Laurent Remillieux éprouvait de plus en plus le besoin de se projeter dans l’avenir car les premiers postes que l’institution lui avait confiés ne répondaient aucunement à ses vœux. Sa première nomination, en octobre 1907, comme professeur au petit séminaire du Rondeau, près de Grenoble, lui avait au moins permis de concilier ses tâches d’enseignant avec la poursuite d’études supérieures à la Faculté des lettres de Grenoble. Il se plaignait de son éloignement, avait craint « l’inconnu » auquel il avait été livré, mais appréciait finalement ses collègues et s’entendait bien avec les élèves dont il assurait la préparation au baccalauréat 433 . Son père s’inquiétait cependant de ses nouvelles idées d’ouverture à la société moderne laïcisée qui passait notamment par la nécessité, pour les catholiques, d’une fréquentation des Facultés de l’Etat. Ce fut en effet à partir de l’automne 1907 que Laurent Remillieux devint un ardent défenseur de la présence catholique dans l’enseignement supérieur public. Au nom de sa propre expérience, il dénonçait le cloisonnement qui rendait « un très mauvais service aux gens pieux en les isolant encore davantage du monde qui pense et du monde qui agit, alors que par le fait de la moralité ils devraient être partout » 434 . La rencontre qui venait de se produire avec le Sillon avait encouragé cette attitude qui allait à l’encontre des convictions familiales soutenues jusque-là. Les Remillieux avaient toujours adopté des positions de défense religieuse refusant tout compromis et les maintenant dans la réaction ; les fils aînés proposaient d’introduire dans la famille une autre culture catholique, une posture de foi plus offensive, plus en accord avec le projet d’apostolat qu’ils étaient en train de redéfinir sous l’influence sillonniste. Cela pouvait expliquer l’aversion que Laurent Remillieux développa envers l’Institution Saint-Joseph de Roanne, tenue par le clergé diocésain de Lyon, où l’amena en octobre 1908 une nouvelle nomination non souhaitée comme professeur d’allemand.
Certes, il noua des relations amicales avec certains de ses collègues, mais l’étroite minorité qui partageait avec lui les aspirations de la démocratie chrétienne et du catholicisme social n’aurait su lui faire oublier la raideur des positions de la direction de l’institution en tout point conformes à l’orientation du pontificat de Pie X. Ses rapports avec ses élèves ne lui apportaient pas plus de satisfaction. Dans l’exécration d’un enseignement réservé à la bourgeoisie catholique de Roanne, il ne pouvait souffrir « ce maudit établissement » 435 gisant dans « une ville […] noire » 436 et qui annonçait si bien la mort à venir de l’enseignement privé. Le décloisonnement espéré ne s’arrêtait plus à l’enseignement supérieur. Puisqu’il ne s’agissait que de garantir la réussite des élèves au baccalauréat sans aucun souci de leur formation religieuse, cette école catholique n’avait plus lieu d’être.
