Le pire pour Laurent Remillieux était arrivé : la dislocation irrémédiable de la fratrie, qu’il avait toujours refusée, contre laquelle il s’était toujours démené, la guerre l’avait imposée. Louis rejoignait les morts de la famille dont sa mère avait constamment sollicité dans ses prières l’intercession pour le protéger.
‘« Ma bien chère Petite Mère,La guerre avait fait réapparaître, à l’occasion de ces prières, le premier enfant perdu par les Remillieux, le deuxième au sein de la fratrie. A plusieurs reprises Louis évoquerait « le petit ange » dans sa correspondance familiale. Mais seul Laurent avait vécu la mort de ce frère. Trop jeune pour que le traumatisme en fût conscient, il portait cependant fatalement en lui ce souvenir, et c’était certainement ce souvenir qui lui avait rendu insupportable toute autre séparation qui l’amènerait à le priver encore d’un de ses frères. Toute sa vie avait été structurée autour de ses repères familiaux. En saccageant sa fratrie, la guerre avait ébranlé sa vie entière. Dépossédé de ses repères, Laurent Remillieux semblait perdu. Moins d’un mois après la mort de Louis, une lettre envoyée à Emilie laissait percer sa désorganisation psychique.
‘« Gêné mardi soir par Mme Dubois ai-je fait sentir suffisamment à P. Mère et à toi-même à quel point je vous aimais et vous restais uni ?Laurent Remillieux ne parvenait pas à affronter l’événement. De phrases décalées, qui en appelaient à la sérénité et à l’entrain, en cascade d’interrogations sur ce qu’il y avait de mieux à faire, il abandonnait le terrain social du deuil à sa sœur et à sa mère. Pour la première fois, il repoussait la prise de décision et s’en remettait aux autres. Encore un indice qui montrait qu’il se refusait à être partie prenante d’un travail de deuil qui commençait à se réaliser en dépit de tout au sein du cercle familial, puis au sein du cercle formé par les amis proches comme le disait la lettre d’Henri Bruchon, et qui s’étendait enfin à celui des relations sociales par l’intermédiaire des avis de décès publiés dans la presse. La douleur de la mère, qui vivait avec la mort de deux enfants adultes un des plus grands traumatismes observés par les psychiatres, était reconnue et, même si la lettre de Laurent Remillieux paraissait vouloir la censurer, d’autres concevraient qu’elle s’exprimât. Les petites sœurs aussi auraient le droit d’extérioriser leur tristesse infinie, parce qu’elles étaient femmes et jeunes. Mais qu’en était-il de la douleur de Laurent Remillieux, comment pouvait-elle se manifester alors que son rôle au sein de la fratrie le maintenait dans l’incarnation d’une figure paternelle, forte et protectrice, alors que son statut de prêtre le poussait à transcender sans délai l’horrible perte par l’espérance chrétienne, alors que son fonctionnement affectif et intellectuel, rejoignant la culture de guerre dominante, l’obligeait à censurer l’atroce réalité, alors que son histoire personnelle le renvoyait à une perte inavouée ? Sa destinée était désormais de rejoindre, après 1918, ce « nombre impossible à calculer d’Européens du XXe siècle [qui] ne sortirent jamais de la douleur de la perte ». Pour Laurent Remillieux aussi, la sienne « fut un deuil infini, un deuil éternel » 664 .
La Grande Guerre, en emportant Jean et Louis Remillieux, introduisait une rupture fondamentale dans l’histoire familiale et personnelle de leur frère aîné. Les projets que Laurent Remillieux avait patiemment construits depuis des années et dont il attendait une réalisation prochaine étaient irrémédiablement remis en cause. Depuis que Jean s’était engagé dans une carrière ecclésiastique parallèle à la sienne, il n’avait jamais conçu un accomplissement dissocié de leurs vocations. La collaboration amorcée dans le cadre du ministère de la chapelle de la Sainte-Famille à Croix-Luizet devait annoncer les réalisations communes ultérieures. L’idée d’une société de prêtres diocésains œuvrant dans des quartiers ouvriers de la périphérie urbaine, dont il abandonnait volontiers la paternité à Jean, était d’abord perçue par Laurent Remillieux comme une association familiale, Jean et lui formant le noyau dur de l’équipe. Que Jean s’investît dans d’autres projets, qui finalement n’incluaient pas son frère aîné, importait moins : ce dernier n’imaginait pas qu’un autre engagement pût primer sur leur destinée familiale. Pourtant les faits s’imposaient : objectivement, les deux hommes étaient dissemblables. Non seulement les choix effectués divergeaient en dépit de leur rencontre sur le terrain de Croix-Luizet, mais ils n’assumaient pas non plus de la même façon les contraintes que leur carrière leur avait fixées. Et surtout peut-être, leur fonctionnement relationnel les opposait. Laurent Remillieux ne supportait pas le poste d’enseignant d’allemand qu’il occupait à Roanne depuis 1908 et qui s’était alourdi de l’enseignement de l’anglais en 1913, tandis que Jean s’accommodait fort bien de son professorat, exercé depuis 1911 à l’Institution Notre-Dame des Minimes à Lyon. La passion de Laurent Remillieux pour l’Allemagne n’avait jamais été relayée par Jean, même si celui-ci avait montré de l’intérêt et avait suivi le premier dans certains de ses voyages ; Laurent Remillieux avait dû entraîner Emilie dans son aventure pour trouver la compagne de voyage idéale et soumise à son enthousiasme. Enfin, l’épisode sillonniste n’avait pas produit sur la vie de Laurent Remillieux les mêmes conséquences que sur celle de son frère. Le projet de la colonie de Chapareillan appartenait à Jean Remillieux et sa mise en place avait constitué une nouvelle manifestation de l’amitié qui le liait à Victor Carlhian. L’essentiel résidait certainement là, dans l’aptitude de Jean Remillieux à construire et à réaliser des projets qui mettaient en jeu, en leur centre et de manière active, des personnes extérieures à sa famille, dans sa capacité à investir affectivement et psychiquement le monde extérieur et les autres.
