Réseau et logiques relationnelles

Il semble très peu sûr en revanche que Jean Remillieux ait lui-même assisté aux diverses séances du congrès, toute réunion publique du Sillon ayant été interdite aux clercs et aux séminaristes par le cardinal Coullié. Il ne pouvait pas désobéir aussi directement aux consignes de sa hiérarchie un mois avant son ordination. Gatien Goyard laisse d’ailleurs supposer que ses contributions à L’Aiguillon s’arrêtèrent en 1909. Les lettres qu’il envoya à son frère pour le tenir au courant du déroulement de la manifestation sillonniste ne livraient effectivement que des informations qui lui avaient été rapportées par le reste de la famille ou par d’autres militants. Cela ne l’avait pas empêché de mener une propagande active en faveur du congrès et de ramener de nouveaux congressistes. Parallèlement à des études poursuivies dans le cadre du Séminaire universitaire, Jean Remillieux avait, depuis le mois d’août 1909, la responsabilité du patronage de garçons de Croix-Luizet dans une paroisse de Villeurbanne. La paroisse de Saint-Julien de Cusset, dont dépendait le quartier de Croix-Luizet, accueillait déjà l’abbé Laurent Remillieux, qui offrait périodiquement son aide à l’abbé Corsat avec l’accord des autorités diocésaines. L’apprentissage du ministère paroissial se réalisait pour les deux frères sur ce territoire de banlieue à l’est de Lyon, auprès d’une population ouvrière. Jean Remillieux avait eu aussi l’occasion d’intervenir devant les jeunes hommes du cercle d’études. C’était justement parmi les jeunes gens rencontrés à Croix-Luizet que son prosélytisme de sillonniste s’exerçait.

‘« Te rappelles-tu Paul Flückiger, ce jeune homme de Croix-Luizet, à qui tu as fait faire il y a deux ans une première communion tardive ? De tous mes gones du patronage, il est le plus âgé, le plus sérieux, et, malgré les apparences, le plus intelligent : or, par lui et par d’autres, j’avais appris que depuis quelque temps il était très entouré à l’usine par des camarades anarchistes qui lui prêtaient des livres tels que “ Les crimes de Dieu ” ou “ La confession des filles ” : tu vois le double courant… Ajoute à cela que le nouveau vicaire de Cusset, dévoué, intelligent même, mais beaucoup trop superficiel et autoritaire pour “comprendre” l’état d’âme de Paul, avait commis la maladresse bien cléricale de le gronder un jour en public pour je ne sais quel manquement à la discipline : le pauvre, aigri et désemparé, doutait, ne priait plus et s’avouait tout près de se laisser à la dérive. J’eus l’idée de lui offrir une carte de congressiste pour dimanche : il accepta avec un véritable plaisir. Samedi soir, il vint souper chez nous et fut, paraît-il, vivement impressionné par la réunion publique. Dimanche matin, messe à Fourvière, déjeuner à la maison et journée complète passée au Congrès : on m’a dit qu’il avait été enchanté et très ému du contraste entre les anarchistes, débraillés et haineux et les sillonnistes, joyeux toujours et débordant d’affection, surtout au punch de dimanche soir… C’est peut-être une âme sauvée ! ... » 170

L’adolescent distingué au patronage, ouvrier d’usine, certainement en contact avec des syndicalistes de tendance anarchiste, paraissait sensible à la propagande anticléricale de ces derniers, d’autant qu’il ne supportait plus l’autoritarisme du vicaire condamnant ses fréquentations, mais ne lui proposant aucune alternative. La communion tardive impliquait pourtant un choix religieux personnel, tout comme sa présence au patronage, alors qu’il était plus âgé que les autres garçons. Jean Remillieux pouvait réaliser avec lui l’espoir sillonniste de gagner à la cause du christianisme une population ouvrière déjà acquise à la démocratie. Il semblait démontrer que le Sillon pouvait réaliser son objectif prioritaire pour lui : devenir le moyen d’approcher et de convertir les classes populaires qui s’étaient détachées de la religion. La dernière phrase de la lettre montre bien l’intention missionnaire : c’était « une âme » qu’il fallait « sauver ». Avec cet exemple, le recrutement du Sillon lyonnais débordait des classes moyennes. Paul Flückiger demeure toutefois un exemple isolé et marginal. La conjugaison de ses parcours religieux et professionnels le préparait à entendre le discours du séminariste social sur la troisième voie possible entre le socialisme et l’anticléricalisme d’une part, le capitalisme et le refus de la République d’autre part. Mais ce fut bien sa rencontre avec Jean Remillieux qui cristallisa l’évolution possible. Son passage par le foyer des Remillieux l’amena au Sillon, montrant l’importance du relais relationnel dans l'incorporation au groupe.

