L'apprentissage de la langue allemande dans la famille Remillieux : formation d’un professeur ecclésiastique et inévitable histoire familiale.

D’après Joseph Folliet, l’apprentissage de la langue allemande au sein de la famille Remillieux débuta par la rencontre fortuite d’une jeune Suisse alémanique. Laurent Remillieux lui demanda des leçons d’allemand, dont profitèrent les frères et sœurs. Il possédait lui-même « des dispositions pour les langues vivantes », « aimait les voyages ». Et plus fondamentalement peut-être pour son biographe, « il y avait chez lui une sorte de prédestination à l'Allemagne », prédestination révélée par sa personnalité et son physique : « il portait en lui quelque chose de germanique » 464 . On peut remarquer que, même pour Joseph Folliet, qui insiste toujours sur l'œuvre de la Providence, c’était l’aptitude de Laurent Remillieux à saisir l’opportunité de la rencontre et à créer la relation sociale qui l’avait ouvert à la langue allemande. Pourtant, on ne saurait s’empêcher de penser aussi que l'enseignement de l’allemand lui avait été proposé, de manière plus classique, par l’institution scolaire. Elève des Frères des Ecoles chrétiennes dès la rentrée 1888, Laurent Remillieux avait pu bénéficier, avant son entrée au petit séminaire de Saint-Jean, d’un enseignement moderne intégrant l’étude d’une langue moderne et non des langues anciennes 465 . Des cours particuliers de latin, donnés en 1894 et 1895 par Etienne Faugier à son domicile 466 , lui permirent ensuite de rejoindre la classe d’humanités au petit séminaire où il continua à étudier la langue allemande. Il prépara son baccalauréat au séminaire de philosophie d’Alix et l'obtint en 1902, après plusieurs échecs.

Au cours de l’été 1905, Mgr Dadolle, recteur des Facultés catholiques de Lyon, lui annonça officiellement qu’il pouvait commencer à préparer, à partir de la rentrée prochaine, une licence en langues vivantes. Laurent Remillieux rapporta à ses parents les commentaires que lui avait envoyés le « nouveau supérieur du grand séminaire » qui répondait à sa demande de l’avoir pour directeur :

‘« La veille où j’ai reçu votre lettre, il était question de vous au conseil de l’Archevêché. Rassurez-vous : c’était tout en votre faveur. Mr Dadolle sachant les facilités de séjour que vous avez en Allemagne et votre connaissance de la langue, demandait à son Eminence de vous faire préparer la licence en langues vivantes. La demande a été agréée. C'est donc au Séminaire universitaire que vous passerez l’année qui va s’ouvrir. » 467

Cette décision ne sanctionnait apparemment ni un goût particulier ni un don révélé pour les études intellectuelles. Laurent Remillieux échoua d’ailleurs à plusieurs reprises à ses examens de licence, préparés pendant deux ans à Lyon, puis une autre année à Grenoble. A l'automne 1909, alors qu’il avait été nommé, depuis un an déjà, professeur d’allemand à l’Institution Saint-Joseph de Roanne, il se rendait à Grenoble pour une nouvelle tentative. La correspondance familiale a gardé les traces de la persévérance de l’abbé Remillieux, croyant toujours arriver au bout de ses peines et sollicitant toutes les autorisations :

‘« L’examen est prévu pour le 22 juin. Ai une sérieuse espérance de le liquider au moins en novembre. » 468 (1908)’ ‘« Je doute fort de réussir : je ne suis pas content de deux de mes compositions. […] Je ne suis pas découragé, mais un peu en colère. » 469 (1908)’ ‘« Je prépare ferme ma licence, non pour juin, mais pour novembre, suivant l’autorisation que vient de m’envoyer Mr Lavallée, au reste de la meilleure bonne grâce du monde. » 470 (1909)’

La passion de Laurent Remillieux pour l’allemand n’avait pourtant pas toujours été jugée favorablement par ses supérieurs, s’il faut en croire Joseph Folliet qui rapporta que « le supérieur de Saint-Just retenait des lettres et des journaux en allemand » qui lui étaient destinés 471 . Une lettre d’une correspondante autrichienne mentionnait, en effet, les possibles ennuis que pouvait s’attirer le séminariste et ses hésitations à lui adresser du courrier au séminaire 472 . Au printemps 1905, la situation semblait s’être rétablie en faveur de Laurent Remillieux. Dans une lettre où il signalait une entrevue de ses parents avec Mgr Dadolle, il leur demandait de « faire sentir implicitement […] [qu’il était] à son entière disposition, les séjours en Allemagne ayant été une occasion » 473 .