Or c’était bien sur ce dernier point que, pour toutes les raisons qui ont déjà été suggérées, le fonctionnement de la personnalité de Laurent Remillieux péchait. Ses relations aux autres n’étaient explorées que sur le mode superficiel ou rapportées aux intérêts et aux projets familiaux. Ainsi l’engagement sillonniste avait-il été vécu sur le mode familial. Ainsi sa passion pour l’Allemagne devait-elle être partagée par toute la fratrie. Ainsi son ouverture au monde ouvrier et à la mission qu’il désirait y conduire en tant que prêtre du diocèse de Lyon était-elle indissociable de l’accomplissement d’une vocation religieuse familiale. La mort de ses deux frères anéantissait désormais les projets familiaux de Laurent Remillieux et détruisait ses repères ; mais pire, elle le plongeait dans un deuil jamais achevé qui lui interdirait de dépasser ses premiers projets. Dans l’impossibilité de réinvestir son énergie dans de nouveaux plans puisque le travail du deuil était bloqué, Laurent Remillieux était voué à la tentative chimérique de réaliser malgré tout les projets initiaux alors que celui pour qui ils avaient été formés avait disparu. Il était forcé de trouver des arrangements avec le monde extérieur, des compromis avec les autres, qui l’amèneraient au bout de la vie qu’il avait imaginée avant le 20 juin 1915, puisque dorénavant il était incapable de s’inventer une autre vie. Dans cette perspective, il est alors légitime d’analyser les expériences pastorales que connaîtrait Laurent Remillieux pendant et après la guerre en termes de continuité. On a souvent écrit, après Joseph Folliet 665 , qu’à l’occasion du ministère mené dans le quartier de Croix-Luizet, l’abbé Remillieux avait expérimenté les méthodes mises en pratique par la suite dans la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban. En fait, la logique du deuil « infini et éternel » pousse beaucoup plus loin cette interprétation. Laurent Remillieux était condamné à la répétition qui lui permettrait de faire revivre Jean à travers ses propres actions. Deux passages de la biographie écrite par Joseph Folliet l’énoncent clairement quand l’auteur explique que l’abbé Laurent Remillieux « aimait se servir des ornements sacerdotaux de son frère » et que « le désir de prolonger le sillon creusé par Jean dans la banlieue lyonnaise l’a[vait] confirmé dans son orientation apostolique et paroissiale » 666 . Il nous faut donc continuer à observer l’action pastorale de Laurent Remillieux au sein de la paroisse de Saint-Julien de Cusset avant de nous interroger sur les circonstances de la fondation de Notre-Dame Saint-Alban.
Au mois d’août 1914, tandis que Jean Remillieux avait rejoint son régiment et attendait ses premiers combats, Laurent Remillieux continuait à organiser sa vie entre Roanne et Villeurbanne. Il espérait une officialisation des fonctions qu’il occupait depuis maintenant presque sept ans dans la paroisse Saint-Julien de Cusset. L’abbé Corsat lui annonçait son intention d’entamer des démarches à l’archevêché de Lyon, pour qu’on acceptât de le « prêter au diocèse de Grenoble comme aumônier au couvent des Buers et officiellement chargé de la chapelle de Croix-Luizet » 667 . Cette nomination au moins provisoire laisserait envisager d’autres perspectives quant à l’avenir pastoral de l’abbé Remillieux. Les pratiquants du quartier disposaient dorénavant des services et de l’encadrement qu’ils pouvaient attendre d’une institution paroissiale. Le témoignage d’une ancienne paroissienne 668 , envoyé à Joseph Folliet et déjà utilisé au cours du deuxième chapitre, donnait un aperçu de l’intervention de Laurent Remillieux et des formes que prit son ministère pendant les années de guerre. Il commençait cependant par rappeler le rôle essentiel que remplissait jusqu’à sa mobilisation l’abbé Jean Remillieux dans l’animation de la vie religieuse du quartier. Pour le témoin, dont les souvenirs ne remontaient pas au-delà des années 1910, Laurent Remillieux était venu remplacer son frère parti à la guerre. Mais ce dernier n’était pas oublié et sa présence perdurait à travers les lettres envoyées du front que ne manquait pas de lire aux paroissiens Laurent Remillieux. De la même façon, Jean Remillieux demeurait averti des activités menées par son frère aîné autour de la chapelle de la Sainte-Famille par l'expédition régulière de L’Echo des Patronages de Cusset et de Croix-Luizet, que recevait également Louis. Et ces activités composaient l’un des thèmes de la correspondance échangée entre les trois frères. Même à distance, le lien était maintenu, Jean Remillieux participait à l’apostolat de Laurent et le nourrissait de ses pensées et de ses recommandations. Dans la brochure éditée après sa mort, Laurent Remillieux citait à plusieurs reprises des textes de Jean offrant « son martyr » en sacrifice pour la vie et le bonheur des « enfants des Minimes, de la Sainte-Famille et de Chapareillan » 669 . C’était une façon de montrer que le ministère de la Sainte-Famille avait tenu dans la vie de l’abbé Jean Remillieux une place primordiale. Par un juste retour des choses, ce dernier se trouvait promu au rang d’exemple dans la nouvelle paroisse de la famille Remillieux. Deux services funèbres, l’un célébré à l’église paroissiale, l’autre à la chapelle de secours, réuniraient à Saint-Julien de Cusset la famille et les proches de Jean Remillieux restés à l’arrière. En ces années de deuil personnel, familial et collectif, le rapport du prêtre Laurent Remillieux à la mort paraissait se modifier. Alors qu’on a insisté sur le peu d’attention porté au culte des morts jusqu’au décès de son père au moins, l’abbé Laurent Remillieux semblait dorénavant soucieux d’entourer les cérémonies qui leur étaient consacrées d’un immense respect. L’ancienne paroissienne insistait dans son témoignage sur sa volonté de transformer les enterrements en « une manifestation de vraie piété » en y supprimant les bavardages qui devaient être remplacés par des prières. Le culte des morts, après avoir envahi sa vie personnelle, faisait son entrée dans son apostolat.
