Le clan Remillieux

Quelques mois après la mort de son père, en mai 1914, Laurent Remillieux relatait à sa mère une réunion qu’il avait présidée dans le quartier de Croix-Luizet pour lancer un cercle d’études paroissial. Les hommes s’étaient réunis dans un café, lieu typique de la sociabilité masculine en milieu ouvrier. C’était sûrement pour ces catholiques, en dehors de la contrainte de trouver une grande salle qui pût les accueillir, une façon de manifester publiquement leur existence et de s’inscrire dans l’espace social et politique de cette périphérie que leurs prêtres considéraient comme déchristianisée, et dans un lieu qui échappait habituellement au contrôle de ces derniers. Mais ce que l’abbé Remillieux avait voulu retenir de la soirée le ramenait à la chaleur du foyer et des relations familiales, une chaleur perdue depuis la disparition de son père et le départ de sa mère.

‘« Hier soir au café des sports (terminus de Croix-Luizet), grande séance donnée pour les hommes de Cusset à l’occasion de la fondation d’un cercle d’études d’hommes à Croix-Luizet. Très réussi. Dans une pièce « sans Dieu » un portrait de dame était nécessaire. J’avais prêté le vôtre, ma bien chère Petite Mère, le grand qui est au-dessus du piano. Ainsi vous présidiez la salle. Tout le bien qui s’est fait était placé sous votre égide. J’en ai joui. » 320

On aurait plutôt attendu de l’abbé Remillieux qu’il plaçât dans la salle d’une réunion catholique une représentation de la Vierge Marie s’il avait vraiment fallu un portrait de dame. C’est du moins ce que laissait entendre, à la première lecture de la lettre, l’expression de la nécessité de ce portrait. En fait, c’était certainement par association d’idées, que j’avais songé dans le même temps aux réflexions des historiens cherchant à expliquer la diffusion du culte marial, favorisé par le clergé masculin. Ralph Gibson, dans un article qui dresse un bilan de l’histoire conjointe du catholicisme et des femmes au XIXe siècle, rappelle que les prêtres de ce siècle « étaient très souvent des hommes fortement influencés par leurs mères » et que dans ce contexte, « leur dévotion filiale a pu se transposer en dévotion à la Mère de Dieu ». En effet, « une vocation qui rendait tout rapport affectif avec une femme impensable, et qui distanciait même de sa propre mère, donnait à la Vierge un rôle psychologiquement très important » 321 . L’attitude de Laurent Remillieux surprenait justement parce qu’elle restait en deçà de ce transfert : ce prêtre du diocèse de Lyon, âgé de trente-deux ans, en plaçant une activité menée dans le cadre d’un ministère paroissial sous le patronage de sa mère, abolissait symboliquement la distance qui aurait dû s’instaurer entre sa mère et lui au moment de son entrée dans les ordres.

J’ai pourtant choisi de n’explorer que très parcimonieusement les relations qu’Augustine Remillieux avait entretenues avec son fils aîné. Tout en sachant que le rôle de la mère était essentiel et indubitable dans le développement d’une vocation sacerdotale, je ne voulais pas m’aventurer sur le terrain de la psychanalyse socio-historique 322 puisque, d’une part, je n’en possédais pas les compétences et que, d’autre part, ce champ de recherche reste très controversé par les historiens. Je ne discuterai même pas ici de la pertinence ou… de l’impertinence des méthodes et des résultats de ce genre d’entreprise. Je rassure le lecteur, ce n’est donc pas sous cet angle que j’aborderai le thème des relations familiales vécues par Laurent Remillieux avant qu’il ne devînt le curé de Notre-Dame Saint-Alban. Mais il faut néanmoins s’interroger sur le fait qu’il continua à donner la priorité à sa famille alors que son appartenance à l’Eglise catholique et ses fonctions de clerc auraient dû l’en éloigner. A trente ans, aucun des projets de l’abbé Laurent Remillieux n’était conçu en toute indépendance de sa famille et cette condition pesait sur les agissements du prêtre. Il me semble aussi que la question du fonctionnement familial des Remillieux et, plus particulièrement, celle de la place et du rôle de Laurent Remillieux au sein de la cellule familiale et de la fratrie demeurent incontournables, si l’on veut ensuite comprendre la place et le rôle de ce curé au sein de la communauté paroissiale et les relations qu’il entretenait avec ses membres. Et cela se justifie d’autant plus que l’abbé Remillieux a toujours considéré la communauté paroissiale dont il était le curé comme une communauté familiale dont il était le père : n’a-t-il pas choisi d’intituler le bulletin paroissial La semaine religieuse et familiale ? Mais je souhaite rassurer une deuxième fois le lecteur : ce développement ne me dispensera aucunement de proposer, dans un autre chapitre, une analyse sociologique du fonctionnement du groupe paroissial. Pour le moment, le portrait de famille que j’ai commencé à esquisser m’aurait semblé incomplet si je n’avais pas tenté de pénétrer son fonctionnement interne. Puisque le privé est devenu « autre qu’une zone maudite, interdite et obscure », « le centre », même « provisoire, de notre vie, enfin reconnu, visité et légitimé », « une expérience de notre temps » 323 et que la famille, « principal théâtre de la vie privée », « main invisible de la société civile », « est à la fois nid et nœud » 324 , on est d’autant plus enclin à introduire l’analyse d’une intimité familiale dans une histoire-problème qui s’essaie à la conjonction de toutes les échelles d’observation.

Les précédentes citations donnent à entendre que l’importance accordée à la cellule familiale dans la vie de chacun des Remillieux, parents ou enfants, est bien sûr à replacer dans le contexte de l’évolution du sentiment et du vécu familial, autrement dit dans l’histoire de la famille et de la vie privée. En ce début du vingtième siècle, cette famille citadine des classes moyennes qui centrait son quotidien et ses aspirations sur le devenir de ses enfants et la recherche d’un bonheur de vivre ensemble, qui proposait à ses membres un refuge auprès duquel ils se ressourçaient, ne possédait à première vue aucune caractéristique exceptionnelle. Et, il faut bien le dire, le mérite des Remillieux réside surtout dans la transmission d’une correspondance abondante qui permet à l’historien l’exploration d’un cas exemplaire. La liberté de ton qu’on devine à travers la lecture de leur correspondance, la possibilité laissée aux enfants d’exprimer leurs désirs et leurs ambitions, et de les réaliser, montraient ce qui séparait cette famille des classes moyennes des relations plus codifiées des familles de la bourgeoisie, dont elle tentait pourtant d’imiter la manière de vivre et qu’elle rejoignait aussi dans l’inclinaison aux manifestations affectives de tendresse que le XIXe siècle bourgeois avait valorisées. La famille Remillieux se vivait sur le mode nucléaire même quand elle accueillait le grand-père maternel ou la sœur du père. La correspondance échangée entre parents et enfants pendant ces années n’intégrait que superficiellement les autres membres de la parenté vivant au sein du ménage. On garde l’impression que tout se jouait à l’intérieur du noyau formé par le couple et ses enfants. En revanche, l’individu ne semblait pas être reconnu dans la mesure où on lui déniait la possibilité de conquérir une autonomie qui le dissocierait du reste de la famille. L’existence de chacun n’était reconnue qu’en tant que membre de la famille et le lien se voulait indéfectible. L’attitude de la famille vis-à-vis de Louis offre sur ce point un exemple significatif.

