La ferveur que l’abbé Laurent Remillieux avait montrée de 1908 à 1910 pour la défense des idées sillonnistes aurait pu le faire passer pour un partisan inconditionnel de la démocratie, depuis longtemps convaincu de la nécessité du ralliement des catholiques à la République. Mais Laurent Remillieux n’avait pas toujours été ce défenseur ardent de la démocratie républicaine que présente le premier chapitre. Et l’on peut légitimement se demander si son combat sillonniste englobait bien les convictions politiques qui animaient, au même titre que des convictions religieuses, l’action de Marc Sangnier. Même quand il attendait avec impatience les résultats électoraux du dirigeant du Sillon central au printemps 1910, mesurait-il vraiment l’importance des enjeux politiques du combat sillonniste ou s’enthousiasmait-il seulement pour le soutien à Marc, le chef charismatique ? En effet, et c’est déjà un premier argument, sa conversion à la démocratie semblait dater de son engagement sillonniste et non lui être antérieure. Quelques années auparavant, en 1902, alors que la République radicale acheminait la société française vers une nouvelle étape de la laïcisation, Laurent Remillieux, élève du grand séminaire, formulait, à l’occasion d’un projet de pèlerinage familial au sanctuaire marial du Puy, des vœux de prière, aux intentions très éloignées de ce que serait l’esprit du plus grand Sillon :
‘« Nous y prierons pour toutes nos intentions, pour le désengagement complet de la politique et de la religion. Que les politiciens fassent donc de la politique pure et qu’ils laissent tranquille mon Dieu. Qu’on soit monarchiste, impérialiste, républicain, socialiste… parfait… mais qu’on se serve du Christ pour le mêler à nos discordes de partis… jamais : ce fut, et c’est encore notre perte. » 253 ’Le refus de mêler politique et religion s’appliquait à toutes les tendances politiques représentées chez les catholiques, tout aussi bien à l’Action française qu’à ceux qui tentaient d’établir un lien entre démocratie et christianisme. Il est vrai qu’en ce temps-là les préférences de Laurent Remillieux le portaient à la fréquentation de la Chronique sociale. Mais cela signifiait aussi que son évolution vers le Sillon n’allait pas de soi, qu’elle n’était pas la seule issue possible et que, si elle avait eu lieu, il fallait chercher des explications plus subtiles que le fait d’avoir été un séminariste porté par le catholicisme social. La part du hasard et donc de l’arbitraire ne peut certes pas être niée, mais le hasard même des rencontres n’était-il pas le fruit de la convergence d’itinéraires aux modalités complexes ? S’il s’agit toujours de retrouver les raisons des choix effectués par Laurent Remillieux à différents moments de sa vie et de reconnaître à ses prises de décision une rationalité explicable, ne réduisons pas l’individu à un parcours monolithique guidé par une ligne directrice unique. Cherchons au contraire à préserver la complexité de l’individu et, en multipliant les clés qui permettront d’accéder à la compréhension de sa personnalité et de ses actes, détruisons la tentation de renvoyer de Laurent Remillieux une image simplificatrice et caricaturale, même au prix de conclusions troublantes qui dépasseront la définition de choix rationnels réduits aux domaines politiques et religieux.
Le souci de recadrer le récit sur la personne et la famille de Laurent Remillieux au cours d’un deuxième chapitre ne nécessite pas de longs préalables justificatifs. L’exposé à mener sur les jeunes années de Laurent Remillieux et la reconstitution de son entourage d’alors est bien évidemment un thème que j’ai commencé à traiter dans le chapitre précédent. Mais les considérations déjà développées et qui avaient toutes trait à son itinéraire de sillonniste et à l’intelligence de cet engagement n’ont finalement pas épuisé le sujet. A mesure que j’examinais l’investissement de chaque membre de la famille Remillieux dans le mouvement sillonniste, je tentais de comprendre leurs attitudes et leurs positions. Mais souvent les éléments d’explication, à peine amorcés, renvoyaient à l’étude familiale à venir. Car on a déjà bien compris que, toujours sous-jacente à l’histoire de la militance personnelle, demeurait la logique familiale de l’engagement, logique qui condamnait tous les enfants Remillieux à la même militance, sans possibilité de s’y soustraire. Si la participation des Remillieux au mouvement sillonniste a donc pu constituer un premier poste d’observation sur le mode de fonctionnement particulier de leur famille, on doit maintenant déplacer le cadre de cette observation pour pénétrer plus avant l’histoire familiale. L’objectif n’est alors plus seulement de retracer les influences politiques et religieuses qui ont agi sur Laurent Remillieux et sur ses frères et sœurs et qui éclaireraient les choix effectués au sein de l’Eglise catholique. Le pari est de saisir plus largement les histoires familiale et personnelle de Laurent Remillieux au sein du milieu social qui les a façonnées, avec toutes les implications relationnelles qu’elles comportaient.
Le travail privilégiera dès lors dans ce chapitre la forme biographique, qui seule permettra de parvenir à une connaissance des logiques individuelles. Le personnage de Laurent Remillieux sera au centre des questionnements, à la fois parce qu’il faut en finir avec la légende qui s’est cristallisée avec la biographie de Folliet, en commençant par comprendre les fondements de sa personnalité, et parce qu’il n’en demeure pas moins un acteur essentiel du futur jeu paroissial. Les problèmes méthodologiques tenant à l’exercice de la biographie historique ont fait l’objet de longues réflexions historiographiques depuis les années 1980 254 . Le résultat en a été un renouvellement du genre qui a influencé l’analyse et l’écriture de l’histoire personnelle et familiale de Laurent Remillieux. De plus, le texte ne se transformera jamais en une étroite biographie du prêtre puisque, au-delà d’une mise en contexte de la vie d’un homme, il doit aussi continuer à explorer les virtualités de son entourage. En accord avec le modèle historiographique choisi, je ne tenterai pas de proposer un récit dominé par l’ordre de la chronologie et qui serait animé du souci de procurer une cohérence illusoire au personnage. Les éléments qui seront mis en valeur doivent, au contraire, donner à voir et à comprendre les incertitudes et les discontinuités d’une vie, sans y chercher un sens ou une finalité qui aurait abouti à l’œuvre paroissiale accomplie à Notre-Dame Saint-Alban. On veillera cependant à retracer les expériences initiatrices et fondamentales qui pourraient livrer certaines clés de l’itinéraire du prêtre et du fonctionnement de sa personnalité.
Lettre de L. Remillieux à sa famille, datée du 9 juin 1902.
On retrouvera dans la bibliographie les réflexions qui ont guidé ici cette pratique particulière de l’histoire. Mais on peut déjà citer l’éditorial de Bernard Pudal, qui propose une mise au point récente, « Biographie et biographique », in Le Mouvement Social, n° 186, janvier-mars 1999, p. 3-7. Tout en rappelant les exigences des sociologues qui ont dénoncé « l’illusion biographique », Bernard Pudal met particulièrement en avant le Saint-Louis de Jacques le Goff, Paris, Gallimard, 1996, dont la préface lui paraît « édifiante ». La volonté d’associer « le biographique » à « l’histoire-problème » octroie à l’exercice son statut scientifique.