Revenu de Roanne pour les fins de semaine, l’abbé Laurent Remillieux assurait dans la chapelle provisoire de Croix-Luizet les offices du samedi et du dimanche. Son temps était généralement pris à partir du samedi soir, où il commençait par entendre les confessions. Il célébrait la messe à huit heures le dimanche, restait encore pour le salut, suivi d’une « causerie sur l’Evangile » qui réunissait quelques jeunes filles, cinq ou six tout au plus selon le témoignage. Pendant ces instructions, Laurent Remillieux s’ingéniait à reconstituer pour elles l’époque du Christ et la vie des premiers chrétiens, racontant les scènes les plus célèbres des Evangiles. Il leur expliquait aussi la signification des fêtes catholiques, leur traduisait le propre de chaque dimanche, les entraînant dans un commentaire de l’année liturgique. En révélant l’intelligibilité du culte catholique, Laurent Remillieux espérait former des pratiquants convaincus qui participeraient à des cérémonies « bien comprises » et recevraient une communion « vraiment désirée et reçue avec fruit ». Comme dans les lettres où il évoquait avec mépris la bourgeoisie catholique conformiste de Roanne, on percevait, dans le récit de sa conduite à Croix-Luizet, la volonté de ne pas restreindre l’action missionnaire à un projet de présence ecclésiale au sein de populations indifférentes à la religion mais, au contraire, de l’étendre à ceux qui continuaient à fréquenter les églises des « banlieues déshéritées » pour en faire des chrétiens fervents. Le témoignage confiait qu’il « parlait avec ardeur d’une vie paroissiale modèle ». Mais en fait le modèle de christianisme qu’il désirait imposer était celui avec lequel il avait grandi. L’étonnement, qui ressemblait à un ravissement, de l’ancienne paroissienne nous confiant ses souvenirs, paraît somme toute logique. Deux modèles de catholicisme s’affrontaient : Laurent Remillieux issu d’un des bastions du catholicisme lyonnais, qui avait vécu sa jeunesse entre le quartier d’Ainay et la colline de Fourvière, transposait dans la banlieue, à la suite de son frère, la sensibilité et les pratiques religieuses de son milieu. Or que pouvaient avoir en commun les paroissiens de Saint-Paul et ceux du quartier excentré de Croix-Luizet ? Evidemment une grande partie du témoignage doit être reçu avec précaution, car il rapporte constamment les initiatives amorcées par Laurent Remillieux à Croix-Luizet aux réalisations du curé de Notre-Dame Saint-Alban, proposant une lecture a posteriori de son apostolat. Cependant, ce qu’on sait par ailleurs du catholicisme des Remillieux, grâce à leur correspondance notamment, corrobore largement les dires du témoin.
On a déjà rencontré la pratique, mentionnée dans le paragraphe précédent, d’une traduction des textes latins en français au moment de l’administration par les deux abbés du sacrement de l’extrême-onction à leur père. C’était alors Jean qui avait traduit les textes de l’espérance chrétienne. Faut-il extrapoler de cette scène initiale l’hypothèse d’une imitation par Laurent du comportement de Jean ? On peut tout aussi bien se contenter d’y discerner un usage qui fondait une expérience partagée, et donc sur lequel Laurent Remillieux ne pouvait que revenir puisqu’il permettait au projet familial de survivre à la mort de son frère. Le fait qu’on ne parvienne pas à déterminer lequel des deux frères avait établi cet usage à l’origine importe finalement peu, l’essentiel étant que cette pratique avait été expérimentée par les deux prêtres avant la mort de Jean. Mais déjà les déplacements de l’un à l’autre de l’attribution de certaines initiatives apparaissent significatifs. La mort de Jean Remillieux qui avait conduit à la sanctification du héros avait-elle rejeté dans l’ombre les projets et les réalisations dus à son frère, ou ce dernier n’était-il que l’héritier du prêtre charismatique disparu ? L’hypothèse construite autour de la problématique du deuil ne doit pas réduire à l’extrême le champ des possibles et aboutir à une interprétation caricaturale. Toujours est-il que les discours tenus déjà pendant les années de guerre attribuaient au mort toutes les actions reconnues comme positives. Le jugement concernait d’abord les moyens mis en place pour ramener les indifférents à l’église, et la notice biographique que lui avaient réservée les publications des autorités diocésaines expliquait qu’il avait imaginé « de faire de ses auditeurs ses propagandistes à l’intérieur de la famille » 670 . Son apostolat conjuguait « l’ardeur » de la jeunesse et « l’ingéniosité ». S’étant rapidement aperçu du coût élevé de l’impression d’une feuille régulièrement distribuée, il polycopiait lui-même le petit tract, « misérable et touchant », sur de la gélatine. Il n’avait pas hésité à accepter le sacrifice de ses petites économies. Le récit taisait évidemment l’aide que proposait systématiquement Victor Carlhian, l’ami intime mais qui restait ce laïc sur lequel pesait la tache originelle du Sillon. La légende du « petit prêtre qui avait vaincu l’argent » était en marche.
