CHAPITRE 3 :
Les morts de la guerre

Laurent Remillieux avait déjà vécu, avant la guerre, l’expérience de la mort. Celle de son père avait même introduit apparemment une certaine rupture dans l’histoire familiale en amplifiant la dispersion de la fratrie. Mais ce deuil, aussi douloureux fût-il, n’avait pas entravé les projets d’avenir familial qu’avait construits le fils aîné pour ses frères et sœurs. D’ailleurs, seule Marie était partie, à l’automne 1913, avec sa mère, rejoindre Louis à Evreux, Joseph poursuivant à Roanne ses études auprès de Laurent, avant de rejoindre l’année suivante Emilie, qui préparait une licence de lettres-langues, à Lyon, et Jean enseignant à l’Institution Notre-Dame des Minimes. Les trois premiers étaient toujours promis à une vie laïque mêlant carrière professionnelle et mariage, les trois derniers devaient mettre en œuvre l’idée missionnaire que le terrain de Croix-Luizet leur permettait d’expérimenter. La mort du père n’avait rien figé des espoirs et des rêves, n’avait rien changé des orientations et des destinées. Elle constituait bien ce moment de « passation des pouvoirs » 556 mais qui, chez les Remillieux, se contentait d’officialiser l’autorité du fils aîné sur le reste de la famille.

‘« Je ne peux pas croire ce que j’écris. Pourquoi est-ce que nous perdons le père tant aimé quand nous avons le plus besoin de force. Cela veut peut-être dire que le père a donné tout ce qu’il pouvait. Maintenant c’est à nous de construire l’édifice. » 557

Les enfants Remillieux perdaient leur source première d’inspiration ; toutefois, la disparition du père n’inhibait pas leur faculté d’action. Le cancer diagnostiqué explicitement dès 1912, à l’évolution fatidique, leur permettait d’entamer le deuil au cours de la phase terminale de la maladie. Dès le mois d’août 1913, Laurent Remillieux préparait le réaménagement de la vie familiale et donnait ses instructions à son frère Louis 558 . « Grande fracture économique et affective » 559 , la mort du père ne modifia que les conditions matérielles de la vie et son organisation. Cette mort, à laquelle tous les enfants étaient préparés, avait même contribué à renforcer l’unité de la famille et à la structurer davantage encore autour du fils aîné, contredisant la norme qui voulait qu’elle fût « l’événement qui [dissolvait] la famille, celui qui permet[tait] aux autres familles d’exister et aux individus de se libérer » 560 .

La mort de Laurent Remillieux père n’avait pourtant pas été exempte des tensions et des significations qu’on prêtait à « la plus grande » « de toutes les scènes de la vie privée » 561 . La charge émotionnelle qu’elle revêtit s’inscrivit même au sein d’un discours familial transmis jusqu’à nos jours. Dans le témoignage de Paul Thomasset, cet épisode de l’histoire familiale clôturait le portrait du grand-père 562 . Il évoquait la mort de celui qu’il n’avait jamais connu comme « une bonne et sainte mort », à l’image de l’homme pieux qu’il avait toujours été et qui s’en remettait au dessein de Dieu, entouré des siens et confié aux soins de ses deux fils prêtres. Aucun récit des derniers instants de Laurent Remillieux père n’a été retrouvé, la correspondance familiale s’interrompant à ce moment-là, en raison certainement du rassemblement de la famille. En revanche, des lettres de Laurent Remillieux, envoyées à Louis au printemps 1913, revenaient à plusieurs reprises sur l’administration à leur père des derniers sacrements. Elles proposaient de la scène un récit édifiant qui poussait aussi très loin la nouvelle logique familiale et privée de la mort. Dès l’établissement définitif du diagnostic, Laurent Remillieux avait décidé de taire aux parents « la dure réalité » 563 , participant ainsi au « mensonge » qui intervenait désormais dans « la relation entre le mourant et son entourage » 564 . Même si le père ne pouvait être dupe des symptômes qui accompagnaient l’évolution d’un cancer de la prostate découvert à une phase avancée de la maladie, il demeurait « complice » de ce mensonge chaque fois qu’il laissait croire à ses espoirs de rémission et qu’il s’abandonnait à la volonté de son fils aîné « de [lui] rendre la vie plus heureuse » 565 . Il acceptait par là « le processus de prise en charge du mourant par la famille » 566 , qui déplaçait initiative et pouvoir en faveur de celle-ci. Mais dans le cas des Remillieux, la relation dépassait le cadre du sentiment et de la dépendance décrit dans les analyses de Philippe Ariès en lui intégrant une dimension religieuse. Dans les derniers mois, il n’était plus question de cacher la mort prochaine au risque de compromettre la préparation religieuse du départ. On ne retarda pas le sacrement des mourants et son administration précéda de plusieurs mois le décès. Mais il est vrai que cet acte, pour d’autres public, se réalisa dans l’intimité familiale et que la présence de l’Eglise s’incarna dans la piété filiale de Laurent et de Jean Remillieux, maintenant la mort du père dans une logique toute privée. Dès l’automne 1912, Laurent Remillieux organisait en famille le réconfort religieux du malade.