La description antithétique des milieux anarchistes et sillonnistes rapportée par Jean Remillieux souligne d’ailleurs l’attrait du nouveau venu pour le mode relationnel propre aux sillonnistes. Le récit que Jean Remillieux fait de la participation de Paul Flückiger au congrès insiste sur les repas pris en commun, les invitations à partager la table des Remillieux et le punch final, sur tous les moments de convivialité qui scandaient les réunions de travail. En cela, il se rapproche beaucoup de la perception qu’Emilie Remillieux avait eue du déroulement de ces journées. Le regard de Jean Remillieux infléchissait l’expérience de son protégé et en retirait des leçons conformes à ses propres vues. La conversion du néophyte à l’idéal sillonniste passait aussi par le dénigrement des compagnons de travail, qui avaient tenté de l’attirer vers les théories anarchistes et de le détacher des influences cléricales. L’étiquette politique que leur attribuait Jean Remillieux collait à leur tenue « débraillée » et à leurs propos anticléricaux « haineux » : c’était leur attitude extérieure qui définissait négativement leur appartenance à un groupe anarchiste. Peut-être ces hommes étaient-ils victimes d’un amalgame entre socialistes, syndicalistes et anarchistes. Rejetés dans le camp de la dangerosité sociale, ils ne supportaient de toutes les façons plus la comparaison avec les sillonnistes, « joyeux et débordants d’affection », investis de sentiments positifs et imprégnés de repères affectifs. En fait, le contraste entre les deux groupes qui avait provoqué l’émotion (et l’on restait encore dans le domaine affectif) doit surtout être analysé en termes d’opposition sociale. Echappé de l’usine et d’un milieu ouvrier de la périphérie urbaine, Paul Flückiger avait été précipité dans une assemblée où dominaient les représentants des classes moyennes et amené au centre de la ville. Ce seul dépaysement social et urbain pouvait l’avoir impressionné, lui qui souffrait déjà d’une certaine marginalisation et doutait de la place qu’il avait à prendre dans son quotidien. L’adhésion de Paul Flückiger au mouvement sillonniste dans les mois qui suivirent est confirmée par sa présence nominale sur la liste des souscripteurs imprimée à la fin de la plaquette offerte à Victor Carlhian pour son mariage. Il était aussi l’un de ceux qui signèrent la lettre appelant à la souscription en vue de l’achat d’un cadeau de mariage pour le même Victor Carlhian et envoyée aux « camarades » sur une initiative du groupe sillonniste lyonnais. Son cas a permis d’exposer l’une des filières possibles du recrutement sillonniste, de rappeler sur ce thème l’importance des patronages considérés par les sillonnistes comme des viviers, et de vérifier le rôle moteur d’un séminariste sur le point d’être ordonné, qui agissait dorénavant avec prudence et discrétion, mais avec tout autant de résolution dans l’intérêt du Sillon.

Les Remillieux apparaissaient de plus en plus fortement impliqués dans le réseau relationnel du Sillon. Et leur exemple montre que les relations personnelles entretenues entre les membres du Sillon renforçaient la cohésion générale du groupe, et ceci à différentes échelles. A l’échelle lyonnaise d’abord, nous ne reviendrons pas ici sur le cas de l’amitié qui liait spécialement Jean Remillieux à Victor Carlhian. Nous choisirons plutôt de montrer comment le foyer des Remillieux devint un lieu d’accueil de sillonnistes à la recherche d’un logement ou d’une pension, et comment les liens noués à cette occasion nourrissaient la fidélité au Sillon. Les Remillieux connaissaient des difficultés financières récurrentes qui les avaient amenés à héberger des pensionnaires dans leur appartement, au 14 du chemin de Montauban, puis au 18 du quai de la Guillotière. Laurent Remillieux cherchait toujours activement ces locataires qui équilibreraient le budget familial et il poussait ses frères à multiplier eux-mêmes les efforts en ce sens. Le Sillon allait procurer un gisement nouveau de pensionnaires à partir de 1909, conciliant ainsi le besoin d’argent des Remillieux et leurs amitiés sillonnistes. Louis de Montera fut apparemment le premier à bénéficier de leur accueil. En août 1909, le prix de sa pension entrait pour quatre-vingts francs dans les recettes budgétaires mensuelles de la famille. Etudiant en droit, originaire de L’Arbresle, il était donné comme responsable du service des consultations juridiques et des réunions d’étudiants par le bulletin de L’Aiguillon de juin 1909 171 . Il demeura chez les Remillieux jusqu’au mois de mai 1910. Toujours en ce mois d’août 1909, alors que la recherche d’éventuels pensionnaires prenait un aspect frénétique et désespéré, Jean Remillieux annonçait avec soulagement à son frère la venue d’un nouvel hôte, Raymond Thomasset, employé de commerce et inscrit officiellement sur la déclaration d’association en préfecture datant du 6 mars 1908 comme étant le vice-président du Sillon lyonnais.