Tout au long des années de guerre, Laurent Remillieux rejoignit régulièrement sa mère et ses sœurs dans leur domicile route de Vaux, à Villeurbanne. Emilie, encouragée par ses frères, persévérait dans ses études universitaires et les lettres de Louis tentaient de suivre ses progrès. Il ne sut jamais pourtant si elle avait passé son examen de licence puisque ce dernier était sans cesse repoussé à cause de ses autres activités. Les deux filles de la famille contribuaient en effet à alimenter les revenus du ménage. En décembre 1914, Emilie avait trouvé à donner des leçons d’allemand dans trois classes de l’annexe du lycée de Perrache 671 et Marie partit enseigner à Roanne à la rentrée d’octobre 1915. Elle aussi revenait à Villeurbanne pour les fins de semaine. Jusqu’à sa mobilisation, Joseph participa, comme tous les autres membres de sa famille, à la vie paroissiale de Saint-Julien de Cusset, succédant à ses frères dans l’animation du patronage de garçons. Son frère aîné lui recommandait d’être bien exact le jeudi et de retenir les enfants de deux heures à quatre heures et demie de l’après-midi en leur proposant des jeux de ballon 672 . L’encadrement ludique du jeudi était visiblement aussi un moyen pour Laurent Remillieux de s’assurer de la présence de ces mêmes enfants le dimanche. L’instituteur laïque qui s’était dressé violemment contre le patronage catholique avant la guerre y aurait trouvé de nouveaux arguments. Excepté la seule indication fournie par le témoignage de l’ancienne paroissienne et concernant la faible assistance aux instructions du dimanche après-midi sur les Evangiles, on n’a aucun renseignement sur la pratique religieuse du quartier pendant la guerre. Les dernières informations recueillies concernent la fin de l’expérience pastorale de Laurent Remillieux à Croix-Luizet. Au fur et à mesure que les mois passaient, il n’était plus parvenu à assurer une présence hebdomadaire. A ses cours d’allemand et d’anglais à Roanne s’étaient ajoutées des heures d’enseignement au petit séminaire Saint-Gildas de Charlieu. Le Livre d’or du clergé diocésain de Lyon pendant la guerre 1914-1918 renferme le nom de plusieurs clercs enseignant dans les deux institutions. L’Eglise catholique devait pallier l’absence des prêtres mobilisés et demandait aux exemptés de redoubler leurs efforts. De nombreuses lettres de Jean et de Louis s’inquiétaient du surmenage auquel était livré leur frère, parfois obligé d’accepter quelques jours de repos forcé en raison d’ennuis de santé. Laurent Remillieux consacrait aussi du temps à l’aumônerie des prisonniers allemands de la région. Il ne put donc prendre en charge seul le ministère de la Sainte-Famille pendant toute la durée de la guerre. Déjà apparaissaient, dans le témoignage anonyme, des jeunes filles qui venaient de Lyon pour faire le catéchisme aux enfants et était évoqué le désir de Laurent Remillieux de susciter, parmi ses connaissances, des « dévouements » qui prendraient en « pitié » cette « pauvre banlieue ». D’après ce témoignage toujours, il serait parvenu à « group[er] des bonnes volontés à Lyon ». Une lettre écrite de Cusset par l’abbé Corsat le 21 septembre 1918 a confirmé ces assertions, en ajoutant même des éléments qui permettent de définir plus clairement ces nouvelles interventions, dont profitait le ministère de l’abbé Laurent Remillieux à Croix-Luizet, et qui dotaient son apostolat d’orientations inédites causant souci et déplaisir au curé de Saint-Julien de Cusset.
On a toujours officiellement expliqué le départ de l’abbé Laurent Remillieux de Croix-Luizet par des raisons administratives : le découpage territorial des diocèses rendait impossible le ministère d’un prêtre lyonnais dans une paroisse dépendant du diocèse de Grenoble. En dépit d’un investissement qui avait duré plus d’une décennie, Laurent Remillieux annonçait aux fidèles éplorés de la chapelle de la Sainte-Famille, à la fin du mois de mai 1919, la décision des autorités diocésaines. Pourtant, la lettre que lui avait envoyée quelques mois auparavant le responsable de la paroisse, dont dépendait encore la chapelle de secours de Croix-Luizet, laissait percer d’autres problèmes, que son auteur souhaitait régler par le dialogue et la négociation, avant d’en venir à un acte d’autorité, devant lequel il ne reculerait pourtant pas s’il y était contraint 673 . L’abbé Corsat revenait longuement sur les dissensions qui avaient miné la relation des deux prêtres tout au long de l’été qui venait de s’écouler. Alors que Laurent Remillieux se préparait à participer à une retraite de rentrée, il ne pouvait se résoudre à le voir partir sans lui communiquer une nouvelle fois, mais plus clairement encore, son opinion sur ses projets. Il lui renouvelait sa confiance et le remerciait pour « les espérances et les courages » qu’avait suscités son apostolat dans le quartier de Croix-Luizet. Il le priait cependant d’espacer ses interventions et de ne revenir de Roanne que tous les quinze jours. Le relais auprès des paroissiens serait assuré par un jeune prêtre, l’abbé Mottard, qui venait de se fixer dans le quartier « pour y faire un ministère utile », mais qui n’avait pas eu le loisir de débuter dans de bonnes conditions sa mission. On lui avait donné, pour commencer, la charge du patronage de garçons mais la présence de son confrère, l’abbé Laurent Remillieux, certes jointe à sa timidité et à sa réserve, était finalement jugée trop envahissante pour que ce ministère pût s’épanouir. Le compromis était aussi envisagé dans la perspective d’un départ définitif de Laurent Remillieux, auquel il fallait préparer les fidèles qui s’étaient attachés à lui. Le problème essentiel résidait d’ailleurs dans cette perspective et dans le motif qui l’animait. Evidemment, l’abbé Remillieux pouvait être appelé par ses supérieurs à exercer ailleurs son apostolat, situation qui ne revêtirait aucun caractère exceptionnel dans le déroulement d’une carrière ecclésiastique. Mais l’abbé Corsat estimait aussi que les relations de Laurent Remillieux et les nouveaux projets qu’elles avaient engendrés nuisaient au ministère mené à la Sainte-Famille.