Au moment où la vie de Louis Remillieux prenait une orientation définitive, où ses choix professionnels se confirmaient, ses frères se mirent à lui reprocher son inconstance dans sa correspondance et ses visites. Laurent Remillieux blâmait les silences qui révélaient la distance que son frère semblait vouloir imposer à sa famille.

‘« Le mot de Louis, – un mot d’affaires –, m’a prouvé tout au plus que Louis n’était pas mort. Enfin ! Le passé n’est rien dans la vie. Regardons l’avenir. » 325

Mais il cherchait à l’excuser, ou du moins à minimiser l’affaire, alors que Jean plaçait les négligences de son frère sur le compte de son égoïsme.

‘« Louis, qui n’est arrivé que dans la nuit de samedi à dimanche et avec qui j’ai dîné chez nous m’a paru très bien quoique un peu froid. Au fond, il est très sérieux, plein de bonne volonté, mais a un constant effort à faire pour ne pas être repris par l’engrenage ancien des préoccupations exclusivement professionnelles et un peu égoïstes. » 326

L’indépendance que Louis cherchait certainement à travers ses études, ses voyages ou ses premières expériences professionnelles, ne convenait pas au modèle des relations familiales intériorisé par les Remillieux. La famille avait attribué à Louis un certain rôle. Il devait réaliser les aspirations que ses aînés avaient abandonnées pour accomplir leur vocation sacerdotale : on attendait de lui une réussite professionnelle et la perpétuation de la famille. Ses frères évoquaient à plaisir le mariage qui ne manquerait pas de leur donner des neveux.

‘« Le mariage chrétien est une grande et belle chose. Il me manque la joie sacerdotale d’avoir béni une union chrétienne. Quand bénirai-je celle de mon Louis ? » 327 ’ ‘« Louis ! Je ne me permettrai certes pas de juger sa vie saine, forte, pleinement virile : jamais je crois nous ne nous sommes sentis si frères, si mutuellement confiants. Pour peu que nos futurs neveux ressemblent à leur père, ils nous réservent à toi et à moi, de vraies consolations sacerdotales… » 328

Mais Louis était censé demeurer dans le cadre qui lui avait été prescrit et remplir les objectifs qu’on lui avait fixés. Sa vie d’adulte devait rester informée par la volonté familiale et il était hors de question qu’il s’éloignât de la ligne de conduite définie collectivement. Laurent Remillieux lui prodiguait sans cesse les mêmes conseils. Louis était tenu de devenir cet homme complet, idéal, qui saurait concilier tous les objectifs laïques d’une famille catholique des classes moyennes.

‘« Allons au revoir mon Louis, courage et confiance, travaille le cœur bien haut et l’âme sereine. Si coûte que coûte, tu ne te contentes pas d’ “arriver”, mais si toujours tu veux mener une vie d’homme utile à la société, cette vie pour toi comme pour nous s’annonce fort belle. Sois chrétien ! c’est-à-dire sois pieux, sois courageux, sois entreprenant, idéaliste. » 329

Laurent Remillieux s’affirmait comme le garant de l’intégrité familiale, il était le gardien du temple, celui qui assurait le maintien des liens filial et fraternel en édictant des règles de conduite collectives et en rappelant à chacun son rôle. Son attachement au noyau familial et à son intimité s’avérait parfois exclusif ; il accordait une priorité absolue à la vie familiale et il exigeait des autres le même comportement. Les années passées au séminaire de philosophie l’avaient privé de la compagnie quotidienne des siens. Ses missives disaient sans cesse son affection et son amour pour eux. Il réclamait des lettres, même quotidiennes, parce qu’il avait peur d’être écarté des menus événements qui faisaient le quotidien de la famille et donnaient sens à son intimité. Il voulait être informé de tout, et même des riens, et se fâchait des manquements à la correspondance.

‘« Si tous les jours, ou du moins tous les deux jours, je pouvais savoir ce que vous faites tous (un petit journal !), par cette chère Tante Caroline, ce serait pour moi une seconde vie parallèle à celle du séminaire et qui la complèterait. Je vous promets des réponses. » 330 ’ ‘Et quand le contrat lui apparaissait rompu, ses réactions ne se faisaient pas attendre.’ ‘« Vous semblez me dire que vous n’avez pas grand’chose à faire. C’est regrettable. Mais alors comment se fait-il que vous paraissez vouloir changer notre mode de correspondance ? Cette lettre d’hier, si bonne et si charmante du reste, comme le sont toutes les lettres de Tante Caroline, ne me donnait presque aucun détail. Comment par exemple avez-vous passé la journée de dimanche ? Je l’ignore. Et pourtant vous n’ignorez pas comme j’aime vivre de votre vie. » 331

Il implorait des visites régulières et se plaignait des défections. Il avait alors vingt ans mais les années suivantes ne donnèrent aucun signe de progrès quant à son autonomie vis-à-vis de sa famille. Son départ de Lyon pour Grenoble, à l’automne 1907, l’éloignait plus encore et à chacun de ses retours, il fallait non seulement organiser les journées en fonction de lui mais aussi lui réserver une exclusivité absolue. Il ne désirait que retrouver le monde clos du cocon familial, souhait qu’il répétait chaque semaine.

‘« A moins d’avis contraire, j’espère partir samedi soir à Lyon (arrivée à 11 h 18) (côté Rhône). Couchez-vous comme d’ordinaire. A part la visite à Jean et une visite au cimetière je désire rester entièrement avec vous seuls. Je voudrais dans l’après-midi de dimanche causer un peu avec Louis, me mettre au courant du travail fait, du travail à faire et traduire de l’allemand avec Emilie,… Puis passer une bonne petite soirée en famille.
Je vous embrasse tous, vous, mon Petit Père, ma Petite Mère… comme je vous aime. A dimanche, doux oasis, malgré ma vie très agitée, pourtant pas le moins du monde désagréable. » 332 ’ ‘« Ce serait très agréable si la journée du premier décembre était libre pour la consacrer à vous seuls, à Jean, à Louis, à mes petites sœurs. » 333