‘« Depuis ce matin vendredi nous avons à tous les repas un hôte – fort aimable – qui l’est sans doute à titre définitif : Raymond Thomasset. Depuis la mort de sa mère il habitait près de nous, au numéro 20 du chemin de Montauban et, tristement solitaire, devait manger au restaurant : j’ai pensé qu’en lui faisant réaliser une économie et en lui procurant un nouveau foyer, on pourrait peut-être réaliser sans grand peine un petit bénéfice. Sans doute, financièrement parlant, c’est peu de chose ; mais dans la situation présente, rien n’est à dédaigner. » 172

Raymond Thomasset prenait ses repas chez les Remillieux pour soixante-dix francs par mois. Il connaissait déjà la famille pour l’avoir fréquentée à l’occasion des rencontres sillonnistes, et la carte postale qu’il envoya quelques jours après à Laurent Remillieux, qui passait l’été à Berlin, pour le remercier d’accepter la proposition de son frère de l’accueillir au sein de leur famille, renfermait tout le vocabulaire de la camaraderie sillonniste :

‘« Je te remercie de la poignée de mains que tu m’envoies par l’intermédiaire de Jean. Je t’en envoie une tout aussi sympathique et amicale. » 173

Le réseau sillonniste avait permis aux Remillieux de trouver de nouveaux pensionnaires parmi les plus impliqués des sillonnistes lyonnais. Ce fait révélait aussi le degré d’insertion dans le mouvement sillonniste des frères Remillieux, et surtout de Jean qui avait joué le premier rôle auprès de Raymond Thomasset. Son amitié avec Victor Carlhian l’avait finalement conduit au plus près du centre de gravité du Sillon lyonnais.

L’amitié sans cesse revendiquée par les sillonnistes lyonnais, dès qu’ils désiraient s’entretenir des relations qui les unissaient, pose un problème à l’historien. Les aspects psychologisants paraissent prendre le pas dans l’analyse du fonctionnement relationnel du réseau sillonniste. Qu’il s’agît des frères Remillieux, de Raymond Thomasset, de Victor Carlhian ou de Paul Flückiger, les discours renvoyaient toujours à l’expression d’une amitié, indissoluble de la militance sillonniste. Les sentiments posaient autant de repères affectifs qui balisaient l’appartenance au réseau et semblaient la justifier. Ils expliqueraient aussi la continuité des liens par-delà la condamnation de 1910 dans les toasts portés en hommage à Victor Carlhian lors de son mariage. Et pourtant le travail de l’historien, proche en cela de celui du sociologue, reste bien d’ « envisager le processus d’interaction entre individus en dehors de ses connotations psychologiques ». « En d’autres termes », dans le cas qui nous préoccupe, il faut se défendre de considérer « l’amitié » comme « un sentiment », mais au contraire la replacer au sein « des processus de régulation » qui normalisent les relations des membres de la structure de sociabilité en question 174 . Il faut formaliser ce code de conduite pour en dégager une signification qui nous amène à réfléchir sur la logique sociale des comportements interindividuels observés dans le groupe des sillonnistes lyonnais. De la considération d’une relation personnelle liant deux individus, il faut donc passer à l’analyse d’un comportement collectif puisque sans cesse reproduit à l’échelle du groupe. Et c’est bien cette dernière échelle qui nous intéresse ici : pourquoi les sillonnistes ont-ils fait de l’amitié le mode relationnel qui venait réguler l’interaction de tous les individus de leur réseau ? L’amitié implique une égalité dans la relation entre deux individus qui en témoignent. On peut alors parfaitement regarder cette amitié sillonniste comme un moyen d'accéder à des relations d’égalité au sein du groupe, condition nécessaire à son fonctionnement démocratique. Elle participait ainsi à la codification d’un système relationnel concourant aux objectifs politiques et sociaux du Sillon. De plus, s’il s’agissait de pénétrer des milieux sociaux qui n’étaient pas ceux des militants d’origine et des cadres du mouvement pour les rallier à un idéal démocratique porté par des catholiques, proposer à ceux qu’on voulait convertir une pratique relationnelle qui permît de dépasser la différence sociale et culturelle pouvait s’avérer une méthode efficace. L’amitié, naturelle, innée, spontanée, inévitable et désormais infaillible, ouvrait la possibilité d’une action commune après avoir facilité l’accueil de nouveaux membres. Dans les discours et les apparences, nul n’était besoin d’appartenir au même milieu social ou professionnel. L’amitié palliait les difficultés relationnelles qu’aurait pu engendrer la dissemblance ou encore celles qui naîtraient de conflits et de divergences de vues.