‘« Je sais fort bien […] que cet enseignement libre porte en lui des germes de mort. Nos élèves sont des noceurs de la première catégorie, avec cette différence qu’ils mettent un peu plus de forme dans leur noce et qu’ils ont des “idées justes”. Traduisez : ils sont des porte-paroles convaincus, beaucoup plus convaincus souvent que leurs camarades des lycées (on leur a appris à ne douter de rien !) de tous les préjugés qui protègent leur porte-monnaie. Que de compromissions pour la Sainte Eglise du Bon Dieu ! Il est littéralement vrai, sans le moindre bluff, bien plus vrai que je le croyais il y a moins de deux ans : beaucoup plus que des chrétiens que nous ne formons pas du tout, nous recrutons ici les cadres de la réaction… Aussi bien, quand demain la liberté de l’enseignement ne sera plus qu’un souvenir, si le parti des gens soi-disant distingués et très satisfaits des monstruosités de notre époque reçoit un coup mortel, le christianisme sérieux et profond ne pourra guère s’en porter plus mal. » 437 ’L’année suivante, Laurent Remillieux se réjouissait même de la baisse des effectifs. L’histoire sociale des Remillieux, leur itinéraire familial comme leur engagement franciscain avaient pu préparer l’évolution de Laurent Remillieux vers l’expression de ces résolutions extrêmes, qui puisaient aussi leur justification dans les conceptions sillonnistes. Le désaveu de la population scolaire de l’Institution Saint-Joseph de Roanne, dont le recrutement au sein de la bourgeoisie locale lui assurait une homogénéité sociale, se fondait avant tout sur un rejet de nature économique et sociale. Le prêtre, issu des classes moyennes, nourri de l’anticapitalisme professé par le tiers ordre franciscain, en proie à des difficultés financières qui contrariaient ses désirs sociaux, ne supportait pas de participer à l’éducation d’une bourgeoisie suffisante, sûre de ses droits mais pas pour autant convaincue des devoirs envers les « déshérités », que le catholicisme social lui prêtait volontiers. Laurent Remillieux ramenait ses jugements censurant les attitudes de ses élèves et de leurs familles à la critique d’un christianisme de convention, marque d’une attitude politique et sociale plus que religieuse, qui discréditait « le christianisme sérieux et profond » auquel il aspirait convertir la société. Mais on évitera les pièges du discours religieux en continuant à penser que son aversion pour cette bourgeoisie roannaise montrait aussi que la fracture sociale ne se réduisait pas à une lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat. Elle témoignait au contraire d’un clivage qui amenait des hommes de classes moyennes à relayer les propositions d’un certain catholicisme social, pourtant formulées à l’origine par des membres de la bourgeoisie, mais que ces hommes nouveaux investissaient différemment. C’était enfin la collusion de l’Eglise et de la bourgeoisie que Laurent Remillieux dénonçait à travers la mention des « compromissions » que les responsables de l’Institution Saint-Joseph de Roanne acceptaient impudemment.
La sensibilité religieuse de Laurent Remillieux, les formes qu’il avait données à l’expression de sa piété, confortaient sa condamnation de la pratique formelle dont se contentait l’échantillon de la bourgeoisie roannaise qui se déployait sous ses yeux. A la rentrée d’octobre 1910, un Père jésuite était venu prêcher une retraite aux élèves de l’institution, qui avait « porté les meilleurs fruits » puisqu’elle avait donné lieu à un plus grand nombre de communions. Laurent Remillieux ne pouvait cependant s’empêcher de regretter que
‘« ce R.P. soit jésuite et que comme tel il soit contraint de dépenser son zèle et son talent en serre chaude, dans des salons mondains ou dans des collèges privés de vie et de lumière comme le nôtre. Il ferait tant de bien en allant à la foule, en se mêlant à elle. Mais… ! » 438 ’Heureusement pour lui-même, il disait avoir trouvé des occasions de s’échapper de cet « établissement maudit » et d’exercer son ministère dans des lieux où se développait son zèle apostolique et dans des conditions qui réconfortaient sa sensibilité religieuse. Dès 1908, il entrait en relation avec les Petites Sœurs de l’Assomption, qui eurent d’abord recours à ses services pour confesser une Allemande. Il devint ensuite un habitué de la maison, y prêcha des retraites de plusieurs jours en 1910 et 1911, y entendit des confessions de femmes et d’hommes, y célébra des messes le dimanche. Il fréquenta aussi le Carmel de Roanne pour y dire également la messe, en remplacement de l’aumônier, lui aussi professeur à Saint-Joseph. Puis à partir de 1911, il se rendit dans la paroisse de Saint-Cyr-de-Favières, près de Roanne, pour y prêcher les fins de semaine ou les jours de fête, comme le jeudi saint de l’année 1913. Il passa la veillée de Noël 1911 dans l’église paroissiale, où il célébra les trois messes de la nuit après avoir consacré l’après-midi de ce 24 décembre à confesser les paroissiens. Il renouait enfin avec les premières expériences de collaboration à un ministère paroissial qu’il avait vécues, jeune séminariste, pendant des vacances familiales passées à Saint-Clair. Au cours de l’année 1901, il avait eu l’occasion de prendre en charge les enfants de la paroisse pour des leçons de catéchisme données aux premiers communiants, puis avait contribué au lancement d’un patronage pendant les mois d’été. Contrairement à ses charges d’enseignement, les ministères qui le réclamaient en dehors de l’Institution Saint-Joseph le passionnaient, puisqu’ils lui permettaient de délivrer la parole de Dieu et d’accomplir des tâches apostoliques dont l’avait privé par ailleurs sa nomination officielle. Mais ils comportaient aussi un revers financier non négligeable : depuis son ordination, Laurent Remillieux ne refusait aucun office religieux rétribué susceptible d’améliorer le quotidien familial. La correspondance de Laurent et de Jean Remillieux renfermait notamment une comptabilité de toutes les messes aux intentions de défunts demandées par les connaissances des deux abbés. La recherche de messes rétribuées, à Roanne, à Lyon et ailleurs pendant les vacances, était aussi acharnée que celle de pensionnaires et l’on veillait à percevoir les honoraires dus (deux francs par messe en général), quitte à les réclamer. Laurent Remillieux incitait son frère à ne pas oublier ses promesses. Lui-même avait même demandé à l’archevêché l’autorisation de « recevoir des messes en dehors du diocèse », demande motivée par une « navrante détresse financière » 439 et finalement accordée.