On aura commencé à entrevoir que les exigences de Laurent Remillieux ne relevaient pas seulement d’une nostalgie de l’enfance, de l’absence. Elles nous renseignaient sur sa personnalité de jeune adulte et sur la place qu’il détenait au sein de sa famille. Plus qu’un frère aîné, il semblait avoir monopolisé la figure paternelle que son père incarnait beaucoup moins bien que lui. Ce dernier n’apparaissait dans la correspondance que sous le surnom de « Petit Père », au même titre que son épouse, appelée par ses enfants « Petite Mère ». Les marques de respect et d’affection qu’on lui prodiguait ne montraient cependant aucune tendance à l’investir de l’autorité déterminant la figure paternelle d’une famille. Son fils aîné au contraire était désigné comme le guide et le conseiller, le directeur des consciences familiales et l’organisateur de la vie familiale, il était celui qui planifiait le quotidien, celui qui endossait les problèmes et les malheurs, celui qui protégeait les plus jeunes, et les parents aussi, celui qui finalement contrôlait les destinées familiales. Tous les témoignages livrés indirectement dans les lettres de ses parents ou des ses frères et sœurs le confirmaient, quand le fait n’était pas explicitement exprimé, comme par sa mère à la fin de l’année 1909 ou au début de l’année 1910 :

‘« Mon cher Laurent, heureuse de ta lettre, ne te fatigue pas trop, dors bien couche toi bien exactement de bonheur [sic] pour que ta santé si précieuse au bien que tu peux faire ne te manque pas plus tard et a [sic] nous tous combien nous avons besoin de toi pour mener notre barque au rivage avec ton aide. » 334

Mais à peu près à la même époque, Jean résumait tout aussi bien la situation à l’occasion de la fête du saint patron de son frère aîné. Tandis que tous les membres de la famille restés à Lyon envoyaient leurs souhaits à Laurent qui séjournait à Berlin en compagnie d’Emilie, Jean tenait à mettre en exergue l’unité familiale et le rôle que tous reconnaissaient à l’aîné de la fratrie.

‘« Je voudrais que ces petits feuillets, si minces qu’ils peuvent tous se loger à l’aise dans la même enveloppe, serrés contre les autres en une touchante et symbolique unité, si personnels que nous noircissons tous en même temps des vœux à la fois très divers et très semblables ! – te soient un touchant témoignage de notre commune et si chaude affection pour le fils aîné, le grand frère, celui que l’on aime et que l’on suit… » 335

Mais les contreparties pouvaient être sévères. L’autorité que Laurent Remillieux exerçait sur ses proches, et que ces derniers lui reconnaissaient sans discussion, se dévoilait parfois tyrannique. Puisqu’il incarnait, selon toute hypothèse, la figure du père, il disposait, dans les domaines privé et domestique sinon dans les domaines civil et public, de cette omnipotence que la société avait concédée au chef de famille : gestion de l’argent, décisions éducatives, contrôle des relations et des fréquentations de chacun. On reconnaît là les formes du pouvoir recensées par Michelle Perrot dans son étude sur la figure du père au XIXe siècle 336 . Laurent Remillieux voulait garder un contrôle personnel et entier sur la vie de la famille et sur chacun de ses membres. Il se montrait intransigeant quand il n’obtenait pas les résultats escomptés ou qu’on ne respectait pas ses exigences. Il argumentait sans jamais remettre en question ces exigences, persuadé d’agir pour le bien de tous et l’intention justifiait ses volontés.

Si l’on pouvait comprendre que la prise en charge de questions essentielles comme l’éducation et l’instruction de ses sœurs lui tînt à cœur, son comportement vis-à-vis du quotidien de la famille paraissait moins rationnel. De l’heure du coucher de la famille à la surveillance de la régularité d’une correspondance considérée comme un dû, aucune situation ne devait lui échapper. Les premières années du grand séminaire furent particulièrement difficiles à vivre pour lui sur ce point.

‘« Très cher et bon Père, dans votre lettre capable de rendre mille fois heureux l’enfant séminariste, et bientôt j’espère, prêtre de Jésus-Christ, j’ai remarqué pourtant deux choses : oh ! des riens… que je me permets pourtant de souligner. D’abord : « Allons, mes enfants, il est dix heures ! » Vous vous couchez donc toujours tard ! Je croyais que c’est moi qui était [sic] cause de ce désordre, de ce lent suicide, à la fois physique et moral, et que, lorsque je n’y étais pas il y avait un mieux sur ce point. Essayez de le réaliser, vous vous en trouverez certainement bien. Ensuite : « Il faut faire le mois du Petit Jésus, c’est le dernier soir » Mais non, ce n’était pas le dernier soir : que fait donc ma bonne petite Emilie, aurait-elle changé depuis que je n’y suis plus, est-ce qu’elle rêve ou est-ce qu’elle dort ? » 337

Il substituait en fait à l’autorité de son père sa propre autorité, justifiée implicitement par le pouvoir que lui donnait désormais sur les siens son engagement dans le monde clérical. Mais de façon explicite, c’étaient la raison, la sagesse et le savoir qui légitimaient son ascendant. Ses conseils impératifs se transformaient en récriminations quand il observait qu’ils n’avaient pas été suivis. On pourrait penser qu’il ne s’agissait là que d’un défaut de jeunesse et, qu’avec le temps, Laurent Remillieux apprendrait non seulement à se détacher de sa famille, mais aussi à montrer plus de souplesse à son égard. Or la correspondance offre sur ce thème une continuité incomparable de 1901 à 1914.

‘En 1908, à Emilie :’ ‘« Ma bien chère Emilie, tu lis mes lettres en diagonale. Je t’avais déjà fait remarquer – ce que tu n’as pas remarqué du tout – à savoir que pour être distribuée le dimanche matin à Roanne la lettre devait être jetée à la boîte dans l’après-midi du samedi. En effet : 1°/ Il n’y a pas de train de nuit entre Lyon et Roanne. 2°/ Le premier train arrive à Roanne à 8h18 seulement après la première et unique distribution du dimanche. 3°/ Le dernier train du soir qui arrive à Roanne à minuit et demi part de Lyon à 9h05. en descendant au Sillon samedi, il y avait donc peu de chance que vous ayez pu jeter la lettre en temps utile. Encore une fois, consultez sur la vitrine d’un bureau de poste l’horaire des levées direction Bourbonnais. Très probablement pour la petite boîte de la rue Octavio-Mey la dernière levée pour Roanne est l’avant-dernière. Consultez la vitrine du bureau de poste de Saint-Jean. Est-ce clair ? » 338 ’ ‘En 1910, à propos de Jean :’ ‘« J’ai été étonné, peiné même que Jean, suivant sa promesse, ne m’ait pas donné un mot de nouvelles dimanche dernier. Vous n’imaginez pas sans doute quelle impression douloureuse, débilitante surtout, produisent les déceptions venant de chez nous, lorsqu’on vit dans un milieu tel que celui-ci. Ne pas recevoir de nouvelles est peu lorsqu’on n’en attend pas. Ce qui importe, c’est une scrupuleuse régularité. Une fois encore je vous la demande, d’autant que, portés à l’irrégularité comme nous le sommes, mettre enfin un ordre strict dans notre vie serait en décupler la portée. » 339 ’ ‘En 1912, à Louis et Marie : ’ ‘« Je n’ai rien eu de vous aujourd’hui. Cette carte n’est donc pas une réponse. Ce n’est qu’un signe de mon amour pour vous. » 340

Le chantage affectif s’immisçait dans la rhétorique de Laurent Remillieux. La culpabilité qu’il faisait peser sur ses proches était le dernier recours pour les ramener à ses exigences.