Une relecture de l’expérience de Paul Flückiger peut être proposée dans cette nouvelle optique. Le jeune ouvrier de Croix-Luizet a été pris dans les filets du Sillon lyonnais après avoir goûté aux joies de la convivialité sillonniste mettant en scène des relations personnelles toutes fondées sur l’amitié, même si l’on n’appartenait pas au même milieu. L’amitié avait pour lui transcendé la différence et les inégalités sociales dont il pouvait être le témoin direct. De la même façon, Laurent Remillieux revenait toujours à ces relations personnelles qui guidaient l’action commune, et Victor Carlhian évoquait le bonheur trouvé lors de ses premiers engagements dans les amitiés qui le liaient à ses « camarades » et contribuaient à donner un sens à sa vie. Cette relecture possède cependant des limites et l’on ne peut négliger le maintien de relations plus traditionnelles sous le couvert des relations d’amitié célébrées. Le patronage d’un clerc par un laïc a aussi joué pour l’introduction de Paul Flückiger dans le réseau sillonniste. Dans l’allocution de Raymond Thomasset louant le rôle du dirigeant du Sillon lyonnais le jour de son mariage, Victor Carlhian apparaissait comme une figure paternelle, un guide pour la jeune génération, démentant ainsi quelque peu la fiction d’une égalité totale entre les camarades. La complexité des relations développées entre Victor Carlhian, un laïc, et Jean Remillieux, un clerc, remettait aussi en doute l’égalité qui aurait marqué les amitiés sillonnistes. Ces amitiés se développaient d’ailleurs d’autant plus facilement entre jeunes gens socialement semblables, aux itinéraires scolaires et professionnels parallèles. Il suffit de rappeler l’homogénéité sociale du recrutement sillonniste pour apporter un nouvel argument : l’amitié sillonniste répondait à un idéal social et politique, mais ses effets opératoires dans l’élargissement du recrutement sillonniste restaient circonscrits à quelques exemples peu représentatifs. Il faut surtout retenir de cette analyse que l’amitié proposait un cadre formel aux relations interindividuelles sillonnistes, et qu’en les codifiant, elle assurait une régulation du fonctionnement du groupe, à une échelle collective cette fois. Mais les affinités électives pouvaient se décomposer en unités plus restreintes et, au-delà de l’amitié qui déterminait la survie du groupe tout entier, elles pouvaient déterminer des sous-ensembles relationnels qui développaient une logique propre. L’échelle collective ne suffit pas si l’on veut rendre compte des évolutions diverses qui auraient lieu après 1910. Un va-et-vient entre le groupe et ses individus, entre les logiques collectives et individuelles, s’impose pour tenter de retracer le devenir du réseau. L’examen du code relationnel régissant l’ensemble des rapports sociaux au sein du groupe doit être complété par celui des comportements des acteurs individuels. Ce n’est qu’en multipliant et en déplaçant les regards qu’on pourra mieux comprendre le réseau sillonniste et son fonctionnement.