‘« Tous les lundi je viendrai à la maison. Jean et moi allons amener la Sainte Communion au Père aussi souvent que possible. Avec Jean, Emilie et Raymond, je vais m’occuper de tout. » 567

La scène de l’extrême-onction réunissait les mêmes personnes.

‘« Nous venons d’assister, Raymond inclus, à l’extrême-onction du cher père. Après que le père a dit des choses très attendrissantes à Jean et à moi, je l’ai donnée moi-même tandis que Jean traduisait les prières latines en français. […] Un tel moment est inoubliable. Et l’impression était tellement grande que je n’ai presque pas pu retenir mes larmes. » 568

Et désormais le malade pouvait vivre sa mort. L’acte religieux avait délivré du mensonge, la foi transcendait les souffrances et les désagréments.

‘« L’épreuve va être une bénédiction. D’ailleurs avant-hier lorsqu’il a reçu l’extrême onction, le père m’a dit qu’il voulait savoir à temps quand l’agonie commencera. »’

Le père mourut en septembre après de longues souffrances, que Laurent Remillieux décrivait précisément dans les lettres rédigées en allemand, en relatant les symptômes de plus en plus spectaculaires du cancer en même temps que les soins médicaux qui étaient dispensés quotidiennement.

L’administration de l’extrême-onction introduisit de plus une expérience religieuse fondatrice : la traduction en français des prières latines, dont Jean eut l’initiative, associa plus étroitement le mourant au message de l’Eglise exprimé par ses représentants. Les fils ne pouvaient laisser s’instaurer une distance supplémentaire qui éloignerait d’eux leur père. Après le décès, les prières, les messes, les visites fréquentes au cimetière, les fleurs qu’on y amenait ne cessaient de proclamer la place préservée pour le mort dans la communauté familiale. Le culte des morts n’avait jamais semblé avoir été privilégié dans la vie religieuse des Remillieux. Pourtant, le deuxième enfant de Laurent et Augustine Remillieux était mort en bas âge, mais ce deuil familial initial était tu et nul ne le revendiquait comme participant à la construction de l’histoire et de l’identité familiales. Avant 1913, une seule lettre, écrite par Laurent Remillieux à ses parents à la Toussaint 1909, évoquait la traditionnelle visite au cimetière de Loyasse où étaient inhumés les morts de la famille. La mort elle-même n’était guère présente dans la correspondance familiale si l’on exceptait la mention, par Laurent Remillieux toujours, du décès du père d’un de ses élèves de Roanne qui l’obligeait à effectuer « une visite mortuaire fort triste » 569 . Et encore n’était-elle abordée que par son contraire, « la vie », qui n’était « rien », « un rien qui vous échapp[ait] ». De la même façon peut-être, les messes aux intentions des défunts commandées aux deux frères étaient uniquement discutées sous leur rapport financier. Le culte des morts s’imposa donc seulement à partir de l’automne 1913. Laurent Remillieux père rejoignit alors les morts familiaux dont les vivants commencèrent à parler régulièrement dans leur correspondance, en soulignant la présence, « en haut du ciel » 570 , parmi eux, de ce père, qui restait cependant le seul à intercéder en faveur de son épouse et de ses enfants auprès du « Bon Dieu », continuant ainsi à leur accorder sa protection.