La nécessité de l’ordre évoqué dans l’extrait de la lettre de 1910 se présente aussi comme un thème récurrent dans la correspondance de Laurent Remillieux. Cette nécessité était d’ailleurs sous-jacente à l’obligation de la régularité codifiée des échanges épistolaires. Si la famille recevait des nouvelles de Roanne le mardi et vendredi, les nouvelles de Lyon parviendraient à Roanne le jeudi et le dimanche. Il était interdit de déroger à la règle. Dans cette activité comme dans toutes les autres, qu’il s’agît du travail scolaire des sœurs, de la tenue de la maison ou d’une recherche d’horaires de trains, il ne fallait « rien laisser de provisoire ou d’inachevé » pour mieux lutter contre « le principe du désordre » 341 . Le comportement obsessionnel de Laurent Remillieux se révélait dans la répétition : répétition des conseils donnés à propos de l’instruction de Marie et d’Emilie, répétition des exigences tenant à l’assiduité et à la ponctualité de la correspondance, répétition des questions sur la vie sociale de la famille en son absence, les mêmes formules et les mêmes interrogations revenaient inlassablement deux fois par semaine. Ce comportement se dévoile aussi dans l’accumulation de précisions que renfermaient certaines lettres quand elles abordaient des sujets particuliers comme celui des déplacements et des transports. Ainsi une lettre du 13 décembre 1913 annonçait à Augustine Remillieux la prochaine venue à Evreux des quatre enfants qui étaient restés dans la région lyonnaise. La famille serait réunie pour le nouvel an. Les quatre pages et demie que contenait la missive étaient occupées par l’exposé des horaires de train et des différentes possibilités laissées aux Lyonnais pour se rendre à Evreux, puis du choix final, abondamment justifié par une reprise des horaires. Si l’on ne disposait que de cette lettre, on serait susceptible de penser que Laurent Remillieux avait du mal à supporter le poids de ce voyage si important, puisqu’il permettait une première réunion familiale depuis la dispersion de l’automne et qu’il fallait tout mettre en œuvre pour prévoir un déroulement sans faille. Mais des lettres qui déroulaient à l’infini les horaires consignés dans les indicateurs de chemin de fer existent en nombre. La passion du détail et de la précision cachait-elle des difficultés à communiquer, la peur du malentendu, des problèmes pour prendre des décisions, des incertitudes, un manque d’esprit de synthèse ? Elle reflétait peut-être aussi la peur de ne pas maîtriser une situation, de perdre le contrôle et la direction des événements. Laurent Remillieux avait un souci démesuré de l’organisation ; les affaires de logistique retenaient parfois exclusivement son attention et souvent sans qu’il parvînt à dégager une vue d’ensemble des problèmes. Ce qui était facile à comprendre quand il s’agissait de la maladie de son père et de ses conséquences sur la vie familiale devenait plus étonnant quand l’embarras provenait de l’entretien et de la réparation de la bicyclette qui l’avait accompagné lors de son séjour en Angleterre pendant l’été 1912. En cette occasion, Laurent Remillieux écrivait à Louis le détail de tous ses tracas et décrivait toutes les opérations nécessaires au gonflement d’un pneu en demandant des conseils à son frère, certes spécialiste de la bicyclette au sein de la famille, mais tout de même fort éloigné pour résoudre un problème immédiat.

Il se défendait pourtant d’imposer à sa famille une autorité exclusive et il disait à Jean vouloir partager cette autorité avec lui. En fait, Laurent Remillieux tenait ce discours depuis que Jean était lui-même devenu prêtre, confirmant en cela le lien pressenti entre l’exercice de l’autorité familiale et la cléricature. L’ordination qui octroyait des pouvoirs religieux justifiait la détention du pouvoir au sein de la famille. Mais sa place d’aîné dans la fratrie légitimait la primauté de Laurent Remillieux dans le binôme qu’il formait avec Jean. S’il partageait avec lui les problèmes rencontrés, s’il lui relatait par exemple avec exactitude l’étendue des difficultés financières, il prenait les décisions et effectuait seul les démarches nécessaires. De même, il continuait à conseiller son frère dans les tâches qu’il lui avait pourtant déléguées et lui réclamait des comptes très régulièrement et avec insistance. Après sa nomination dans un petit séminaire à Lyon, absorbé par ses tâches d’enseignant, par le ministère accompli à Croix-Luizet et par la direction de la colonie de Chapareillan, Jean Remillieux trouvait moins de temps à consacrer à sa famille. Laurent Remillieux n’hésita pas à redéfinir à son intention les priorités familiales et lui reprocha même de ne plus remplir avec application son devoir d’état. Aucun projet ne devait être mené indépendamment ou à l’encontre des intérêts familiaux, et cette exigence concernait aussi la réalisation de leur vocation sacerdotale. On a pourtant vu que réciproquement les difficultés familiales vécues au moment de la maladie du père ne devaient pas non plus entraver les projets d’avenir des enfants. Mais cela n’augurait pas pour autant de l’autonomie de chacun vis-à-vis de la cellule familiale. Pour comprendre cette contradiction apparente, il faut, d’une part, garder en mémoire les études qui ont montré comment les enfants avaient été investis de la mission d’assurer l’avenir de la famille 342 et, d’autre part, envisager cette cellule familiale comme un clan organisé autour d’une fratrie indissoluble dont le frère aîné, chef désigné du clan, refusait de dénouer les liens et de libérer les destinées. La prise en charge de l’instruction d’Emilie et de Marie fournit une autre illustration de la confusion de ces destinées, en laissant envisager cette fois la place réservée aux filles de la famille.