En octobre 1908, Laurent Remillieux effectuait sa rentrée à l’Institution Saint-Joseph de Roanne. Cette nomination non souhaitée l’accablait. Il aurait préféré demeurer au plus près des siens, à Lyon même, à l’Institution Notre-Dame des Minimes, par exemple, où peut-être il aurait eu « si bien la vie active et fructueuse qu’[il avait] rêvée » 175 . Pendant des années, sa correspondance raconta les regrets qui le saisissaient face à un poste pour lequel il ne ressentait aucune affinité, face à un travail dont il se désintéressait. Rien dans la ville de Roanne ne le retenait, encore moins dans cette institution réservée aux enfants de la bourgeoisie, dont il exécrait les préjugés et le formalisme. Il associait dorénavant son attachement au Sillon à son aversion de la bourgeoisie et continuait à apaiser les craintes de sa sœur à propos des conséquences de leur engagement sillonniste en renvoyant la suspicion des autres catholiques au « seul danger sérieux », constitué par les jugements portés sur les sillonnistes par « le milieu bourgeois ».

‘« As-tu connaissance de la journée sillonniste à Grenoble dimanche avec grand discours de Marc ? Ah, nos petits bourgeois, ici ! Mon Dieu, quels gens à plaindre ! » 176
« Ah ! notre cher Sillon ! Comme je le comprends mieux entouré de nos petits bourgeois ! Prions et agissons. » 177
« N’aie aucune crainte, tout ce que tu feras sera bien fait, puisque tu as bonne volonté et que notre éducation, notre christianisme, notre idéal, je dirais notre piété intelligente sont une infaillible garantie. Le seul danger, entends-tu bien, le seul danger sérieux pour nous, c’est le milieu bourgeois qui nous entoure […].
Oh ! L’Eveil d’aujourd’hui depuis sa première page jusqu’à sa dernière ligne, jusqu’à la liste toujours intéressante, parfois touchante des souscriptions au « Quotidien » comparé à nos bonshommes d’élèves, quel saut périlleux ! Il me semble que cette simple lecture qui respire le bon sens, la vie surtout, me rendrait démocrate si, bourgeois de naissance, j’avais été habitué à ne considérer que mon intérêt personnel ou mon intérêt de classe. » 178
« Oh ! comme je me sens intimement du Sillon […] ! Tenez, je souffre un peu ce soir de faire la classe à des petits bourgeois qui d’avance, pour la plupart au moins, sont presque fatalement voués, avocats ou ronds de cuir quelconques, à être des gens sans influence, inconsciemment conservateurs ! » 179

Laurent Remillieux trouvait dans le Sillon le moyen d’échapper au monde étouffant de la bourgeoisie qui réglait la vie sociale et intellectuelle de l’Institution Saint-Joseph de Roanne. Déjà les échanges épistolaires et les lectures partagées avec le reste de la famille lui permettaient de suivre les activités du Sillon lyonnais, l’investissement de ses frères et sœurs et l’évolution du Sillon central. Mais sa rencontre avec les groupes sillonnistes de Roanne exauça son désir de servir plus activement « la cause », désir qui balayait tous les conseils de prudence donnés par les autorités diocésaines.

Le 24 décembre 1908, Laurent Remillieux annonçait à Jean qu’il avait pris quelques jours auparavant « un contact intime avec les camarades du Sillon » et qu’il avait reçu la veille « la visite d’un jeune garde », le « priant de bien vouloir les diriger et les former au point de vue religieux » 180 . Il s’adressait à son frère pour qu’il l’informât de l’adresse de l’abbé Beaupin, aumônier de la Jeune Garde, et des conseils plus immédiats sur la conduite que devait tenir en cette occasion le prêtre chargé de ces groupes, dont on exigeait un « haut niveau de vie chrétienne », exigence qui définissait leur « originalité à l’intérieur du Sillon » 181 . Pas la moindre hésitation à accepter la proposition des sillonnistes de Roanne ne venait nuancer ses propos. Au contraire, le ton décidé annonçait sa résolution à accorder son appui et son concours au Sillon local de Roanne. Il est vrai que la mission qu’on lui confiait lui convenait particulièrement puisqu’elle l’amenait à s’occuper de la formation et de la direction spirituelles de jeunes gens. Mais la tâche l’entraîna dans une fréquentation régulière des militants sillonnistes de Roanne et le conduisit ainsi à élargir son domaine d’activités. Des rapports plus personnels le liaient parfois à certaines familles sillonnistes : en témoigne la suggestion formulée à ses parents d’inviter un couple de Roanne, signalé comme sillonniste, à la première messe célébrée par Jean 182 . Il rapportait à sa famille ses conversations avec Pierre Morel, l’animateur du Sillon de Roanne, et son implication dans les actions locales qui semble s’être amplifiée dans les deux années qui précédèrent la condamnation. Cette appréciation reste peut-être un effet grossissant des sources, mais toujours est-il que les renseignements les plus abondants qu’on a pu recueillir concernent les années 1909 et 1910.