Les deuils qui frapperaient les Remillieux pendant la guerre ne ressembleraient en rien à cette première expérience intime de la mort vécue par l’ensemble des membres de la famille. Les deuils de la guerre, dont la violence et la répétition renvoyaient les survivants de l’arrière à une souffrance impuissante et subie, priveraient Laurent Remillieux de sa destinée familiale. La mort infligée par la Grande Guerre assure à ce troisième chapitre un fil directeur, d’abord parce qu’elle introduisit une rupture tragique dans l’histoire familiale et personnelle de Laurent Remillieux. En lui enlevant deux de ses frères, la mort le dépossédait de la possibilité de réaliser les projets familiaux qu’il avait construits pendant plus d’une décennie. Mais les conséquences de la disparition de Jean Remillieux dépassaient le cadre familial puisqu’elle provoquait aussi la rupture du lien qui avait associé Victor Carlhian aux projets missionnaires des Remillieux. Car ce chapitre sera l’occasion de faire réapparaître les autres acteurs de l’histoire paroissiale à venir. Loin de toute stérilité, les années de guerre virent cependant perdurer ou évoluer les plans de reconquête religieuse. Laurent Remillieux et Victor Carlhian persévérèrent dans leurs intentions ou déroulèrent de nouveaux projets, certains conditionnés par les événements qui avaient fait vaciller leurs desseins ou qui, au contraire, les précipitaient. Mais les projets des survivants, en l’absence de celui qui maintenait autrefois le lien, étaient désormais voués au malentendu. La divergence des vues et la résolution du conflit latent qui en découlait aboutirent en fait à la fondation d’une nouvelle paroisse qui s’établissait explicitement sur le culte des morts de la guerre. On retrouvait dans le développement de l’histoire de ces héritiers du Sillon lyonnais les deux temps qui sans cesse s’entremêlaient pour multiplier les dimensions à explorer, toujours dans la perspective d’observer ruptures et continuités. Les morts de la guerre dans l’immédiateté de leurs conséquences bouleversaient les projets des survivants. Mais leur mémoire justifiait aussi l’action de Laurent Remillieux en faveur de la création paroissiale, action légitimée par une fidélité au projet clérical familial autrefois arrêté et renouant donc, au sein d’une continuité certaine, avec le temps plus long de sa propre vie. Les reconstructions de l’histoire abolissent ainsi l’impression d’une linéarité du temps : c’est ce que tentera de démontrer ce chapitre à travers le récit des années de guerre vécues par les Remillieux et leurs proches, autrement dit par les acteurs de la création paroissiale dont les fondements et les péripéties ne seront surtout exposés ici que sous les angles de l’héritage sillonniste et de cette histoire personnelle et familiale que nous observons depuis le début.

Notes
556.

Histoire de la vie privée, T. 4, De la Révolution à la Grande Guerre, Volume dirigé par Michelle Perrot, op. cit., p. 117. En fait, les citations de ce paragraphe sont toutes tirées du développement consacré à « La mort du père », p. 117-120.

557.

Lettre de Laurent Remillieux à Louis, datée du 2 mars 1913.

558.

Lettre de Laurent Remillieux à Louis, datée du 14 août 1913 et envoyée de Baabe.

559.

Histoire de la vie privée, op. cit., p. 118.

560.

Ibid.

561.

Ibid., p. 117.

562.

Témoignage recueilli le 4 février 1999.

563.

Lettre du Docteur Lacour à Laurent Remillieux, datée du 25 octobre 1912, confirmant le diagnostic de cancer de la prostate. Un entretien avec le même médecin était rapporté par Laurent Remillieux à Jean le 28 octobre suivant et confirmait que « ni Père ni Mère ne vont entendre la vérité. Ce serait inutile. ».

564.

Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Tome 2 La mort ensauvagée, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1985, 349 p., p. 270. Je suis l’analyse de l’auteur dans le développement consacré au « début du mensonge » qui entame le chapitre sur « La mort inversée ». Mais les pages suivantes sur « Le début de la médicalisation », « Les progrès du mensonge », « La mort sale », fournissent aussi une grille de lecture opératoire qui permet de replacer les lettres de Laurent Remillieux évoquant les progrès de la maladie et l’approche de la mort dans le contexte général d’une histoire de la mort.

565.

Lettre de Laurent Remillieux à Louis, datée du 28 octobre 1912.

566.

Ph. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 271.

567.

Lettre de Laurent Remillieux à Louis, datée du 28 octobre 1912.

568.

Lettre de Laurent Remillieux à Louis et Marie, datée du 4 février 1913.

569.

Lettre de Laurent Remillieux à son père, datée du 27 octobre 1907.

570.

Lettre de Laurent Remillieux à sa mère, datée du 13 décembre 1913.