldat. L’abbé Jean Remillieux (1886-1915), op. cit. L’auteur n’apparaît nulle part, mais on sait, grâce à la correspondance familiale, que Laurent Remillieux fut chargé de la préparation et de la publication de l’ouvrage.
Pour replacer cet épisode dans le contexte général, on peut utiliser la synthèse de Madeleine Rebérioux, La République radicale ? 1898-1914, Paris, Ed. du Seuil, 1975, 256 p.
Âme de prêtre-soldat. L’abbé Jean Remillieux (1886-1915), op. cit., p. 53.
Âme de prêtre-soldat…, op. cit., p. 57. Son frère Laurent Remillieux venait de célébrer sa première messe, le 10 juin 1906, à l’église Saint-Paul, la paroisse familiale.
G. Goyard, Le Sillon dans le Rhône (1904-1910), op. cit., p. 46.
C’est le chiffre donné par G. Goyard, op. cit., p. 104.
Âme de prêtre-soldat…, op. cit., p. 72.
Lettre de Jean Remillieux à Emilie, datée du 15 juillet 1907, Papiers Remillieux.
Lettre de Laurent Remillieux à Jean, datée du 6 septembre 1907, Papiers Remillieux.
G. Goyard, Le Sillon dans le Rhône (1904-1910), op. cit., p. 62-63, p. 90, p. 107.
Citation empruntée à G. Goyard, Le Sillon dans le Rhône (1904-1910), op. cit., p. 107.
Il a été impossible de trouver une explication à cette nomination. La seule hypothèse que la lecture de la correspondance familiale des Remillieux permet de formuler reste liée au désir de Laurent Remillieux de tenter, après plusieurs échecs subis aux Facultés catholiques de Lyon, les examens de la licence d’allemand dans une nouvelle université, tentative que lui autoriserait sa présence dans le diocèse de Grenoble.
Lettre de Laurent Remillieux à Emilie, datée du 9 novembre 1907, Correspondance écrite en allemand, Papiers Remillieux. L’utilisation des caractères gras dans certains passages se conforme aux besoins de ma démonstration.
Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 25 novembre 1907.
Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 27 novembre 1907.
Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 11 décembre 1907.
Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 26 janvier 1908.
Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 24 octobre 1908.
Âme de prêtre-soldat…, op. cit., p. 76.
G. Goyard, Le Sillon dans le Rhône (1904-1910), op. cit., p. 62-63, p. 90, p. 124.
Lettre de Jean Remillieux à Laurent, datée du 13 août 1909.
Ibid.
G. Goyard, Le Sillon dans le Rhône (1904-1910), op. cit., p. 98.
Ibid.
On reviendra sur la figure de Laurent Remillieux Père lors de l’exploration de l’histoire familiale. Il suffit ici de citer l’article de Jean-Marie Mayeur, « Tiers ordre franciscain et catholicisme social en France à la fin du XIXe siècle », repris dans Catholicisme social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, Les Editions du Cerf, 1986, 287 p., p. 193-207, pour comprendre les liens qui ont existé à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, entre le tiers ordre franciscain, la catholicisme social et la démocratie chrétienne.
Lettre de L. Remillieux à son père, datée du 28 octobre 1909.
M. Villain, Victor Carlhian, portrait d’un précurseur…, op. cit., p. 125.
Lettre de L. Remillieux à Jean, datée du 16 mars 1905.
Lettre d’Emilie Remillieux à Laurent, non datée, mais très certainement de la fin du mois de novembre 1909.
Lettre de Jean Remillieux à Laurent, datée du 23 novembre 1909.
Tract du 25 mai 1906 annonçant une réunion consacrée aux cercles féminins à l’occasion du Congrès du Sillon de juin 1906, Institut Marc Sangnier, MS 17 Groupe de dames.
Tract non daté annonçant une « retraite de dames » organisée du 8 au 11 avril 1907 à Lyon, Institut Marc Sangnier, MS 17 Groupe de dames.
Sur le groupe des dames sillonnistes de Lyon, voir les remarques incluses dans le travail de Gatien Goyard sur Le Sillon dans le Rhône (1904-1910), op. cit.
Jeanne Caron évoque à deux reprise Mlle Régimbal, agrégée de l’Université qui avait intégré le corps des professeurs de cette même Université. Elle épousa P. Gemaehling, juriste et orateur de premier plan du Sillon. Voir J. Caron, Le Sillon et la démocratie chrétienne (1894-1910), op. cit., p. 467 et note 49 p. 475.
G. Duby et M. Perrot (sous la direction de), Histoire des femmes en Occident, T. 4, Le XIXe siècle, op. cit., p. 180.