En 1905, des lettres indiquaient qu’Emilie et Marie étaient inscrites dans une école des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. La situation ne semblait pas convenir à Laurent Remillieux qui envisageait pour ses sœurs des cours particuliers. Il décida leur mère à les retirer de cette institution scolaire, tout en prétextant, pour justifier sa position auprès de leurs relations, les menaces de fermeture qui accablaient l’école catholique en question. Puis une lettre de mai 1908 évoquait la fréquentation d’un cours privé, situé rue Sala dans le quartier d’Ainay. A partir de la rentrée 1908, apparemment pour des raisons d’ordre financier, les deux sœurs avaient de nouveau interrompu cette scolarité suivie au sein de l’enseignement privé. Sous la direction de Laurent, les frères Remillieux avaient pris en charge l'instruction de leurs sœurs après leur réussite au brevet élémentaire et les préparaient au baccalauréat section B (latin-langues). Laurent organisait les leçons et les exercices donnés pour la semaine et corrigés le plus souvent par Jean et Louis. Jean prenait en charge les disciplines littéraires, Louis supervisait les sciences et Laurent s’occupait de l’allemand. Mais ce dernier contrôlait systématiquement le travail effectué, se renseignait auprès de ses collègues à Roanne sur les exigences des différentes matières et rappelait ses frères à l’ordre quand il trouvait que leur direction manquait de fermeté. Après l’obtention par Emilie de la première partie du baccalauréat en octobre 1910, l’abbé Vallas fut sollicité pour la préparations des épreuves de philosophie de la deuxième partie. Jean la suivait hebdomadairement dans ses lectures tandis que le collègue de son frère corrigeait ses compositions. Tout l’emploi du temps des deux sœurs était ordonné en fonction de ces études suivies à domicile. Laurent Remillieux l’avait fixé pour chaque journée, heure par heure, sur le modèle de ce qu’elles auraient connu dans un établissement de l’enseignement secondaire. Tout devait être subordonné à leur réussite et ni les réunions de cercles d’études dans le cadre du Sillon féminin puis du Sillon catholique, ni les ventes de charité ou les autres œuvres de la paroisse Saint-Paul qu’elles fréquentaient, ne fournissaient d’excuses valables, en tout cas acceptées par leur frère aîné, pour justifier des retards dans l’exécution de leur programme. Elles devaient rendre compte de la progression quotidienne de leurs travaux deux fois par semaine et Laurent Remillieux restait sur le sujet d’une intransigeance totale : les phrases courtes, parfois très sèches, abondaient pour n’exprimer que d’implacables résolutions. Presque toutes les lettres échangées durant l’année scolaire entre l’automne 1908 et 1913 revenaient continuellement sur l’organisation des études d’Emilie et de Marie et sur l’obligation de résultats qui s’imposait à elles. Laurent Remillieux n’hésitait pas à émettre des jugements très durs en dénonçant la paresse intellectuelle de ses sœurs ou leur inaptitude au raisonnement logique et au travail régulier, faiblesses certes causées par un défaut d’entraînement mais dont il les rendait tout de même responsables. Les tâches d’instruction assumées par les frères aînés se confondaient avec celles d’éducation : ils étaient devenus des tuteurs bienveillants mais infaillibles qui sauraient combattre les faiblesses reconnues de la nature féminine.

Le professorat des Ecoles Normales devait être l’objectif ultime d’Emilie qui focalisait les espérances de son frère aîné. La hauteur et la singularité de l'objectif (enseignement secondaire public) justifiaient selon ce dernier la rigueur et la pression imposées spécialement dans l'encadrement des études d’Emilie. La possession du diplôme, gage d’une réussite professionnelle que les classes moyennes convoitaient pour leurs enfants, constituait aussi l’objet du rêve façonné par Laurent Remillieux pour sa sœur. Peu avant les épreuves de la deuxième partie du baccalauréat, il formulait explicitement ses attentes :

‘« Ton avenir est si beau, si tu veux, et, ceci me frappe beaucoup, tu es obligée de vouloir, matériellement parlant. A le bien prendre, ceci est une grande grâce.
[…] Fais comme Jean a fait, comme Louis a fait. C’est à ton tour. Actuellement, dans tes mains, ma chère Emilie, tu tiens ton propre bonheur, le mien aussi, c’est sûr, et en un certain sens celui de Marie. Refuseras-tu au devoir, à moi-même, à ton bonheur d’aujourd’hui et de ta vie entière, l’effort qui dans un mois te mettra un premier diplôme dans les mains et qui surtout te fera vaincre tous les défauts et toutes les faiblesses que tu constates en toi. » 343

La volonté de Laurent Remillieux devait effacer les hésitations et les difficultés. Il avait défini pour sa sœur un projet de vie qui dépassait une simple orientation professionnelle, et exigeait d’elle une perfection de tous les instants dans la réalisation de ce projet. A la lecture de ses lettres, on sentait Emilie dépassée par la détermination de son frère, en proie à des phases de découragement et même de désespérance qui la laissaient vaincue et coupable. Le sentiment de culpabilité qui la taraudait ainsi la poussait à s’accuser de tous les manquements que pointait Laurent Remillieux, à se justifier de toutes les faiblesses qu’il relevait, sans jamais contester ses jugements. Elle se soumettait finalement à ses résolutions en avouant son incapacité à vouloir et à persévérer. Le partage des rôles et la nature des relations qui prévalaient au sein de la fratrie Remillieux, opposant filles et garçons, se contentaient de reproduire le modèle culturel dominant. On retrouvait dans les lettres des frères et des sœurs le langage dualiste qui de tout temps a été l’ « un des constituants élémentaires de tout système de représentations, de toute idéologie envisagée comme la traduction de rapports de forces » et qui renvoyait ici au « classement dichotomique valorisé des attitudes, comportements, qualités » que la société avait forgé pour concevoir la dualité des sexes 344 . Les échanges entre Laurent et Emilie Remillieux dont on a gardé la trace pouvaient être analysés d’après leur intériorisation du gender-stereotyping enraciné dans la culture occidentale et qui modelait l’évolution du catholicisme de ce XIXe siècle finissant. Le rapport de force qui dominait les relations du frère et de la sœur recouvrait en effet aussi « la concordance entre une Eglise hiérarchique et un caractère féminin tenu pour docile et soumis » 345 , car Laurent Remillieux était non seulement investi de son autorité d’homme et de sa place d’aîné au sein de la fratrie mais aussi de celle du prêtre. La tutelle qui pesait sur sa sœur possédait donc une triple justification. La personnalité d’Emilie ne pouvait que rester prisonnière de ces « affinités électives » qui régissaient le lien « entre d’un côté les valeurs et le discours catholiques, et de l’autre l’image […] de la femme et de la féminité » 346 . Quand Laurent Remillieux imaginait pour Emilie « une bonne et indépendante position » 347 qu’elle trouverait dans l’enseignement, elle passait tous les examens nécessaires en déplorant son impuissance et en implorant le pardon de son frère. Elle semblait promise à la réussite malgré elle. La pression exercée sur elle lui était d’autant plus intolérable que parmi les filles de la famille, elle semblait être l’élue, celle en qui Laurent Remillieux avait déposé ses espérances et qui supportait en conséquence tout le poids de ses exigences, peut-être parce qu’elle était l’aînée des filles et donc la plus proche de lui par l’âge. Marie, qu’on décrivait comme timide et elle aussi soumise, apparaissait en tout cas moins contrainte et supportait mieux ses infractions à l’ordre imposé par Laurent Remillieux. D’ailleurs, aucun projet d’avenir n’apparaissait clairement fixé pour elle, et ce fut avec surprise que son frère aîné apprit en 1914 son désir de concrétiser les sentiments qui la liaient à Raymond Thomasset.

