En 1907-1908, les références à l’Allemagne devinrent une constante de la correspondance familiale. Au cours de l’hiver et du printemps, étaient invoqués les Allemands de passage à Lyon ou fréquentés par Laurent Remillieux à Grenoble. On parvient aussi à suivre la préparation du séjour à Berlin programmé pour l’été. Puis, à l’automne, étaient remémorés avec nostalgie les lieux visités et les nouveaux amis rencontrés, avec lesquels les relations devaient perdurer. L’abbé Remillieux pouvait confier à ses parents qu’il avait désormais « trois vies », une à Roanne, une autre à Lyon et une dernière à Berlin. Il se sentait en fait attiré par l’Allemagne depuis plusieurs années déjà. En 1904, il aurait aimé offrir à Louis, qui retournait à Lyon en même temps que Marianna Mayr et son père, le détour par l'Allemagne 507 , malheureusement trop coûteux. En 1906, il regrettait de ne pouvoir rejoindre Walter Schwarz à Munich, pour les mêmes raisons. Depuis le début du XXe siècle, le nombre des voyageurs français en Allemagne connaissait un mouvement croissant, mais qui restait alimenté par une élite urbaine disposant de loisirs ou se voyant imposer des exigences professionnelles 508 . Les ressources financières de la famille Remillieux limitaient les ambitions de l’aîné, qui dut attendre sa nomination comme professeur au petit séminaire du Rondeau, à Grenoble, pour satisfaire son goût du voyage. Il rejoignit alors la cohorte des « membres de l’enseignement », à classer parmi les privilégiés de la culture, qui formaient une part non négligeable des touristes français à l’étranger 509 . Ce ne fut donc qu'en 1908 qu’il réalisa son désir. Après Paris, Lyon, deuxième ville de France en population et en importance économique, envoyait le plus fort contingent de voyageurs en direction de l’Allemagne 510 . Depuis octobre 1907, l'abbé Remillieux continuait à préparer sa licence au sein de l’Université de Grenoble et avait tissé des liens avec certains de ses professeurs. Des échanges universitaires s’étaient alors instaurés et l’université de Grenoble accueillait certainement des professeurs allemands. L’abbé Remillieux pouvait donc construire, à partir de Lyon et de l’Université de Grenoble, un réseau de relations qui le conduirait en Allemagne et on peut, cette fois, émettre une hypothèse quant à l’origine du premier voyage en Allemagne.
On découvre en effet, dans sa correspondance, les traces d’un professeur logeant à Grenoble, M. Brandenburg, avec qui il rentra en relation et qui fut invité par sa famille à Lyon. Or pendant l’été 1908, il retrouva ce professeur à Berlin et sortit avec lui à plusieurs reprises. Ce professeur de Berlin dut certainement favoriser le voyage des Remillieux. Mais les occasions de rencontrer des Allemands pouvaient aussi se produire à Lyon 511 . Selon son habitude, Laurent Remillieux traquait et exploitait chacune de ces occasions, comme le suggère cette lettre écrite à sa sœur Emilie :
‘« Sapristi ! Quel dommage que tu ne m’es [sic] pas averti dès mercredi ou jeudi de la visite et de la connaissance de cette famille de Berlin ! Je me serais fait remplacer au dortoir et je serais allé à Lyon hier. C’est une connaissance entièrement précieuse, car de tous les renseignements que j’ai jusqu’à présent sur Berlin, il ressort que si la ville est extrêmement intéressante, comme une grande capitale où tout se trouve réuni, il est très difficile de se faire des relations, quand on en a aucune [sic]. C’est un côté fâcheux du caractère berlinois. […] Dès lors, tu vois l’importance d’une telle connaissance pour l’avenir, spécialement pour les vacances prochaines. J'espère que vous n’avez rien négligé, et qu’en tout cas, pour le moins, ample et favorable connaissance est bien faite. »’ ‘[Laurent Remillieux projette ensuite de faire emmener les Berlinois en automobile jusqu’à Grenoble pour qu’il puisse les rencontrer] 512 ’Il réussit apparemment à établir d’autres contacts, puisque durant le printemps et l’été 1908 un nouveau correspondant, Otto Staiger, le tenait régulièrement au courant de ses efforts pour trouver des familles berlinoises désirant accueillir des pensionnaires français au mois d’août. En effet, l’abbé Remillieux avait prévu d’accompagner des élèves de Grenoble en Allemagne. Les séjours linguistiques à l’étranger pour les adolescents étaient nés au lendemain de la guerre de 1870 et s’étendaient, les villes provinciales apportant désormais leur contribution 513 . Louis Remillieux fut chargé de recruter d’autres volontaires au sein de l’externat des Pères Maristes, à Lyon. Ce fut en vain, et seulement quatre jeunes gens partirent. L’un d’entre eux, élève du lycée de Grenoble où l’abbé Remillieux servait parfois d’examinateur, avait 18 ans et était le fils d’un inspecteur des eaux et forêts. Otto Staiger, professeur à l’Université de Berlin, que Laurent Remillieux avait rencontré à Grenoble, avait proposé d’organiser le séjour linguistique des jeunes Français. En même temps, il contactait aussi toutes ses connaissances autrichiennes, car il espérait terminer ses vacances à Innsbruck, et c’est ainsi qu’on reconnaît le nom de M. Deutschmann, plusieurs fois mentionné dans des lettres envoyées d'Innsbruck, au cours de l’été 1906. En 1904 déjà, c’était à lui que Laurent Remillieux avait eu recours pour obtenir des renseignements sur l’Université d’Innsbruck, auprès des Jésuites. En 1908, on le retrouvait à Berlin, où il était devenu l’aumônier d’un couvent de religieuses à Charlottenburg.