L’expérience menée conjointement par Laurent et Jean Remillieux dans le quartier Croix-Luizet à Villeurbanne et déjà évoquée dans le chapitre précédent, allait donner une autre dimension à leur apprentissage du ministère paroissial. La paroisse Saint-Julien de Cusset entra dans la vie de l’abbé Laurent Remillieux en 1907, au moment de la maladie de son curé, l’abbé Millat. Le 6 septembre 1907, on était venu le chercher pour officier à deux enterrements que ne pouvait célébrer le curé 440 . Après le décès de ce dernier, un témoignage 441 affirme que Laurent Remillieux assura l’intérim jusqu’à la nomination du nouveau curé, l’abbé Corsat. Celui-ci rapporta en tout cas qu’il fit immédiatement du jeune abbé son collaborateur 442 . Et effectivement, la correspondance familiale des Remillieux signalait régulièrement à partir de janvier 1908 le concours offert par le fils aîné au ministère paroissial de l’abbé Corsat. En l’absence de Laurent Remillieux, retenu à Grenoble puis à Roanne par ses obligations d’enseignant, les deux hommes étaient d’ailleurs obligés de correspondre pour fixer et organiser ses interventions, qui s’étalaient parfois tout au long de la journée du dimanche, quand elles ne commençaient pas la veille. Confessions, prédications, messes, catéchisme de persévérance pour les petites filles, direction du patronage de garçons, Laurent Remillieux partageait toutes ces activités avec le vicaire de la paroisse. Il lui était parfois difficile de concilier ses multiples occupations. La paroisse de Saint-Cyr-de-Favières pouvait concurrencer celle de Cusset et l’immobiliser à Roanne pendant les fins de semaine. A partir de 1913 pourtant, il s’astreignait à une présence hebdomadaire car il avait pris en charge la gestion de la vie religieuse des habitants du quartier de Croix-Luizet, trop distant du centre de la paroisse et donc de l’église paroissiale pour bénéficier du même suivi que le reste des paroissiens. Ce ministère absorbait désormais les efforts des deux frères Remillieux. Cet investissement régulier, coûteux en temps, dans une paroisse contrôlée par le diocèse de Grenoble, déplaisait en fait aux autorités diocésaines de Lyon. Mgr Lavallée lui refusa en novembre 1913 la permission de s’absenter de Roanne plus de trente heures de suite, ainsi que Laurent Remillieux l’avait sollicité 443 . Sa décision n’en recelait pas moins une faveur à l’égard de ce dernier puisque l’archevêque avait désormais interdit tout ministère aux professeurs, sauf autorisation spéciale.
