Le malentendu

Neuf lettres envoyées par Victor à sa femme, entre les 9 et 16 janvier 1916, exposaient un projet d’association dont il était en train de discuter avec ses nièces, Jeanne et Francine Le Gros, et révélaient les détails de sa pensée sur un nouveau type d’apostolat. Le programme missionnaire se réaliserait à travers un travail social effectué dans un quartier défavorisé et devrait réintroduire l’esprit chrétien de fraternité grâce à un groupe militant de laïcs prenant en main l’évangélisation 686 . D’une part, Victor Carlhian replaçait sa réflexion dans la perspective des actions menées par les catholiques avant la guerre en partant de l’échec subi par « les bonnes volontés » en dépit de leur « zèle » 687 . Les propos restaient vagues et ne se référaient à aucune expérience particulière : faut-il alors supposer qu’ils tiraient notamment les leçons de l’apostolat conduit par les frères Remillieux à Croix-Luizet, ou que « le peu de résultats obtenus » renvoyait plus généralement à un appel à dépasser la structure paroissiale traditionnelle, à l’intérieur de laquelle se concevaient encore exclusivement l’encadrement religieux des populations et donc les possibilités d’action missionnaire ? De toutes les façons, d’autre part, le projet était clairement marqué par les événements en cours. L’association de laïques constituées en cellules de trois ou quatre membres devrait en fait commencer par veiller à l’éducation de jeunes orphelins de guerre. Victor Carlhian se défendait d’accorder à ces orphelins une attention qui ramenât son association à une œuvre de charité. Il discernait en eux plus un moyen qu’une fin, puisqu’il s’agissait avant tout de « servir d’exemple aux familles voisines » 688 . Le milieu social et culturel dont il était issu poussait Victor Carlhian à se réfugier dans les valeurs familiales prônées par la bourgeoisie. L’initiation aux tâches ménagères comme l’apprentissage de la tenue d’un budget familial appartenaient aux priorités formulées dans son programme d’éducation des orphelins.Les préjugés des classes dominantes étreignaient sa lecture des problèmes de société et, au-delà du souci exprimé de « sauver les individus », il s’agissait « de refaire l’organisme social » 689 . Son projet n’en portait pas moins l’empreinte de l’immense deuil collectif imposé à la société française par la Grande Guerre. Le regret des morts inutiles, qui relayait la critique de la conduite de la guerre et la dénonciation de l’inanité de l’administration militaire, s’accompagnait d’une réflexion sur les possibilités de reconstruction.

‘« Vraiment, nous qui n’avions pas d’enfants, nous aurions pu avoir avec de l’argent une armée très forte et des canons. L’homme, cette matière précieuse a été gaspillée et je songe aux vies détruites, à ces âmes d’élite qui ont été fauchées et que devient le produit de tant de générations d’honnêtes gens ? Comment refaire cette lignée de générations ? C’est impossible. Il y faut des siècles, et c’est ce qui a été fauché brutalement en quelques minutes. Lorsque je songe à cela, je me sens affreusement triste et je vois le monde enlaidi.
[…] Ah ! quelle chose cruelle que la guerre qui permet un tel enlaidissement de l’humanité qui est privée du sang le meilleur. Il ne restera que des apaches et des tarés physiquement ! Quelle déchéance !
Je sais bien qu’il restera le sexe féminin pour rétablir l’équilibre ; mais seront-ce les meilleures qui se marieront et enfanteront ? » 690

Comment pallier la disparition de « ces âmes d’élite » qui ne donneraient plus la vie ? Comment remplacer les morts et les enfants qui n’en naîtraient pas ? En substituant à ces derniers les orphelins, autres victimes du conflit, qu’on éduquerait dans la perspective de renouveler la génération « d’honnêtes gens » fauchée par la guerre. Le projet pouvait aussi se concevoir comme une tentative pour répondre à la destruction des familles qu’entraînait la mort des soldats et à l’angoisse du désordre social que cette disparition des hommes, et donc des figures de l’autorité paternelle, engendrait. Que l’œuvre apostolique se comprît en tant que tâche familiale et éducative en premier lieu ne renvoyait donc pas seulement à la veine traditionaliste du catholicisme social dont Victor Carlhian, proche de la démocratie chrétienne, semblait être un des héritiers. L’intention signifiait aussi la recherche de solutions palliant les pertes démographiques et l’anomie sociale engendrée par la guerre.

L’identité des membres de l’association prêtait parfois à confusion. Le plus souvent, mais pas toujours, le féminin était employé dans les termes qui les désignaient et les tâches que Victor Carlhian leur réservait induisaient le fait qu’il s’adressât à des femmes. Il était par ailleurs expliqué que les associées se placeraient sous la responsabilité spirituelle d’un prêtre. L’originalité de ce projet initial résidait finalement dans sa conception du rôle dévolu au laïcat et des relations que les laïques entretiendraient avec le clerc : celui-ci serait le conseiller voire le directeur spirituel des laïques, mais resterait en retrait ; les laïques agiraient et conduiraient l’évangélisation par leur attitude exemplaire. L’interpénétration entre modernité et tradition se retrouvait dans le vocabulaire utilisé, le couple laïques / clercs devenant associées / prêtres - directeurs de l’œuvre. Même si les rapports de pouvoir se maintenaient en faveur des seconds, puisqu’ils se comprenaient au sein d’un respect d’une autorité hiérarchique exclusivement investie par des hommes, l’audace du projet était à souligner. Elle s’inscrivait dans une réflexion sur l’évolution des rôles respectifs tenus par les clercs et les laïcs dans l’Eglise, évolution qui résultait en fait de celle de la condition des laïcs au sein de la société. Victor Carlhian constatait que « l’influence intellectuelle, sociale » du clergé avait décru au rythme de la montée en puissance d’un laïcat désormais mieux instruit et capable de revendiquer un pouvoir autrefois monopolisé par les clercs. Les besoins de l’Eglise, dont les cadres ecclésiastiques ne parvenaient plus à assumer seuls l’élan missionnaire, avaient ouvert la voie au partage des tâches.