Le premier point de l’explication recherchée par l’abbé Corsat dans sa lettre faisait porter effectivement la discussion sur le différend qui avait modifié l’équilibre de leurs relations depuis le début de la guerre et qui entraînait désormais inéluctablement la nécessité du déplacement de l’abbé Remillieux, prévu explicitement dans le deuxième point. Contrairement à la version officielle, aucune raison administrative n’était prise en considération dans la controverse qui opposait les deux hommes.
‘« 1°/ Je trouve toujours comme un peu incomplète, douteuse et incertaine l’harmonie de vues entre votre âme sacerdotale si ardemment désireuse du bien et celle de la personne que vous savez. Mes efforts sincèrement unis aux vôtres, en vue de cette confiance réciproque nécessaire au bien, ne me semblent toujours pas sensiblement efficaces…La fin de la lettre revenait sur l’abandon par Laurent Remillieux de son ministère à Croix-Luizet, seule solution s’il désirait poursuivre le projet « d’un nouvel apostolat ». L’abbé Corsat ne mettait même pas en doute l’incompatibilité des deux actions. Il refusait que le projet de Laurent Remillieux et de ses amis se déroulât sur le territoire de sa paroisse. Mais il enrobait son refus de précautions oratoires. Finalement, la présence de l’abbé Mottard était même une bonne chose pour Laurent Remillieux puisqu’elle empêchait l’irréversibilité de son premier choix, et la lettre se terminait entre regret et menace larvée.
‘« Je trouve d’autant plus opportune cette mesure de précaution, qu’elle ne saurait compromettre en rien l’avenir, et que, si le Bon Dieu vous fait comprendre que c’est le nouveau projet que vous devez abandonner et la Sainte-Famille que vous devez garder, vous n’aurez perdu dans ce partage de quelques mois aucun de vos moyens d’action.Tout en proclamant à plusieurs reprises sa fidélité au prêtre qui l’avait secondé dans son ministère paroissial et en rappelant l’union des âmes sacerdotales, le curé de Saint-Julien de Cusset incitait Laurent Remillieux à se méfier des gens qui l’entouraient et spécialement de « la personne » dont il taisait le nom et à qui il ne fallait rien laisser deviner de ces propos.
Le témoignage anonyme de l’ancienne paroissienne comme la lettre de l’abbé Corsat évoquaient donc la présence de personnes étrangères à la paroisse de Saint-Julien de Cusset, évoluant dans le sillage de Laurent Remillieux et nourrissant des projets nouveaux. Il n’était pas difficile de reconnaître en elles certains des anciens sillonnistes qui participeraient à la fondation de Notre-Dame Saint-Alban et qu’animaient encore les initiatives de Victor Carlhian. Cette conclusion peut être retirée de l’examen croisé d’autres sources : d’abord une série de lettres écrites par Victor Carlhian à son épouse entre 1914 et 1918, provenant des papiers Carlhian ; puis une correspondance, certes peu abondante, échangée entre Laurent Remillieux et Victor Carlhian en 1918 et 1919 ; enfin des documents, conservés aux archives diocésaines parmi les papiers Maurin, et nous renseignant, de façon très imprécise, sur les activités d’un groupe qui réunissait certainement des jeunes femmes, anciennes sillonnistes et membres du Sillon catholique, documents classés dans un dossier intitulé « L’Association » et portant sur les laïques consacrées qu’hébergerait la paroisse Notre-Dame Saint-Alban 674 . L’examen de l’ensemble de ces papiers permet d’identifier en « la personne » tant décriée par l’abbé Corsat parce qu’elle entraînait Laurent Remillieux dans des projets peu conformes à la carrière cléricale d’un prêtre diocésain, Victor Carlhian, et dans les catéchistes qui secondaient le ministère du prêtre auprès des pratiquants de la Sainte-Famille, les jeunes femmes précédemment citées. L’histoire de Laurent Remillieux nous ramène finalement à ces héritiers du Sillon lyonnais, du moins à ceux qui, peu enclins à poursuivre de façon active le militantisme de la Jeune République, avaient suivi Victor Carlhian dans une quête plus religieuse et sociale que politique. Mais le développement de cette histoire se nouait aussi autour de la mémoire d’un disparu. La mort de Jean Remillieux avait laissé face à face le frère et l’ami intime, leur enjoignant d’assurer une continuation à l’œuvre qui avait été amorcée par le jeune prêtre avant la guerre, les exhortant à donner vie aux projets du mort pour lui permettre de survivre, et les entraînant en conséquence, tant leur itinéraire et leur intentions étaient différents, dans une relation qui reposait dès l’origine sur des ambiguïtés et un malentendu qui ne pourraient jamais être résolus. Mais la guerre n’infléchit pas seulement le cours de la vie des survivants et de leurs projets parce qu’elle avait pris celui qu’ils aimaient et qui conditionnait leurs plans initiaux. Elle contribua à structurer plus largement les nouveaux desseins de Victor Carlhian qui, au-delà de la douleur des deuils personnels qui l’affectaient, était aussi ébranlé par l’emprise de la mort sur la société qui l’entourait, et cherchait désespérément à conjurer le malheur et la désorganisation sociale que cette mort aux proportions jamais rencontrées avait déchaînés.