Jean et Emilie Remillieux se trouvaient déjà à Berlin, quand Laurent arriva le premier août avec ses élèves. Ils logèrent au couvent de Charlottenburg et, en l’absence de M. Deutschmann, l’abbé Remillieux remplit la tâche d’aumônier. Le 2 septembre, Jean rentra à Lyon, tandis que Laurent demeurait en Allemagne deux semaines supplémentaires, avec sa sœur. Il avait appris sa nomination à Roanne et ne put reculer sa rentrée, prévue pour le premier octobre, malgré la requête adressée à Mgr Lavallée. Il ne parvenait plus à quitter Berlin. Il n’oubliait pas de travailler son allemand avec l’aide de M. Brandenburg, mais son enthousiasme transparaît particulièrement lorsqu’il évoquait les visites et les promenades dans la ville et ses environs, et plus encore sa fréquentation des théâtres et des salles de concert. Il utilisa son séjour et ses connaissances à Berlin pour recruter de nouveaux pensionnaires. Pendant l’été, un jeune homme, recommandé par M. Brandenburg, avait déjà rejoint la famille Remillieux à Lyon, où Louis était censé le prendre en charge. Lors de leur voyage de retour en chemin de fer, Laurent et Emilie Remillieux améliorèrent leur connaissance des pays germaniques tout en pratiquant le tourisme religieux : la traversée de la Suisse les conduisit notamment à Einsiedeln, grand sanctuaire marial près de Zurich. Laurent Remillieux adorait la « vie vagabonde » qui les amenait à découvrir chaque fois de nouveaux horizons 514 et qui expliquait la durée du périple, au moins une dizaine de jours. Il passait d’ailleurs de longs moments à organiser ces trajets et certaines de ses lettres étaient presque entièrement consacrées à un résumé d’informations, recueillies dans des indicateurs ferroviaires. Presque tous les voyageurs pour l’Allemagne et l’Europe du Nord ou de l’Est empruntaient en ce temps-là le chemin de fer, moyen de transport le plus rapide et le plus confortable, le plus fiable aussi, qui avait permis de démocratiser et de banaliser le voyage 515 . On suppose que Laurent Remillieux utilisait les billets circulaires internationaux, lesquels lui permettaient d’établir un itinéraire à son gré, formule idéale pour les circuits touristiques. Emilie était devenue sa partenaire de voyage privilégiée et, dans les années suivantes, elle suivit son frère à travers toute l’Allemagne. Ce dernier semblait passer une partie de l’année à préparer le séjour suivant et à en vaincre les difficultés financières. Dans une lettre où il évoquait une visite qu’Emilie devait rendre à une dame, en compagnie de sa mère, il écrivait :
‘« Selon toute probabilité la jeune fille en question désirera passer deux mois au moins à la maison. En ce cas-là ne serait-il pas possible pour un séjour de longueur deux fois moindre de loger moi aussi dans cette famille ? A cette combinaison je vois un triple avantage : d'abord, surtout si notre ami l’abbé Deutschmann ne quitte pas Berlin, j’économiserais pour le moins 120 M., exactement le prix de ton voyage ; cette somme économisée, nous pourrions d’autant prolonger notre séjour ; enfin, si je me trouvais avec toi, à moins d’une situation tout à fait irrégulière, tout danger moral disparaîtrait et pour toi et pour moi. […] Après un long marasme et même du dégoût vis-à-vis de ce prochain séjour, je me sens tout à coup plein d’entrain et plein d’initiative. Il ne sera intéressant et profitable que dans la mesure où il sera préparé de fond en comble : aussi je m’y emploierai. Histoire, littérature, géographie, art, rien ne sera laissé au hasard. (Nous passerons à Weimar). Avant de partir, nous consacrerons, s’il le faut plusieurs semaines à une préparation de détail. » 516 ’Et ils retournèrent effectivement à Berlin puisqu’on retrouve dans la correspondance familiale une carte postale que leur ont adressée Jean et Louis à « Skt Josephsheim, Charlottenburg, Berlin ».