En avril 1909, ce fut en compagnie des « camarades de Roanne » que l’abbé Laurent Remillieux participa au VIIIe Congrès national du Sillon à Paris. Son enthousiasme, marqué par une abondance de superlatifs, débordait de la lettre adressée à Jean le 13 avril de la « Cité sillonniste, 6 boulevard de Grenelle, Paris : « tout [était] merveilleux » et « la vie trop belle ». Il y précisait la présence « de nombreux et très excellents prêtres » 183 . Le 22 avril, une nouvelle lettre annonçait sa rentrée à Roanne, mais il était décidé à revenir à Paris en fin de semaine pour ne pas manquer la dernière journée du congrès. Le retour définitif était prévu pour le dimanche soir avec « les camarades de Roanne » 184 et ce soir-là il envoyait à ses parents de la gare de Lyon une carte postale, représentant une vue des installations mises en place pour le congrès, pour confirmer les espoirs placés dans la dernière journée, « journée indicible qui marquer[ait] dans [sa] vie » 185 . En mars 1910, à Roanne, il aidait ces mêmes camarades à préparer une réunion publique qui réunirait un samedi soir, « sur la proposition […] du Sillon de Roanne », tous les « groupements d’idées : ligue des droits de l’homme, union chrétienne » dans un « grand meeting antialcoolique » 186 . Il avait collaboré pendant un après-midi à la rédaction de l’affiche. Sa participation aux réunions organisées par Pierre Morel lui offrait aussi l’occasion de rencontrer des membres du Sillon central. Le premier juin 1910, il faisait la connaissance du « camarade Gay de Paris, celui qui accompagna G. Renard dans les visites d’évêques » et obtenait avec lui une entrevue privée 187 . Au printemps 1910 justement, il exhortait le groupe de Roanne à ne pas tomber dans le découragement. « Les camarades […] avaient une tendance à se laisser troubler par des lettres beaucoup trop hâtives, aux jugements sommaires, reçues d’ailleurs » 188 .

Le soutien accordé par l’abbé Remillieux aux sillonnistes de Roanne avait toujours gêné ses supérieurs ; il avait constamment cherché à leur cacher ses activités et avait toujours recommandé aux destinataires de ses lettres une discrétion absolue. Le jugement porté sur son engagement par le Supérieur ne l’émouvait cependant pas et il ne semblait jamais se soucier de quêter une quelconque approbation.

‘Ainsi au sujet de sa participation au congrès de Paris d’avril 1909 :
« Bien entendu, à Roanne, je ne dirai pas que je reviendrai à Paris, pas plus que mes faits et gestes pendant ces vacances. » 189
Puis après la condamnation du Sillon, alors que Laurent Remillieux fréquentait toujours le milieu sillonniste de Roanne :
« T’ai-je dit qu’à propos de mon amitié avec Morel Mr le Supérieur a été d’une platitude désolante. Elle me donne des armes en cas d’un conflit que j’éviterai le plus possible. »’

Intention provocatrice ou preuve de son loyalisme envers le Sillon et l’Eglise tout à la fois, il avouait chanter la messe à l’Institution pour le Sillon 190 . Les responsables de l’Institution Saint-Joseph de Roanne ignoraient cependant que son prosélytisme s’était étendu jusqu’à ses collègues. Sa correspondance livre un exemple de la propagande pratiquée à l’intérieur de l’institution ecclésiastique où il évoluait comme enseignant. Depuis le début de l’année 1910, il menait « une très active campagne “privée” auprès de Mr Desloires » et annonçait, très heureux, qu’elle était « couronnée de succès » 191 . Ailleurs, il détaillait les modalités de cette campagne. Après quelques discussions privées, le prêt des ouvrages de Marc Sangnier permettait à son interlocuteur de découvrir par lui-même les idées sillonnistes et la mise à disposition des journaux sillonnistes finissait de l'associer à « la cause ».