La brochure publiée sur Jean Remillieux donnait une ultime fois la parole à Victor Carlhian, dans le chapitre qui relatait la « vie militaire » et « la mort » du prêtre soldat. Ce dernier chapitre se clôturait sur un texte écrit par le « plus cher ami de l’abbé Jean Remillieux », à l’occasion des services religieux organisés à Lyon et à Villeurbanne en sa mémoire. Il laissait éclater à la fois la douleur de la perte irréparable et la tentative pour transcender le chagrin éprouvé par la foi en une vie éternelle et par la promesse de continuer « l’œuvre » entamée. L’hommage rendu à l’ami et au prêtre témoignait aussi du traumatisme subi par Victor Carlhian qui, même s’il employait la première personne du pluriel et s’exprimait donc au nom de tous les proches du disparu, révélait sa souffrance personnelle. A travers ses propos, on perçoit l’existence d’un autre cercle de deuil, après ceux formés par les soldats et la famille, le cercle constitué par « les relations “choisies” », celui des amis, ceux dont les historiens ont remarqué qu’ils n’étaient « jamais évoqués au titre de victimes du conflit » et qui, « pour cette raison, figur[ai]ent parmi les grands absents du deuil de guerre » 675 .
‘« Jean, n’oublie point ceux qui t’ont aimé, ceux que tu as aimés. Nous avions tous la confiance que tu serais le bon ouvrier des tâches innombrables de la reconstruction religieuse et sociale du pays, nous pensions que tu avais été marqué pour les organiser et les poursuivre, et voici que Dieu t’a appelé sans que tu aies pu achever la journée. Ouvrier de la première heure tu as, tôt, la récompense, car le Bon Dieu t’aura jugé suivant les désirs et la beauté de ton âme.Le discours obéissait aux règles du genre. Mais au-delà du panégyrique dressé à l’intention du disparu, il révélait les spécificités du deuil vécu par les proches des tués de la Grande Guerre. La guerre et la mort avaient transfiguré l’existence du jeune prêtre. Idéalisé par celui qui avait accompagné ses premiers engagements, il était érigé en modèle indépassable. Victor Carlhian voyait désormais en lui l’élu dont on devait suivre les intentions et poursuivre l’action religieuse. Paroles de souffrance et paroles de consolation s’entremêlaient pour dire et accepter la perte. Les premières confiaient le désarroi des vivants et la revendication de leur participation au sacrifice patriotique, eux qui avaient fait don de l’être aimé et du bonheur qui accompagnait amour et amitié. Les secondes se nouaient autour de la promesse d’une survie, qu’elle fût celle de l’espérance chrétienne du ciel et de la résurrection qui réuniraient les amis, ou celle de la continuation d’un apostolat qui témoignerait aussi de l’immortalité de l’âme de Jean Remillieux. La reconnaissance de l’élection du disparu, de sa désignation par la Providence, s’inscrivait dans l’acceptation, en contrepartie, de sa propre disgrâce. La vie du juste avait été reprise par Dieu, mais il rejoignait les élus du Ciel parce qu’il méritait son salut. Les survivants au contraire étaient condamnés, tels Adam et Eve chassés du paradis terrestre, à demeurer ici bas pour « expier » leurs fautes. Le texte de Victor Carlhian recèle des références à une culture catholique qui informait l’expression de la douleur du deuil et la recherche de son dépassement. Mais le déchirement de son auteur renvoie aussi à la culpabilité éprouvée par celui qui n’avait pas été mobilisé pour les combats et dont la vie avait été protégée. Le péché de Victor Carlhian n’avait-il pas été son affectation à l’arrière et comment, lui qui avait abandonné son ami à la mort, pourrait-il dorénavant arracher à la vie sa rédemption, si ce n’était justement par cette promesse de la survie de l’âme du disparu et celle de leur union ? L’ami rejoignait en cela le frère, lui aussi doublement meurtri par la perte et la culpabilité.
Après les premières semaines du conflit, Victor Carlhian avait finalement été affecté à l’une des formations sanitaires cantonnées à l’arrière. Il participait à la gestion administrative de l’hôpital complémentaire installé dans l’abbaye cistercienne de Notre-Dame d’Aiguebelle, dans le département de la Drôme 676 . Il percevait donc la guerre à travers les blessés du front et sa connaissance de la violence des combats provenait de la vue des blessures et des traumatismes des survivants, de leurs récits aussi, certainement, qui confiaient les atrocités du champ de bataille et les angoisses des soldats. Il avait pu imaginer les tourments de son ami comme il pourrait deviner ceux de son frère, Louis Remillieux, et de tous les combattants qu’il aimait. Il subissait la souffrance de l’autre dans l’impuissance de son inaction. La colère des premiers mois du conflit s’était effacée devant la résignation. Le 29 août 1914, il avait accueilli avec indignation la nouvelle de la destruction de Louvain 677 . Dans la lettre qui rendait compte de ses réactions à son épouse, de nombreuses phrases recouvrent les champs lexicaux de la violence et de la souffrance. Il y dit explicitement son rejet de l’inhumanité de la guerre et la hantise de la mort de ses proches.