Dès 1908, l’abbé Laurent Remillieux s’était intéressé particulièrement à ce quartier de Croix-Luizet, où la présence religieuse n’était assurée que par une institutrice que la loi de 1901 avait privée de la possibilité d’enseigner, « une sainte fille chassée de son couvent » 444 , qui réunit à partir de 1903 quelques enfants pour des leçons de catéchisme. Les pratiquants devaient se rendre à l’église paroissiale de Cusset pour remplir leurs obligations religieuses. Le quartier était d’ailleurs dépourvu d’équipement public 445 , si l’on exceptait une institution privée, gérée par des religieuses franciscaines depuis 1852 et qui accueillait des orphelins. Depuis 1899, un comité de quartier réclamait la construction d’une école pour éviter aux enfants de se rendre aux Charpennes ou à Cusset. L’implantation d’une filature en 1890, rue des Sauveteurs, la première usine importante du quartier, avait pourtant accéléré la transformation de cet espace encore marqué par son passé rural. D’autres entreprises la rejoignaient bientôt et même si les implantations industrielles s’effectuaient plutôt à la périphérie du quartier, elles appelaient une main d’œuvre ouvrière qui s’installa dans un premier temps dans des locations proposées par des fermiers de Croix-Luizet, puis dans des logements collectifs construits pour répondre à une demande croissante. Ces immeubles de rapport accueillirent d’abord des migrants français, des paysans originaires essentiellement du Bas-Dauphiné. Les contingents de main d’œuvre suivants furent fournis par l’étranger : des Italiens venus du Val d’Aoste, du Piémont ou de la région napolitaine peuplèrent les nouvelles cités ouvrières qui côtoyaient des jardins ouvriers. Ces premiers immigrés étaient déjà susceptibles de constituer un noyau de croyants fervents, attachés à leur culture catholique d’origine. Les différents témoignages envoyés à Joseph Folliet ne les mentionnaient cependant pas, préférant dépeindre une population de « non pratiquants » et d’ « ennemis de [la] foi », qui justifiait le projet de conquête religieuse de Laurent Remillieux, celui-ci « rêva[nt] de christianiser réellement ce pauvre coin » 446 . Sa propre description du quartier en appelait cependant plus à la pauvreté et à l’abandon des lieux qu’à l’adversité d’un anticléricalisme militant. Evoquant « la visite du quartier nord de la paroisse », effectuée en compagnie de l’abbé Corsat et de son frère, il insistait sur la « demi-heure de marche le long des fortifications » qu’il leur fallut entreprendre avant d’atteindre « le groupe scolaire construit au milieu des usines et des logements ouvriers ». Déjà plus de trois cents élèves y étaient scolarisés, d’après le chiffre qu’il fournissait, dans un quartier à la forte croissance démographique. Mais les églises voisines « distantes de plusieurs kilomètres » ne pouvaient que renforcer l’impression de « ces pauvres enfants », « laissés dans le plus complet abandon » 447 . Etaient déjà exprimés là la vision misérabiliste d’une population privée d’une assistance cléricale et le souci corollaire d’établir une présence ecclésiale institutionnelle dans la périphérie urbaine.
Hormis quelques rares incursions pour des occasions particulières (comme le jour de la fête patronale), le curé de Saint-Julien de Cusset abandonna progressivement à son collaborateur le ministère de la chapelle de secours installée dans le quartier. Les prêtres de la paroisse commencèrent par louer au 98 de la route de Vaux « un ancien dortoir de pensionnat » 448 qu’ils transformèrent en une chapelle héritant bientôt du patronage de la Sainte-Famille. A partir de l’été 1909, Laurent Remillieux, qui ne pouvait garantir une présence régulière, associa son frère à sa charge 449 . Encore séminariste, Jean Remillieux s’occupa des cours de catéchisme et du patronage de garçons, qu’il inaugura le premier août 1909 450 . Les deux frères continuaient cependant aussi à participer à l’ensemble des activités paroissiales. En août 1909, Jean Remillieux prononça une conférence sur le Syllabus devant les hommes du cercle d’études de Cusset. Laurent Remillieux apporta son concours à la préparation des fêtes de Pâques d’avril 1911 et à leur célébration dans le cadre de l’église paroissiale de Cusset et non dans celui de la chapelle de Croix-Luizet 451 . Mais le dimanche 20 décembre 1909, au lendemain de son ordination, après avoir célébré sa première messe dans l’église paroissiale de Saint-Paul, Jean Remillieux