Certaines années échappent à notre regard : comme pour l’été 1907, on ignore où et comment se sont déroulées exactement les vacances de 1910. On sait seulement qu’en septembre, l'abbé Remillieux, accompagné de trois confrères, dont l’abbé Vallas, se rendit en Bavière, à Oberammergau, pour assister à la représentation du Mystère de la Passion, une tradition qui remontait au XVIIe siècle et qui connaissait un immense succès européen 517 . A cette occasion, il donna à ses compagnons un aperçu de ses relations munichoises 518 . A partir de 1911, les expéditions de la famille Remillieux prirent une nouvelle ampleur. Ils combinèrent des séjours en Angleterre et en Ecosse avec les rituels périples en Allemagne. Toujours en compagnie d’Emilie, Laurent Remillieux demeura six semaines à Edimbourg, dans une famille, du mois d’août à la mi-septembre 1911. Le dimanche 30 juillet, ils avaient embarqué à Marseille sur un paquebot d’une compagnie allemande, le Kronprinz. Ils avaient voyagé sur le pont de seconde jusqu'à Southampton, puis avaient continué par chemin de fer. Ils prirent désormais l’habitude de sillonner les mers du nord de l’Europe en bateau à vapeur 519 , utilisant toujours les services de compagnies allemandes. S’ils n'appartenaient pas à cette « classe de loisir » en formation, ils approchaient les loisirs de la haute société, encore protégée de toute promiscuité par le luxe de la première classe 520 . Le 18 septembre, ils avaient de nouveau embarqué à Southampton sur le Prinzessin pour l’Allemagne. Après s’être arrêtés sur l’île d’Heligoland, au large des Iles Frisonnes de la Mer du Nord, ils se rendaient à Berlin, puis à Pforzheim, dans le pays de Bade, où ils furent accueillis dans des familles de leurs relations. En 1912, au contraire, ils commençaient leurs vacances par un séjour d’une semaine en Allemagne et les terminaient en Angleterre, à Paignton, dans le South Devon. Le retour en France s’accomplissait encore sur un paquebot de la « Deutsche-Ost-Africa-Linie », où ils figuraient comme les deux seuls Français sur la liste des passagers. La croisière les ramenait à Marseille, via Lisbonne et Tanger. En janvier 1913, ils partaient pendant huit jours à Leipzig rejoindre Louis et Marie, qui s’y trouvaient depuis le mois d'octobre. Louis était employé dans une usine, emploi qu’il avait déniché après son service militaire, sur l’insistance de son frère et par l’intermédiaire d’un Allemand rencontré à Lyon. Marie partagea son temps entre Leipzig et Berlin, toujours grâce au réseau de relations que Laurent Remillieux avait su construire depuis 1908. Le benjamin de la famille, Joseph, allait pour la première fois participer au voyage de l'été 1913. Les pérégrinations de Laurent, Emilie et Joseph Remillieux les entraînèrent à Baabe, station thermale de la Mer Baltique, sur l’île de Rügen. La villégiature maritime avait connu un essor plus précoce en Allemagne qu’en France et les premières stations de la Baltique étaient apparues dans les années 1820 521 , mais peu de Français semblaient les fréquenter 522 . Si l’intérêt des autres Français se portait de façon privilégiée sur l’Allemagne du Sud et la vallée du Rhin au détriment de l’Allemagne du Nord, victime du préjugé qui déconsidérait la Prusse, les itinéraires des Remillieux renforçaient d'année en année leur singularité.
Lettre de L. Remillieux à ses parents, envoyée d’Innsbruck et datée du 2 août 1904.
H. Barbey-Say, op. cit., p 15.
P. Gerbod, op. cit., p. 296.
H. Barbey-Say, op. cit., p 18.
Dans la liste des départements hébergeant plus de mille Allemands, que donne Paul Lévy, le Rhône figure en bonne place, avec 1708 Allemands recensés en 1911. Ce chiffre est évidemment sans comparaison possible avec ceux de Paris et des quatre départements de l'Est. Il n’en reste pas moins que Lyon abritait une communauté d’Allemands qui devait posséder ses propres lieux de sociabilité, possibles à identifier et à visiter, si l’on s’y intéressait.
Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 2 décembre 1907.
H. Barbey-Say, op. cit., p 142.
Lettre de L. Remillieux à sa sœur Emilie, envoyée de Roanne et datée du 3 octobre 1908.
H. Barbey-Say, op. cit., p 53.
Lettre de L. Remillieux à Emilie, datée du 7 juin 1909.
H. Barbey-Say, op. cit. p 115-116. Ce sont les jeux de 1890 qui ont laissé le plus de traces dans la littérature de voyage et H. Barbey-Say n’a trouvé aucune mention de ceux de 1910. Pourtant, ils y avaient bien attiré des Français, ce qui montre une nouvelle fois les limites des sources publiées auxquelles l'historien doit avoir en général recours, les correspondances privées échappant largement à son regard.
Témoignage écrit de l'abbé Vallas, daté du 14 mars 1951 et conservé dans les Papiers Folliet, au Prado, à Limonest.
H. Barbey-Say n’évoque pas ce mode de transport maritime, ce qui montre une nouvelle fois l’originalité de Laurent Remillieux.
A. Corbin, « Du loisir cultivé à la classe de loisir », in L’avènement des loisirs, 1850-1960, op. cit., p. 56-80.
A. Rauch, « Les vacances et la nature revisitée (1830-1939) », in L’avènement des loisirs…, op. cit., p. 84.
Parmi les stations thermales fréquentées par les Français en Allemagne, H. Barbey-Say ne cite pas celles de la Baltique.