En dépit de cette intériorisation de valeurs unanimement partagées par la société occidentale et par les catholiques, on était bien loin de la ligne de conduite majoritaire observée pour l’éducation des jeunes filles sous la Troisième République et que retracent les travaux de Françoise Mayeur 348 . Cette éducation relevait en fait d’un consensus qui ralliait l’ensemble de la société française en dépassant tous les clivages religieux et politiques. Les comportements des catholiques en la matière ne formaient encore une fois que le reflet d’une histoire sociale et culturelle qui assignait à la femme le rôle d’épouse et de mère quand elle appartenait au monde des classes dirigeantes ou des classes moyennes. Si les femmes des classes pauvres travaillaient par nécessité, les bourgeoises, et celles qui aspiraient à leur mode de vie, étaient vouées au confinement du foyer, à l’entretien de leur ménage et au bien-être de leur famille. L’apprentissage des bienséances mondaines et des travaux féminins revêtait alors une importance dont l’évidence ne pouvait remettre en question l’absence d’une formation intellectuelle rigoureuse. Les carences de l’enseignement secondaire féminin découlaient directement de ces réalités et la situation générale ne s’améliora pas avec la loi Camille Sée. Quelques rares établissements, essentiellement parisiens, proposaient un enseignement de qualité, mais les tentatives comme celle du collège Sévigné restaient très isolées. La réforme Georges Leygues de 1902, qui introduisait des changements dans les examens du baccalauréat, permit enfin aux jeunes filles d’accéder au diplôme qui clôturait les années d’enseignement secondaire : en 1905, le collège Sévigné présentait ses premières candidates au baccalauréat latin-langues créé trois ans auparavant. L’enseignement catholique suivit dès lors cet exemple, même si « l’engouement pour le baccalauréat » restait « circonscrit à quelques établissements privés de la capitale » 349 , centralisation que Laurent Remillieux percevait en tant que Lyonnais comme un obstacle à la réalisation d’ambitions provinciales 350 . Cet enseignement catholique témoignait cependant des efforts qu’on désirait accomplir en vue de relever le niveau de formation des femmes catholiques, et pas seulement de celles qui se destinaient à une carrière d’enseignante. Même si cet enseignement contribuait finalement à « l’irruption des femmes de la classe moyenne dans le monde professionnel des hommes » 351 , il s’inscrivait aussi dans le sillage de la politique déjà prônée sous le Second Empire par les catholiques libéraux qui s’exprimaient par l’intermédiaire de Mgr Dupanloup. Les lois anticléricales des républicains en ce début du XXe siècle, comme les considérations que les catholiques faisaient peser sur une société laïcisée qui s’éloignait selon eux toujours plus de la religion, redonnaient toute son actualité aux propositions qui visaient à faire de la femme un agent éclairé et actif de la reconquête catholique.

La démarche de Laurent Remillieux dépassait ce cadre, d’abord parce que le désir de réussite et l’obligation de résultat qu’impliquait ce désir guidaient les projets qu’il avait conçus pour sa sœur, de la même façon que ceux qu’il avait auparavant développés pour Louis. La réussite apparaissait comme une fin en soi, et la première lecture qu’on peut en proposer s’ancre encore une fois dans une histoire sociale des classes moyennes, qui reprend d’ailleurs les analyses de Françoise Mayeur sur les mutations de l’enseignement secondaire féminin au début du XXe siècle. L’identification à l’enseignement masculin dériva des exigences exprimées par les classes moyennes qui n’envisageaient plus seulement pour leurs filles la voie exclusive du mariage : « la nécessité pour les filles d’acquérir une situation personnelle [apparaissait] de plus en plus claire » 352  ; et c’était la même évidence qui transparaissait dans l’argumentation de Laurent Remillieux quand il cherchait à convaincre sa sœur de la justesse de ses vues. Mais si l’on cherche à resserrer le cadre sur ces classes moyennes, il est indéniable que le plan d’études élaboré pour Emilie devait aussi beaucoup à la fréquentation du milieu sillonniste. Certes, Laurent Remillieux avait lui-même suivi des études universitaires et il était devenu enseignant, comme son frère Jean après lui. Emilie se contentait finalement de suivre le modèle que proposaient ses deux aînés, ceux qui étaient investis de l’autorité familiale. Et de toutes les façons, un nombre très restreint de carrières s’offrait à ces jeunes femmes diplômées de l’enseignement supérieur et souhaitant exercer une profession. Mais le choix de l’enseignement public échappait à la banalité : c’était en ce sens qu’il fallait songer à une influence sillonniste. En effet, si par ailleurs un enseignement secondaire catholique des jeunes filles s’organisait et menait ses élèves au baccalauréat voire à des études supérieures, c’était « dans une perspective de défense catholique plutôt que d’imprégnation du monde profane par des jeunes filles ou femmes entrées de plain-pied dans les institutions universitaires, qui chercheraient à les réformer du dedans » 353 . L’exemple montré par une femme telle que Mlle Régimbal, apparue dans l’entourage des Remillieux au moment de leur participation aux manifestations sillonnistes, plaçait Emilie Remillieux dans une situation audacieuse. Une lettre écrite par Laurent Remillieux avant l’engagement sillonniste de la famille montrait en fait clairement que sa conversion quant aux perspectives d’avenir de sa sœur était en partie la conséquence de cet engagement. Emilie avait alors quatorze ou quinze ans et son frère n’imaginait pour elle qu’une formation pratique la préparant à la direction d’un foyer, tout en lui permettant aussi d’agir pour le « salut des âmes », selon les moyens d’un catholicisme féminin qui s’exprimait par une pratique régulière et par la collaboration à des œuvres paroissiales :

‘« des délassements utiles en s’exerçant et en aimant toutes choses où une femme intelligente doit être toujours d’une compétence indiscutée : ce sont les sciences ménagères, couture, cuisine, hygiène… direction d’un foyer ! Voilà un domaine très vaste auquel j’ajouterais encore volontiers, outre l’utilité pratique qu’ils peuvent avoir accidentellement, les arts d’agrément comme la musique par exemple.
Encore une fois, si à tous les efforts que tu feras dans tous ces domaines, tu peux te dire : ce n’est pas pour moi que je travaille, mais pour être bientôt à la hauteur de ma tâche, tâche noble et belle entre toutes, la tâche même de Notre Seigneur : établissement de la pacification, de l’amour, de la justice sociale et privée, du bonheur relatif de tous en ce monde, et enfin et surtout en dernière analyse du salut des âmes. » 354

Alors qu’en 1905-1906, Laurent Remillieux ajustait ses projets à une image fort traditionnelle de la femme, la perspective changea totalement à partir de 1908-1909 et ses lettres ne parlèrent plus que de rigueur intellectuelle et de travail régulier : il fallait désormais acquérir l’intelligence du latin et des sciences, tout en s’intéressant de près aux idées sociales et politiques qu’Emilie devait découvrir à travers la lecture des journaux sillonnistes et en devenant une militante active du catholicisme social et de la démocratie chrétienne.