termina la journée dans la chapelle de Croix-Luizet, montrant ainsi son attachement à ce lieu et à ses habitants. Au fil des années, son investissement s’intensifia et jusqu’à la guerre, du moins jusqu’en 1913-1914, la correspondance familiale laisse penser que sa présence et son action primaient sur celles de son frère aîné. Le témoignage d’une de ses anciennes élèves de catéchisme avance même le fait que l’abbé Laurent Remillieux « succéda » à son frère quand celui-ci fut mobilisé pour la guerre 452 . Plus disponible que ce dernier et surtout résidant à Lyon, Jean Remillieux avait la possibilité de se rendre à Cusset et à Croix-Luizet au moins deux jours par semaine, en général le dimanche et le jeudi après-midi. Les deux frères avaient intéressé toute leur famille au devenir religieux du quartier de Croix-Luizet et leur fréquentation de la paroisse de Cusset était devenue plus assidue, au détriment parfois de la paroisse de Saint-Paul. Les Remillieux étaient invités à la cure et s’étaient finalement insérés dans le réseau des paroissiens les plus actifs. Emilie surtout rendait de multiples petits services à l’équipe cléricale, en participant à l’organisation matérielle des principales fêtes religieuses. A la suite des Remillieux, Raymond Thomasset et même Victor Carlhian, qui suivait les initiatives de son ami, y firent des apparitions, le premier pour assister notamment à des réunions de cercle d’études.
Au printemps 1913, la paroisse avait pris possession d’un terrain à Croix-Luizet où elle aménageait un nouveau local, grâce aux dons recueillis par un comité d’action charitable, le « Comité de la Sainte-Famille », œuvrant au sein de la bourgeoisie lyonnaise 453 . Ce fut dans ce cadre que la famille Beaumont, impliquée dans le comité, participa à l’organisation d’une réunion mondaine le soir du 15 mai 1914, qui permit de réunir trois mille francs provenant seulement de la vente des cartes d’entrée. La nouvelle chapelle, installée désormais au 102 de la route de Vaux, était pourvue d’un harmonium, de prie-Dieu, d’un confessionnal, d’une petite sacristie avec une cloche, autant de trésors qu’avaient fixés les souvenirs de l’ancienne élève catéchisée par Jean Remillieux. Les activités de ce dernier ne se réduisaient pas à l’encadrement traditionnel des pratiquants et notamment aux offices du dimanche, à la réunion d’œuvres ou à la formation des plus jeunes. Certes, ses cours sur la confession, ceux sur l’histoire sainte, ses exhortations à la dévotion eucharistique, ses encouragements à échanger en toute intimité avec le divin sont signalés dans tous les témoignages, y compris dans celui de Laurent Remillieux. Mais l’abbé Corsat avait été bien plus impressionné encore par les réunions tenues dans les cafés et dans certains hangars d’usine : « furent organisées des controverses où les ennemis de la Religion vinrent d’abord avec plus d’empressement et d’ardeur que les catholiques » 454 . D’après lui toujours, ces séances acquirent une popularité qui dépassa le cadre du quartier et attira d’autres habitants de Villeurbanne, contribuant sinon « à la conquête d’âmes nouvelles » 455 , du moins à l’établissement d’un dialogue entre catholiques et incroyants militants. Jean Remillieux distribuait des tracts et des lettres dans le quartier pour justifier le point de vue de l'Eglise catholique dans différents débats engagés par des anticléricaux, pour la défendre par exemple des accusations de superstitions qu’un journaliste avait lancées au sujet du dogme de l’Immaculée Conception dans un organe de la presse lyonnaise, pour expliquer aussi la signification des rites catholiques et leur symbolique, comme celui de Noël 456 . Les relations avec les habitants de Croix-Luizet ne revêtaient pas toujours l’aspect idyllique que leur prêtèrent les témoignages, de quarante ans postérieurs aux événements pour trois d’entre eux, et qui provenaient tous de catholiques convaincus. Deux lettres de Laurent Remillieux évoquaient les agissements d’un instituteur qui vilipendait le patronage catholique proposé aux garçons et menaçait les prêtres de leur « déclarer la guerre » 457 . Laurent Remillieux espérait régler l’affaire en rendant visite à leur détracteur. Il pensait qu’une relation personnelle, directe et franche pourrait calmer une hostilité qui était plus déclenchée, selon lui, par une méconnaissance des individus et de leurs objectifs que par une haine de la religion. On ne sait comment se termina l’affaire.