Le désir de poursuivre l’apprentissage des langues vivantes (l’étude de l’anglais accompagnait celle de l’allemand) répondait certainement aux besoins de l'enseignement privé catholique en prêtres diocésains qualifiés. L'interdiction d’enseigner infligée par le gouvernement radical aux congréganistes mettait dans l'embarras les autorités diocésaines et les obligeait à renouveler le personnel enseignant. De plus, depuis le début des années 1890, les responsables de l’enseignement catholique déploraient « la difficulté de recruter des professeurs pourvus de grades universitaires et des professeurs spéciaux de sciences, d’histoire et de langues vivantes » 474 . Leur préoccupation se renforçait la décennie suivante avec le renouveau de la politique anticléricale : il fallait parer à la perte des privilèges assurés par la loi Falloux de 1850 et affronter la concurrence de l’enseignement public. Ils conseillaient aux autorités ecclésiastiques diocésaines d’encourager la préparation de diplômes universitaires. Ces encouragements devaient pourtant être réservés aux plus doués des séminaristes. C’était peut-être alors dans le choix de l’allemand que résidait l'atout de Laurent Remillieux. Il fallait bien aussi satisfaire la demande croissante du public, qui continuait à délaisser l’anglais pour l’allemand, dans les écoles où le choix était possible 475 . Mais sa faculté à nouer des relations utiles avait sûrement constitué un élément décisif. En 1908, à Grenoble, Laurent Remillieux évoluait dans un cercle de relations étroitement liées à la préparation de sa licence à l'Université. Ses professeurs l’encourageaient à développer ses séjours à l’étranger, indispensables non seulement pour réussir les examens, mais aussi pour se préparer à la tâche d’enseignant 476 .

Le fait était que les études ne passionnaient guère l'abbé Remillieux, qui multipliait, on l’a vu, les activités parallèles où le menaient ses premières expériences pastorales, ou les nécessités de la vie familiale. Mais l’apprentissage de la langue allemande aidait encore une fois à la construction d'une identité familiale. Si Louis avait choisi de se spécialiser dans les sciences et Jean dans les lettres, ils avaient eux aussi commencé à pratiquer cette langue étrangère dans le cadre de leur scolarité « Aux Lazaristes » et ils participaient avec plaisir aux voyages et aux séjours outre-Rhin, approfondissant leur connaissance de l’allemand et des Allemands. Mais Laurent Remillieux avait surtout fondé ses espoirs, en ce domaine, sur sa sœur Emilie, celle qui subissait le plus son influence au sein de la fratrie. Il souhaitait qu’elle préparât une licence aux Facultés de Lyon, après avoir passé son baccalauréat et avant de présenter le concours d’entrée à Fontenay-aux-Roses. Ce projet était exposé dans une lettre, au cours de laquelle il lui fournissait un modèle de « demande motivée », qui devait accompagner la candidature d'Emilie pour l’obtention d'une bourse de voyage en Allemagne pour les grandes vacances de 1908 477 . Si l’originalité des vues de l’abbé Remillieux sur l’éducation de ses sœurs n’est plus ici au centre de notre propos, elle n’en intégrait pas moins sa passion pour l’allemand. Emilie et Marie devenaient ainsi les sujets d’un enseignement qui alliait à l’étude à domicile, aux cours particuliers et par correspondance, les méthodes les plus résolument modernes pour ce qui concernait l'enseignement des langues vivantes. Les conseils qu’il leur écrivait et les comptes rendus qu’il leur réclamait sur l’avancement de leurs travaux montraient que Laurent Remillieux prônait les exercices oraux, les conversations, les lectures et explications d’auteurs et de textes usuels. La connaissance de la langue allemande devait être une « connaissance pratique », issue d’une « méthode directe », comme le recommandaient les textes officiels du ministère de l’Instruction publique 478 . C’est bien dans cet esprit que se comprenaient alors les nombreux séjours en Allemagne. Les germanisants y complétaient leur formation. Des échanges étaient organisés, officiellement depuis 1886, par l’Etat français, qui proposait des bourses de voyage (d’où la candidature d'Emilie en 1908), ou se développaient plus librement, étudiants et élèves se rendant dans les pays de langue germanique par leurs propres moyens 479 . Ce fut le cas des Remillieux.