La première expérience d’enseignante d’Emilie Remillieux fut néanmoins conduite, au cours de l’année 1911-1912, dans le cadre d’une école catholique de Saint-Romain-en-Gal, où son interlocuteur essentiel fut le curé de la paroisse. Une influence contraire à celle de son frère s’était en fait exercée auprès de ses parents, après l’échec rencontré à la deuxième partie du baccalauréat. L’abbé Arthaud, curé de Saint-Paul et directeur spirituel d’Emilie et de Marie, que la famille fréquentait donc dans le cadre paroissial, désapprouvait le choix de continuer des études supérieures dans la perspective de l’enseignement d’Etat. De son avis, une jeune fille de vingt-et-un ans, si elle se destinait à une carrière d’enseignante, devait songer à exercer au lieu de poursuivre un but utopique. Emilie Remillieux relatait à son frère aîné l’entretien qui avait opposé Mr Arthaud aux vues familiales un dimanche en début d’après-midi. Ce dernier souhaitait d’ailleurs la rencontrer le jour même à la cure de la paroisse Saint-Paul, avant les vêpres, ou au plus tard le jeudi suivant. Emilie pensait qu’il avait peut-être une place à lui offrir dans l’enseignement privé, qu’elle-même semblait appeler de ses vœux, mais elle sollicitait encore les conseils de son frère avant l’entrevue 355 . Laurent Remillieux se rallia à l’opinion générale à condition qu’Emilie n’abandonnât pas la préparation du baccalauréat. Elle concilia donc les leçons données à Saint-Romain-en-Gal dans une école primaire et cette préparation toujours menée avec l’aide de ses frères, mais désormais aussi avec le concours d’autres professeurs de l’enseignement secondaire masculin, recrutés par Laurent Remillieux parmi ses collègues en premier lieu. Elle ne réussit finalement l’examen qu’en octobre 1913 et s’inscrivit aussitôt aux cours de licence. Son frère avait prévu pour pallier ses lacunes des leçons particulières de latin et de français et, dès novembre, il annonçait avec satisfaction à leur mère son intention de préparer l’agrégation d’allemand. C’était dans ce contexte qu’il rappelait à Jean son devoir d’état et qu’il lui reprochait de se décharger de ses tâches matérielles sur Emilie : il était hors de question que cette dernière assumât la charge de la direction du foyer maintenant que leur mère avait quitté Lyon, alors qu’elle acceptait enfin de réaliser les ambitions que son frère avait conçues pour elle, offrant à tous l’image de « la nouvelle jeune fille » 356 qui commençait à émerger au sein de la société française.

Il est clair que la personne d’Emilie, façonnée par les exigences de son frère aîné, focalisait certains aspects du fonctionnement familial des Remillieux et qu’elle contribuait à révéler les positions particulières adoptées dans les champs social et catholique par la famille. Son parcours, qui aurait pu être celui d’une jeune fille aspirant au mariage et au confort d’un foyer vécu sur le mode bourgeois, œuvrant pour sa paroisse dans le cadre d’une sociabilité strictement féminine, explora un autre possible de l’histoire familiale. Emportée dans le sillage de ses frères, elle devait participer à la réalisation de leurs aspirations sociales et religieuses. Elle témoignait de cette relation privilégiée qui pouvait unir un frère et sa sœur, mais qui s’exerçait finalement dans son cas au détriment de son autonomie. Certes, on a du mal à retrouver au sein de la fratrie les relations horizontales qui seraient censées caractériser les rapports entre frères et sœurs, justement parce que Laurent Remillieux était investi d’une autorité paternelle et que deux des frères étaient devenus prêtres. Des relations de ce type ont pu marquer cependant les liens entre certains d’entre eux, Jean et Louis par exemple. Mais très nettement pour Emilie et Laurent, « la combinaison de l’âge et du sexe [avait dessiné une] des figures croisées […] où l’âge redoubl[ait] les caractéristiques du rapport de sexe : paternel ou maternel ». « La sœurette » était dominée par « le grand frère », « le guide et l’initiateur », « substitut du père et du mari » 357 , véritable Pygmalion qui décidait de sa destinée 358 . L’expérience commune du voyage, que nous dévoilera la partie consacrée à l’Allemagne, illustrera d’une autre manière cette relation, mais toujours selon la même problématique, qui trouvera finalement sa conclusion dans le cadre de la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban.

Toutefois, le plus singulier chez les Remillieux restait cette aptitude à construire à chaque tournant de leur vie un projet familial, ultime conséquence de cette forme majeure de l’échange affectif que recouvraient ici les liens fraternels. Chacun possédait dans la fratrie une place particulière et avait un rôle à tenir, et si Emilie appartenait très visiblement à la synergie qui amenait Laurent et Jean vers la réalisation commune de leur vocation sacerdotale, les autres remplissaient aussi leur mission dans le programme catholique familial. Dans l’étude de l’itinéraire catholique des Remillieux qui va suivre, Laurent Remillieux demeurera évidemment notre fil directeur, mais sans que les autres membres de la famille puissent disparaître de notre horizon, tant le fonctionnement familial rejaillissait sur les desseins religieux du frère aîné. La première partie du chapitre a essayé de multiplier les pistes et les réflexions quant à l’histoire sociale des Remillieux, pour dégager des éléments qui éclaireront leurs choix religieux et sauront les mettre en perspective, dans une logique qui accorde à la réalité sociale et à sa perception toute son importance. En fait, il s’agit encore une fois d’aller à l’encontre des études qui chercheraient à introduire une dichotomie entre l’histoire sociale de l’individu et son histoire spirituelle. En gardant très présente l’échelle d’observation choisie dans ce chapitre, les possibilités qu’elle offre et ses limites, tout le jeu de l’analyse consiste à confronter sans cesse l’expérience que notre personnage pouvait avoir du social, avec son discours et ses attitudes de catholique. L’hypothèse de travail, dont l’évidence théorique ne présume pas de la fréquence de son utilisation, est donc que les deux champs, social et religieux, interféraient pour modeler la vocation du prêtre. Elle nous permet alors de diversifier les clés de lecture et de combiner plusieurs interprétations d’un même événement, d’un même comportement. Ainsi, l’obsession de la régularité et du temps organisé qui caractérisait l’un des aspects de la personnalité de l’abbé Laurent Remillieux, dont on peut croire que je n’ai proposé jusque-là qu’une interprétation névrotique doublée d’une explication en termes de rapport de force, peut aussi se comprendre par une intériorisation du temps religieux et des règles de vie imposées à la communauté dans les institutions religieuses qu’il avait fréquentées. Mais « la maxime universelle : “Dieu est ordre et régularité” », qui contrôlait essentiellement « la micro-activité féminine » 359 et dont Laurent Remillieux se réclamait si bien, se rapportait aussi aux normes infligées par une société industrialisée et urbaine qui formait son environnement. On glisse par là vers les réflexions développées avant tout par des sociologues et à leur suite par des historiens autour du thème du temps, de ses représentations et de ses usages sociaux 360 . En reprenant les interrogations de l’histoire sociale, on essaie en fait d’échapper au langage de la spiritualité et à sa logique propre. En résumé, il s’agit de refuser toute problématique interne menant à la confusion des genres, piège trop souvent tendu à une histoire religieuse de la spiritualité. On gardera donc en mémoire tous les développements écrits à propos de ce portrait de famille qui vient de s’achever, pour aborder une nouvelle facette, consacrée à l’itinéraire sacerdotal de Laurent Remillieux.