‘« Je ne puis froidement concevoir ces choses. C’est donc le rôle de l’humanité de s’entre-déchirer et de se haïr. Comment vivre dans ces angoisses […]. Et je sens aussi ce que la douleur a de paralysant pour l’action ; une mauvaise nouvelle inhibe ma faculté de penser et d’agir ; elle me stupéfie et m’atterre et je retrouve difficilement l’usage de ma raison. Ah certes, combien les événements actuels rabattent de notre superbe, mais aussi que de mal dans le monde pour allumer de tels holocaustes […] Enfin, il faut surmonter cette plainte et faire son devoir, rendre l’humanité meilleure et amoindrir le poids du mal qui occasionne la souffrance et les douleurs. » 678 ’Mais la guerre était donc juste, les soldats français se battaient pour le bien de l’humanité et ils rendraient le monde à venir meilleur. L'attente qui guidait les paroles du premier mois de la guerre ne résista pourtant pas à la barbarie des combats. Les mauvaises nouvelles arrivaient encore et encore, créant le doute sur la signification d’un conflit qui anéantissait les meilleurs des hommes. La douleur avait éclaté une première fois le 4 septembre 1914 lorsque Victor Carlhian avait appris la mort de Xavier de Mijolla, le jeune frère de son épouse. Incapable d’accepter la brutalité de la nouvelle, il disait l’illusion qui le menait à l’espoir de revoir le disparu et son impuissance à consoler Marie. Déjà, le discours sur l’héroïsation et la sanctification des morts de la guerre émergeait : Xavier jouissait de « la béatitude éternelle », il figurait parmi « les meilleurs, les plus purs, les plus courageux », et il accorderait dorénavant sa protection aux survivants. La victoire sur la guerre et sur la mort résidait surtout dans les promesses que le mort aiderait à tenir, promesse de l’amour de Victor et de Marie Carlhian, de sa fécondité, qui « tuera[it] les deuils et les douleurs ». Le 10 octobre 1914, Victor Carlhian lisait « dans Le Matin et dans l’Echo de Paris la mort d’Henry du Roure, tué en Lorraine le 29 septembre ».
‘« Si tu savais quelle douleur cela est de voir tomber ainsi ses anciens compagnons d’armes, ceux en lesquels nous pouvions nous confier absolument. Oh ! que sera la vie lorsque, en relisant leurs pages, nous éprouverons à chaque fois la douleur de leur absence. […] Nous qui voulions l’amour et la fraternité, la guerre nous oblige à voir la haine et toutes les violences. » 679 ’Alors Victor Carlhian songeait à la vie qui suivrait la démobilisation et l’envisageait dans une nouvelle maison, à la campagne, non loin de Lyon. Il s’accrochait désespérément à la tendresse de sa femme et de ses enfants dont il discutait longuement l’éducation 680 et, sûr de sa propre survie, imaginait désormais sa contribution au relèvement d’une société en déroute.
La répétition des deuils sembla mettre un terme à l’expression directe de son chagrin. Peu à peu, Victor Carlhian confia qu’il se rendait aux raisons divines impénétrables et ses lettres fuyaient le rappel des amis, nombreux, tombés sur le champ de bataille, s’installant dans un non-dit qui taisait la douleur des pertes pour ne pas l’exacerber. Il se réfugiait dorénavant dans un examen de conscience qui sondait la pensée et l’œuvre des catholiques « depuis un siècle » 681 , retournant à la question de l’évolution de la pensée catholique et à celle du détachement religieux des masses et de l’échec missionnaire auquel s’étaient heurtées toutes les tentatives de l’Eglise, comme s’il renouait avec le fil d’une vie antérieure, qui le ramenait aussi aux projets de son ami Jean Remillieux. Le temps de la guerre l’avait éloigné de son cercle relationnel et avait suspendu le cours de ses plans d’action religieuse et sociale. Il vivait désormais ce temps en l’intellectualisant pour en travestir le sentiment d’horreur, en le spiritualisant parce que c’était le seul moyen de donner une signification à l’incompréhensible et à l’imaginable. Lui, l’intellectuel catholique et le bourgeois cultivé, lui, l’humaniste et le démocrate, se protégeait de la brutalisation de la société par une mise à distance intellectuelle et spirituelle. Il se servait de sa foi pour écarter la réalité, et ses mots revenaient maintenant sur les expériences passées ou le projetaient dans un avenir qui existait assurément, alors que le présent était censuré. C’est du moins ce que tendent à montrer les lettres qu’il écrivit à son épouse, à partir de 1915.
‘« Mais ici, que faire, sinon s’évader des contingences pour se promener dans le jardin des pures conceptions, et adoucir la rudesse des heures présentes par la contemplation de l’idéalité des formes unies et pures de la pensée. C’est un refuge contre la barbarie. » 682 ’L’analyse des insuffisances et des erreurs des actions engagées avant 1914 s’accompagnait de l’élaboration de nouveaux projets qui parviendraient à surmonter les premiers échecs. La guerre, en arrêtant la course de Victor Carlhian, lui avait finalement accordé ce délai utile à la réflexion : on ne saurait répéter suffisamment que la conception d’une histoire providentielle l’obligeait à trouver des explications positives au déroulement des événements, alors que ses proches étaient massacrés dans une guerre dont l’horreur dépassait, selon son entendement, la nécessité.
‘« Espérer, c’est se confier à la Providence qui ne peut nous imposer un fardeau plus lourd que nous ne pouvons porter, qui veille sur nous, qui ménage les difficultés et les épreuves à nos forces. Il fait bon de se réfugier dans la contemplation de la bonté de Dieu qui fait tout servir à ses desseins miséricordieux, utilisant ce qui devrait être notre perte pour notre salut, et qui dirige nos pas avec tant de suavité.Ces lignes écrites le 7 novembre 1916, c’est-à-dire quelques jours après la mort de Louis Remillieux, deuil récurrent qui ramenait Victor Carlhian à la douleur de la perte de son ami intime, refusaient la vanité de la mort et du chagrin. Leur auteur cherchait dans sa foi des raisons qui le préserveraient du vide qui suivait la disparition des êtres aimés. Victor Carlhian sublimait les sentiments douloureux qui l’étreignaient. De plus, dès l’automne 1915, des lettres prouvaient la possibilité d’une sortie de deuil. Victor Carlhian refusait de rester prisonnier d’une dépression inévitable mais qu’il assumait en attendant un réinvestissement psychique dans des actions à venir. Certes, il porterait le poids de ces morts, mais il continuerait à avancer. La lecture catholique qu’il proposait de son parcours ne saurait en masquer la signification psychologique.