Notes
464.

J. Folliet, op. cit., p.31-32.

465.

Fabienne Montibert, Vie et rayonnement des Frères des Ecoles chrétiennes au pensionnat lyonnais « Aux Lazaristes », 1839-1914, op. cit. L’auteur signale l’introduction de l’enseignement de l’allemand dès 1844.

466.

La correspondance familiale comprend des lettres échangées entre Laurent Remillieux père et Etienne Faugier, évoquant les leçons particulières de latin reçues par le fils aîné, d’octobre 1894 à juillet 1895, et leur règlement chaque fin de mois. Etienne Faugier était depuis 1887 aumônier au pensionnat des Frères des Ecoles chrétiennes, où était scolarisé Laurent Remillieux.

467.

Lettre de Laurent Remillieux, envoyée d'Innsbruck à sa famille et datée du 3 septembre 1905. Les propos du supérieur du grand séminaire sont rapportés de façon approximative par L. Remillieux.

468.

Lettre de Laurent Remillieux à sa famille, envoyée du petit séminaire du Rondeau (Grenoble) et datée du 27 mai 1908.

469.

Carte postale de L. Remillieux à sa mère, envoyée de Grenoble et datée du 12 novembre 1908.

470.

Lettre de L. Remillieux à sa sœur Emilie, datée du 7 juin 1909.

471.

J. Folliet, op. cit., p. 30.

472.

Lettre de Marie Bakarie à Laurent Remillieux, envoyée d'Innsbruck et datée du 13 janvier 1904.

473.

Lettre de L. Remillieux à son frère Jean, datée du 2 avril 1905.

474.

Louis Secondy, « La formation des professeurs de l’enseignement secondaire catholique entre 1880 et 1914 », in L’enseignement catholique en France aux XIXe et XXe siècles, sous la direction de Gérard Cholvy et Nadine-Josette Chaline, Paris, Les éditions du Cerf, 1995, p. 145-167.

475.

Paul Lévy, La langue allemande en France, Tome II de 1830 à nos jours, Lyon, IAC, Bibliothèque de la Société des Etudes germaniques, 1952, p. 173. Paul Lévy propose des statistiques montrant comment, à partir de 1900, l’allemand prend le pas sur l’anglais. Les chiffres officiels concernent des lycées de garçons publics, mais témoignent bien d’un renversement général d’attitude dans les catégories où recrute l’enseignement secondaire en général. Les chiffres donnés pour Lyon sont particulièrement expressifs : en 1900, 104 anglicisants contre 569 germanisants sont recensés dans les classes où le choix est possible, alors qu'en 1865, ils étaient respectivement 400 et 269.

476.

Ils rejoignaient bien le souci que les éducateurs chrétiens exposaient dans les congrès pédagogiques de l'Alliance des Maisons d'Education chrétienne, que Louis Secondy a étudiés. L. Secondy, op. cit., p. 156.

477.

Lettre de L. Remillieux à Emilie, non datée, mais certainement écrite à la fin de l'hiver 1908, alors que L. Remillieux préparait un voyage à Berlin pour l'été 1908.

478.

P. Lévy, op. cit., p. 168.

479.

P. Lévy, op. cit., p. 162.