‘« Intéressé, intrigué, Mr Desloires vient au Sillon. En ce moment, il étudie les ouvrages que je lui ai fait venir. Cela est entre nous. La délicatesse m’y oblige. » 192
« En ce moment même une grande joie m’est donnée. Mr Desloires à grands pas vient au Sillon. Il a lu le “ Plus grand Sillon”, le “Sillon et les catholiques”, le “Sillon et les erreurs contemporaines”, il lit enfin la “Revue” et L’Eveil. il ne se passe pas de jours sans qu’il me dise combien il regrette ses erreurs vis-à-vis du Sillon dont il parlait sur des on dit. Il souhaite de tous ses vœux l’élection de Marc Sangnier et désire beaucoup l’entendre, il attend avec une curiosité de camarade l’article de Marc sur les partis politiques à l’heure actuelle qui va paraître cette semaine dans la revue hebdomadaire. Tous les soirs je suis requis pour “aller faire son éducation démocratique”. En ce moment nous causons de la “classe dirigeante”, sujet que nous épuisons. Avec quel plaisir au contact de nos doctrines partant des faits et aboutissant dans l’idéal je vois changer ses idées au jour le jour ! » 193

Un autre collègue, l’abbé Vallas, professeur de philosophie, venait aussi au Sillon sous son influence. Mais avec lui, les relations, d’abord entretenues à titre professionnel, avaient pris un tour plus personnel et les sentiments partagés qui les inclinaient vers le Sillon y étaient pour beaucoup. A la Toussaint 1909, Laurent Remillieux l’introduisait dans son univers lyonnais et dans son intimité familiale en l’invitant à passer une nuit chez ses parents. Peu à peu, l’abbé Vallas gagnerait la confiance et l’amitié de toute la famille Remillieux et, par son intermédiaire, pénétrerait le réseau sillonniste.

‘« J’ai pensé qu’il y avait intérêt et pour nous, et pour lui à ce qu’il fasse connaissance avec notre “chez nous”. Je me suis permis de l’inviter à souper et même à coucher. […] Avec Mr Vallas nous nous retrouverons certainement dans la vie… Par le cercle étendu de ses connaissances, son esprit, son caractère charmant, son jugement sûr, il nous sera certainement utile […]. Parler d’Amérique, du “Sillon” comme nous en parlons entre nous à l’Institution… » 194

Les relations des catholiques sillonnistes avec la hiérarchie de leur Eglise entraient pourtant dans leur phase critique. Le 20 août 1909, dans un communiqué de la Semaine religieuse du diocèse de Lyon, le cardinal Coullié avait renouvelé « l’interdiction faite à son clergé de participer aux réunions du Sillon » 195 . Sa position face aux sillonnistes demeurait cependant empreinte d’une certaine modération qui se refusait à toute sentence publique 196 , surtout si on la comparait par exemple à celle de Mgr Sevin, évêque de Châlons, qui « voulait détruire le Sillon et […] prit l’initiative de rédiger contre lui un texte de condamnation » 197 . Laurent Remillieux se raccrochait aux documents épiscopaux encore favorables au Sillon. Il évoquait ainsi la lettre du 10 janvier 1910 de Mgr Mignot, archevêque d’Albi, même s’il doutait de son efficacité à convaincre les détracteurs du Sillon 198 . A la veille de l’été 1910, l’inquiétude des sillonnistes sur leur devenir se lisait dans toutes les lettres reçues ou envoyées par l’abbé Laurent Remillieux 199 , mais ce dernier se refusait toujours à tout pronostic pessimiste, tant il était persuadé être dans la vérité. On ne retrouve aucun commentaire sur la soumission des sillonnistes de Roanne, obtenue par les autorités diocésaines après la condamnation. On sait en revanche que nulle rupture n’intervint dans les relations qu’entretenait Laurent Remillieux avec les anciens militants du Sillon. Il continuait à les suivre dans leurs efforts pour restructurer leur action en tenant compte à la fois des impératifs dictés par la hiérarchie et des principes politiques et sociaux qui les avaient guidés jusque-là. Christian Ponson nous a déjà appris que la lettre de Pie X avait « porté un rude coup » aux sillonnistes, puisqu’en février 1911 n’étaient plus mentionnés « que trois groupes principaux dans le diocèse » 200 . Les camarades de Roanne constituaient l’un de ces trois groupes.