Notes
320.

Lettre de Laurent Remillieux à sa mère, datée du 4 mai 1914.

321.

Citations tirées de l’article de Ralph Gibson, « Le catholicisme et les femmes en France au XIXe siècle », R.H.E.F., 1993, LXXIX, p. 63-93, p. 86.

322.

On songe évidemment aux travaux de Jacques Maître sur l’histoire des mystiques.

323.

Philippe Ariès et Georges Duby (sous la direction de), Histoire de la vie privée, T. 4, De la Révolution à la Grande Guerre, Volume dirigé par Michelle Perrot, Paris, Editions du Seuil, 1999, 624 p. Ces citations sont tirées de l’introduction générale rédigée par Michelle Perrot, p.7. Le chapitre le plus utile à ce développement concerne « Les acteurs » de la deuxième partie de l’ouvrage et est intitulé « Figures et rôles », p. 109-165.

324.

Ibid., p. 79.

325.

Lettre de Laurent Remillieux à sa famille, datée du 20 décembre 1908.

326.

Lettre de Jean Remillieux à Laurent, datée du 23 novembre 1909.

327.

Lettre de Laurent Remillieux à sa famille, datée du 15 octobre 1908.

328.

Lettre de Jean Remillieux à Laurent, datée du 13 août 1902.

329.

Lettre de Laurent Remillieux à Louis, datée du 5 février 1908.

330.

Lettre de Laurent Remillieux à sa famille, datée du 11 avril 1902.

331.

Lettre de Laurent Remillieux à sa famille, datée du 6 juin 1902.

332.

Lettre de Laurent Remillieux à ses parents, datée du 13 novembre 1907.

333.

Lettre de Laurent Remillieux à ses parents, datée du 21 novembre 1907.

334.

Lettre d’Augustine Remillieux à Laurent, non datée. L’orthographe et la syntaxe non maîtrisées montrent tout l’écart qui séparait la réalité sociale et culturelle d’Augustine Remillieux de ses aspirations. Cette lettre et l’analyse que j’en propose renvoient aussi à la description des parents de Laurent Remillieux qu’on trouve dans le deuxième chapitre de la biographie écrite par Joseph Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 17. Je souscris ici aux conclusions de Joseph Folliet sur la configuration des relations familiales, même si ces conclusions sont quelque peu laissées dans l’implicite. En effet, si l’on poursuit le raisonnement, on peut supposer qu’Augustine Remillieux aurait donné à son fils aîné la place du père, ce serait donc elle qui l’aurait investi de l’autorité paternelle, justifiant ainsi l’usage qu’il en fait auprès du reste de la fratrie. Comme je l’ai promis, je ne pousserai pas plus avant l’interprétation de cette relation triangulaire entre les époux et le fils aîné.

335.

Lettre de Jean Remillieux à Laurent, datée du 13 août 1909.

336.

Histoire de la vie privée…, op. cit., p. 112-114.

337.

Lettre de Laurent Remillieux à sa famille, datée du 2 février 1902.

338.

Lettre de Laurent Remillieux à Emilie, datée du 11 octobre 1908.

339.

Lettre de Laurent Remillieux à sa famille, datée du 6 juillet 1910.

340.

Lettre de Laurent Remillieux à Louis et Marie, datée du 18 octobre 1912.

341.

Expressions reprises de la lettre du 6 juillet 1910.

342.

Histoire de la vie privée…, op. cit., p. 146.

343.

Lettre de Laurent Remillieux à Emilie, non datée (estimation : après Pâques 1911).

344.

Les citations sont empruntées à un ouvrage de Françoise Héritier, Masculin / Féminin. La pensée de la différence, Paris, Editions Odile Jacob, 1996, 332 p., p.69 et 70.

345.

R. Gibson, « Le catholicisme et les femmes en France au XIXe siècle », op. cit., p. 78.

346.

Ibid., p. 78.

347.

Lettre de Laurent Remillieux à Emilie, datée du 23 février 1911.

348.

Les travaux de .² nous fournissement un panorama complet de la situation de l’éducation et de l’instruction des filles au XIXe siècle. Aux ouvrages et articles spécialisés tels que L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, Presses de la Fondation nationales des sciences politiques, 1977, 489 p ; L’éducation des filles en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1979, 207 p. ; « Vers un enseignement secondaire catholique des jeunes filles au début du XXe siècle », Revue de l’histoire de l’Eglise de France, LXXXI, 1995, p. 197-205, on peut ajouter aussi une histoire générale de l’enseignement qui permet une mise en perspective et des comparaisons avec l’enseignement reçu par les garçons, et à laquelle Françoise Mayeur a apporté sa contribution pour le XIXe siècle : De la révolution à l’Ecole républicaine, t. III de l’Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France sous la direction de Louis-Henri Parias, Paris, 1981,. Le thème est aussi repris dans le chapitre 10, rédigé par Françoise Mayeur toujours, de Histoire des femmes en Occident, T. 4, Le XIXe siècle, op. cit.

349.

F. Mayeur, « Vers un enseignement secondaire catholique des jeunes filles au début du XXe siècle », Revue de l’histoire de l’Eglise de France, op. cit., p. 204.

350.

Lettre de Laurent Remillieux à Emilie, datée du 24 octobre 1908.

351.

F. Mayeur, L’éducation des filles en France au XIXe siècle, op. cit., p. 180.

352.

F. Mayeur, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, op. cit., p. 375.

353.

Ibid., p. 205.

354.

Lettre de Laurent Remillieux à Emilie, datée du « samedi 6 mai », envoyée du grand séminaire, peu avant l’ordination de Laurent Remillieux, en 1906 donc.

355.

Lettre d’Emilie Remillieux à Laurent, non datée, estimation : automne 1911.

356.

C’est le titre donné par Françoise Mayeur au chapitre VI de L’éducation des filles en France au XIXe siècle, op. cit.

357.

Citations extraites de Histoire de la vie privée…, op. cit., p. 153.

358.

La grille de lecture des relations frère-sœur est empruntée à Alain Corbin, rédacteur du chapitre « Coulisses » de Histoire de la vie privée…, op. cit., p. 474-476.

359.

Histoire des femmes en Occident, T. 4, Le XIXe siècle, op. cit., p. 192.

360.

Ces réflexions sont présentées par Alain Corbin dans son introduction de l’ouvrage collectif L’avènement des loisirs, op. cit., p. 9-20, accompagnées d’une bibliographie qui reprend les principaux travaux des sociologues et des historiens sur le sujet.