On a déjà signalé la fondation en mai 1914 d’un cercle d’études pour les hommes dont la réunion initiale s’était tenue au Café des sports à l’initiative des frères Remillieux. Une feuille locale, Le social avait même relaté cette fondation. Des réunions d’hommes avaient déjà lieu depuis l’automne 1913 mais de façon encore informelle. Puisqu’elles se tenaient le lundi soir, elles avaient justement été l’objet de l’autorisation d’une absence de Roanne de plus de trente heures sollicitée par Laurent Remillieux auprès de ses supérieurs. Lors de la première séance de travail du cercle d’études désormais officiellement fondé, les abbés Laurent et Jean Remillieux accueillirent Marius Gonin qui ouvrit la série de conférences du lundi soir, indiquant par là l’affiliation du cercle d’études de Croix-Luizet à la Chronique sociale 458 . A l’automne 1913, ce qui restait de la famille Remillieux sur Lyon, autrement dit Laurent, Jean, Emilie et Joseph, avait emménagé dans un appartement au 94 de la route de Vaux, tout près de l’oratoire que les deux prêtres desservaient. On pouvait y voir une volonté d’inscrire leur engagement au sein du quartier dans le quotidien, même s’ils continuaient ailleurs à assumer parallèlement des postes d’enseignement. A la fin du mois de juin 1914, une mission, donnée « en grande partie en plein air sous une vaste tente » 459 , venait stimuler la vie religieuse de Saint-Julien de Cusset. Laurent Remillieux expliquait à sa mère combien elle occupait son temps. Mais les habitants de Croix-Luizet n’étaient pas pour autant oubliés. A cette occasion, l’abbé Beaupin avait été convié pour donner une conférence au cercle d’hommes.
Laurent Remillieux dressa, pour l’année 1914, un bilan de l’action religieuse conduite avec son frère, dans lequel il insistait sur la réussite de leur apostolat.
‘« La première année après l’ouverture de la chapelle, on distribua 300 communions. Quand l’abbé Jean partit à la guerre, il laissa une communauté compacte et très fervente groupée en mères chrétiennes, enfants de Marie, cercle d’hommes, cercle de jeunes gens, patronages, enfants des catéchismes. Aux messes du dimanche et du jeudi il y eut, en une année, 5000 communions. » 460 ’Comme il nous est impossible de confirmer ou d’infirmer les chiffres proposés par Laurent Remillieux, on ne s’attardera pas sur la question de l’évaluation de la pratique religieuse des habitants de Croix-Luizet. De toutes les façons, même si cette pratique avait augmenté, cela ne signifiait pas que le mouvement sanctionnait la réussite d’une conquête religieuse du quartier, autrement dit qu’il montrait l’efficacité d’une évangélisation menée par les deux frères Remillieux. Il signalait plus que leurs initiatives avaient finalement répondu à des besoins éprouvés par les habitants et qui ne pouvaient pas être satisfaits par une institution qui ne parvenait pas encore à contrôler territorialement des espaces urbains en constante évolution. Il serait alors intéressant de connaître précisément les catholiques qui fréquentaient les offices de la chapelle et les groupes constitués par les deux abbés. Peut-être retrouverait-on en nombre la population d’immigrés italiens attachés à la culture catholique de leur région d’origine. Il semble aussi intéressant d’observer les œuvres et les activités mises en place : elles ne possédaient aucune originalité et reprenaient en fait l'assortiment que proposaient traditionnellement en ce début de XXe siècle les paroisses urbaines. Les frères Remillieux reproduisaient ce qu’ils avaient connu et ce à quoi l’institution les avait formés. Certes, l’audace de Jean Remillieux s’exprimait quand il se portait au devant des catholiques qui n’avaient plus l’habitude de fréquenter les églises, des incroyants et des anticléricaux. Sa volonté de rencontrer l’autre, d’entamer le dialogue, d’échanger des idées, de convaincre par la parole, était peut-être un héritage de sa militance sillonniste et des débats contradictoires qui l’avaient souvent agitée. Sa personnalité conférait à son action une autorité qui retenait l’attention. Mais l’œuvre paroissiale qu’il menait avec son frère aîné à Croix-Luizet, comme la colonie du Sillon catholique qu’il dirigeait à Chapareillan, s’inspirait des modèles paroissiaux et des œuvres catholiques déjà en place à la veille de la Première Guerre mondiale.