‘« Il faut que l’épreuve nous ait été salutaire ; elle l’a déjà été. Il est impossible maintenant que notre vie soit celle que nous aurions été inclinés à mener sans elle. Le sérieux de l’existence nous est apparu dans toute sa gravité tragique, dans la douleur des deuils qui nous ont arraché le cœur et mis l’empreinte ineffaçable d’une religieuse tristesse. Nous marchons dans l’ombre de nos souvenirs, mais cette ombre nous a révélé le don précieux de la vie, car cette ombre est lumineuse ; elle rayonne de la clarté divine dont sont transformés ceux que nous avons aimés et qui ont remis leur tâche entre nos mains. […]La victoire sur la mort serait acquise si Victor Carlhian parvenait à produire un projet qui répondît à l’énergie missionnaire déployée par Jean Remillieux jusqu’en 1915. Après deux années de guerre, il se sentait investi d’ « un but [qu’il] aperc[evait] maintenant très nettement », d’une mission qu’il avait hâte de remplir 685 . Mais sa capacité à construire un projet qui allait au-delà des actions déjà mises en place grâce à leur collaboration, un projet novateur qui prenait en compte, en dépit de ses réserves, les réalités de la guerre, montrait donc que, chez Victor Carlhian, contrairement à Laurent Remillieux, le travail du deuil était entamé.
Lettre de Louis Remillieux à sa mère, datée du 15 mars 1916.
Lettre de Laurent Remillieux à Emilie, datée du 18 novembre 1916.
S. Audoin-Rouzeau, A. Becker, 14-18, retrouver le Guerre, op. cit., p. 258.
J. Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 45 et 47.
Ibid., p. 43-44.
Lettre de Laurent Remillieux à Louis, datée du 25 août 1914.
Témoignage anonyme et non daté, retrouvé dans les papiers Folliet au Prado.
Âme de prêtre-soldat. L’abbé Jean Remillieux…, op. cit., p. 197.
Livre d’or du clergé diocésain de Lyon, op. cit., p. 196.
Lettre d’Emilie Remillieux à Laurent, datée du 9 décembre 1914.
Lettre de Laurent Remillieux à Joseph, datée du 6 octobre 1914.
Ce paragraphe sera donc consacré essentiellement à un commentaire de la lettre envoyée à Laurent Remillieux par l’abbé Corsat, le samedi 21 septembre 1918.
A.A.L, Papiers Maurin, 10 / II / 8.
S. Audoin-Rouzeau, A. Becker, 14-18, retrouver le Guerre, op. cit., p. 237.
Un dossier numéroté 1226 et intitulé « Aiguebelle » a été conservé dans les Papiers Carlhian des Archives de l’Archevêché de Lyon. Il contient trois photographies représentant Victor Carlhian avec le Père Paulin, directeur de cet hôpital complémentaire et le groupe du personnel soignant ou administratif de cette formation sanitaire cantonnée à l’arrière.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 29 août 1914.
La correspondance familiale des Carlhian a été conservée en grande partie par Louis Carlhian qui a réuni dans un dossier les lettres écrites par son père à sa mère, du 22 août 1914 au 9 novembre 1918. Les lettres originales retrouvées ont été classées et entrées sur traitement de texte en novembre 1991. On peut regretter, tout en la comprenant, la censure exercée par Louis Carlhian : des passages ont été coupés, certainement parce qu’ils comprenaient des réflexions plus intimes et qu’ils mettaient en question d’autres personnes que leur auteur. Cela renforce donc l’impression qu’on peut avoir de la tendance de Victor Carlhian à intellectualiser les événements et leurs conséquences personnelles. Certes, j’ai eu accès à une première version dactylographiée de ces lettres, plus complète et comprenant des confidences plus intimes. Mais cet autre dossier ne livrait toujours pas d’originaux. De plus, le rapprochement du couple et la disparition de certaines lettres privaient l’historien de cette source à des moments clés. Ainsi, on ne dispose d’aucune lettre entre le 24 juin et le 16 juillet 1915 et donc d’aucune réaction immédiate à la mort de Jean Remillieux. Le dépouillement de ce corpus ne revêt ici aucun caractère exhaustif. Je n’ai fait que synthétiser les aspects essentiels de l’attitude de Victor Carlhian face à la guerre, du moins telle qu’on peut la percevoir dans ces lettres qui reposent sur un non-dit important, du moins à partir de 1915. Ce silence que leur auteur impose sur la guerre est aussi intéressant que ses analyses des expériences passées ou son élaboration des projets à venir. Dans les premières, on retrouve tout entier l’intellectuel qui se défie de son intellectualisme sans pouvoir s’en arracher et le militant marqué par son engagement sillonniste. Dans la deuxième, j’ai évidemment privilégié les éléments qui ont mené vers l’expérience de Notre-Dame Saint-Alban et de l’équipe de laïques consacrées qui lui fut d’abord associée. L’exploitation intégrale de la correspondance reste donc à faire, tout comme la biographie de Victor Carlhian.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 29 août 1914. Version dactylographiée.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 10 octobre 1914.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 14 mai 1915. Les projets familiaux émaillaient, pour beaucoup, les lettres du printemps 1915.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 2 décembre 1914.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 24 juin 1915.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, rédigée le 7 novembre 1916.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 19 novembre 1915.
Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 4 novembre 1915.