Notes
170.

Lettre de Jean Remillieux à Laurent, datée du 23 novembre 1909.

171.

G. Goyard, Le Sillon dans le Rhône (1904-1910), op. cit., p. 159, Annexe sur les services du Sillon Lyonnais établis d’après L’Aiguillon, n°11, juin 1909.

172.

Lettre de Jean Remillieux à Laurent, datée du 20 août 1909.

173.

Carte signée de Raymond Thomasset et adressée à Laurent Remillieux, datée de la fin du mois d’août 1909.

174.

Les citations de ces deux phrases sont extraites de la lecture que Denis Pelletier fait de « Georg Simmel : la sociabilité, “forme ludique des forces éthiques de la société concrète” », in Nicole Racine et Michel Trebitsch (sous la direction de), Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux, Les Cahiers de l’IHTP, n°20, mars 1992, p. 37. La remarque ne concerne pas seulement « la société intellectuelle », objet des développements proposés dans le numéro, mais s’applique aussi parfaitement au cas du réseau sillonniste lyonnais.

175.

Lettre de L. Remillieux à ses parents, datée du 3 octobre 1908.

176.

Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 9 octobre 1908.

177.

Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 15 octobre 1908.

178.

Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 24 octobre 1908.

179.

Lettre de L. Remillieux à son père, datée du 9 novembre 1908.

180.

Citations extraites d’une lettre de L. Remillieux à Jean, envoyée de Roanne et datée du 24 décembre 1908.

181.

J. Caron, Le Sillon et la démocratie chrétienne, op. cit., p. 162.

182.

Lettre de L. Remillieux sa famille, datée du 11 décembre 1909.

183.

Lettre de L. Remillieux à Jean, datée du 13 avril 1909.

184.

Lettre de L. Remillieux à Jean, datée du 22 avril 1909.

185.

Carte de L. Remillieux à ses parents, datée du 25 avril 1909.

186.

Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 13 mars 1910.

187.

Lettre de L. Remillieux, datée du 2 juin 1910.

188.

Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 23 mai 1910.

189.

Lettre de L. Remillieux à Jean, datée du 22 avril 1909 et envoyée de Paris.

190.

Lettre de L. Remillieux à Jean, datée du 9 janvier 1910 : « Je viens à l’instant de chanter la messe à l’institution. Elle fut pour le Sillon. »

191.

Lettre de L. Remillieux à Jean, datée du 23 février 1910.

192.

Lettre de L. Remillieux à Jean, datée du 23 janvier 1910.

193.

Lettre de L. Remillieux à ses parents et à Emilie, datée du 21 février 1910. Parmi la liste des ouvrages de Marc Sangnier, on reconnaît Le Plus Grand Sillon, Au Sillon, 1907.

194.

Lettre de L. Remillieux à ses parents, datée de la Toussaint 1909.

195.

J. Caron, Le Sillon et la démocratie chrétienne, op. cit., p. 675.

196.

Lettre du cardinal Coullié à Alfred Vanderpol, 1er décembre 1909, A.D.R., 65 J, citée par G. Goyard, Le Sillon dans le Rhône (1904-1910), op. cit., p. 115.

197.

J. Caron, op. cit., p. 665.

198.

Lettre de L. Remillieux à sa famille, datée du 11 avril 1911. Les positions prises par l’archevêque d’Albi au moment de la crise moderniste ont été analysées par Louis-Pierre Sardella dans sa thèse Un évêque français au temps du modernisme. Mgr Eudoxe Irénée Mignot (1842-1918), l’autorité et la conscience, Thèse pour le doctorat d’histoire sous la direction d’Etienne Fouilloux, Université Lumière Lyon 2, 2000, 678 p.

199.

Ainsi une lettre, non datée mais qu’on peut estimer de la fin du printemps 1910, reçue de Louis de Montera en partance pour Sfax, en Tunisie, confiait l’anxiété de ce dernier face à l’évolution de la situation des sillonnistes. La correspondance familiale des Remillieux relate aussi quelques épisodes des inquiétudes des sillonnistes de Roanne exprimées à Laurent Remillieux et donc les réactions de ce dernier qui cherchait toujours à rassurer ses interlocuteurs.

200.

C. Ponson, Les catholiques lyonnais et la Chronique sociale, op. cit., p. 154.