Lettre de Laurent Remillieux à Jean, datée du 22 novembre 1909.
Lettre de Laurent Remillieux à ses parents, datée du 8 octobre 1907.
Lettre de Laurent Remillieux à sa mère, datée du 6-7 novembre 1907.
Lettre de Laurent Remillieux à Louis, datée du 18 octobre 1912.
Lettre de Laurent Remillieux à ses parents, datée du 3 octobre 1908.
Lettre de Laurent Remillieux à son père, datée du 28 octobre 1909.
Lettre de Laurent Remillieux à Jean, datée du 10 octobre 1910.
Lettre de Laurent Remillieux à ses parents, datée du 24 mai 1908. C’est l’auteur qui souligne.
Lettre de Laurent Remillieux à Jean, datée du 6 septembre 1907.
Témoignage anonyme et non daté, retrouvé dans les papiers Folliet au Prado.
Témoignage de l’abbé Corsat, daté d’avril 1951, ibid.
Lettres de Laurent Remillieux à sa mère, datées des 16 octobre et 6 novembre 1913.
C’est la présentation qu’en fait l’abbé Corsat dans le témoignage écrit pour Joseph Folliet.
Le quartier de Croix-Luizet a donné lieu à deux publications universitaires : un article de Marc Bonneville, « Le quartier de Croix-Luizet à Villeurbanne », Bulletin de Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1979, n° 2, p. 21-57, et un ouvrage déjà cité de Bernard Meuret, Croix-Luizet quartier de Villeurbanne…, op. cit.Les deux publications ont été écrites dans le cadre du même programme de recherche et se recoupent donc. Mais la deuxième prend mieux en compte les éléments de l’histoire religieuse du quartier. En revanche, j’emprunte indifféremment à l’un ou à l’autre les informations concernant la présentation de l’espace urbain et de sa population au début du XXe siècle.
Citations extraites du témoignage de l’abbé Corsat.
Citations extraites de : Âme de prêtre-soldat. L’abbé Jean Remillieux (1886-1915), op. cit., p. 84.
Ibid.
Leurs différentes interventions ont été répertoriées à partir de la correspondance familiale et des témoignages envoyés à Joseph Folliet.
Carte postale de Jean Remillieux à Laurent, datée du premier août 1909.
Lettre de Jean Remillieux à Laurent, datée du 6 avril 1911 : Jean Remillieux envoyait à son frère le programme des interventions que lui demandait l’abbé Corsat pour le samedi saint, le dimanche et le lundi de Pâques : plusieurs confessions, d’hommes et de femmes, messe, sermon des vêpres, etc.
Témoignage anonyme et non daté, retrouvé dans les papiers Folliet au Prado.
Des chapelles de secours parisiennes ont été étudiées par Jean-Marie Mayeur, « Des chapelles de secours à la Cathédrale d’Ivry », Cahiers d’anthropologie religieuse, 2, Actes du Colloque du 6 novembre 1990, Paris et ses religions au XXe siècle, publiés par Michel Meslin, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 152 p., p. 15-21.
Témoignage de l’abbé Corsat.
C’était la perspective rêvée par les deux frères Remillieux, voir Âme de prêtre-soldat…, op. cit., p. 115.
Ibid., p. 116-125.
Lettres de Laurent Remillieux à sa mère, datées du 29 octobre et du 6 novembre 1913.
Lettre de Laurent Remillieux à Louis, datée du 16 mai 1914.
Lettre de Laurent Remillieux à sa mère, datée du 29 juin 1914.
Âme de prêtre-soldat…, op. cit., p. 125-126.