‘« A l’heure actuelle, ce n’est plus le clergé qui rehausse les cérémonies, les fêtes ; c’est, au contraire, l’élément laïque qui vient rehausser les fêtes d’œuvres, et ceci est très caractéristique.
La situation des laïques n’est donc plus la même qu’autrefois ; ils sentent qu’il y a des œuvres, des travaux à entreprendre que les clercs ne peuvent faire et, en effet, la moisson est grande et il manque des ouvriers. On réclame les laïques un peu partout ; on les pousse à la conquête des âmes ; on développe leur sens religieux. Il n’est donc pas étonnant qu’on ait une responsabilité, des sentiments autres que ceux d’autrefois. » 691

Pour Victor Carlhian, la situation était liée à la sécularisation de la société. Parce que la religion était devenue « une affaire intérieure et privée », « le souci de l’apostolat » pouvait « [hanter] les consciences religieuses », alors que les croyants ne se préoccupaient nullement d’épanouir cette même religion quand « les institutions d’un pays [étaient] extérieurement religieuses » et donc que « la religion interv[enait] visiblement ». Le projet proposait en quelque sorte une réponse au défi de la laïcisation républicaine qu’avait imposé la Séparation des Eglises et de l’Etat.

En ce sens, Victor Carlhian cherchait à adapter le mieux possible un laïcat missionnaire à la réalité politique et religieuse française. La loi sur les congrégations obligeait les catholiques à inventer de nouvelles formes de présence au monde et l’avait orienté sur la voie d’une association de laïcat féminin, structurée en petits groupes, obéissant aux règles d’un ordre religieux, mais respectant aussi les lois de la République, et suffisamment bien insérés dans le tissu social urbain pour ne pas être inquiétés par les autorités laïques.

‘« Nous avons conclu la nécessité d’un ordre religieux, car seules les âmes formées spécialement pourraient trouver dans l’observance d’une règle, l’obéissance à une discipline, le réconfort mutuel, la force de conserver intacte au milieu du monde et de ses soucis l’attachement à Notre-Seigneur.
[…] Il faut qu’il y ait un enracinement de ces centres dans la vie sociale du pays, de telle sorte qu’ils n’en puissent pas être arrachés ; nous avons déploré ce fait que les congrégations ont été dispersées sans causer une grande émotion dans le Pays, et sans soulever autre chose que des protestations platoniques. A ce sujet, nous avons remarqué que, de même que les associés devaient prendre la livrée du monde, l’association doit se placer dans le cadre de la législation actuelle, si anti-libérale et si tyrannique qu’elle soit. Il s’agit de se rapprocher le plus possible des conditions de vie habituelles et de former de petites cellules analogues à des familles. » 692

Le ralliement au régime républicain relevait d’une analyse lucide des rapports de force qui n’écartait pas un jugement critique. Victor Carlhian restait le représentant de la génération catholique qui avait affronté l’anticléricalisme de la République radicale. Hormis ses références à la mort de masse subie par la société en guerre, c’était la période qui précédait la guerre, celle qui avait vu se développer ses premières expériences de l’âge adulte, qui informait sa réflexion et son programme. Mais Victor Carlhian redéfinissait aussi les relations que les catholiques missionnaires entretiendraient avec l’espace dans lequel prendrait place leur action : les laïques devraient résider dans le quartier urbain défavorisé, s’y intégrer tout en ne possédant aucun pouvoir sur cet espace ni sur sa population. Ces remarques confortaient la première suspicion d’une critique adressée aux structures traditionnelles d’encadrement de la population par le clergé séculier. Elles dénotaient la volonté de proposer, pour des espaces urbains laissés en marge de l’institution ecclésiale, un relais assuré par des laïcs qui remédieraient aux insuffisances des clercs, eux aussi victimes de la guerre et déjà dépassés par l’immensité de la tâche.

Vu sous cet angle, le passé sillonniste de Victor Carlhian donnait à son projet une autre dimension encore. Dans une lettre du 16 janvier 1916, l’ancien animateur du Sillon lyonnais annonçait explicitement son idée de réunir des militantes lyonnaises du Sillon catholique et d’autres femmes qui appartenaient à son réseau de relations familiales ou sociales, les deux se confondant d’ailleurs très largement. Dans les mois qui suivirent, il avertit de son projet certains de ses anciens compagnons sillonnistes. Bien sûr, Louis de Mijolla était le plus à même d’être tenu au courant du développement et de la mise en place des idées de son beau-frère. Il en discutait lui-même avec sa sœur 693 et l’on croyait voir ressusciter « l’âme commune » du Sillon. L’amitié forgée autour de valeurs partagées faciliterait la vie et l’action des associées. Mais l’analyse des problèmes de la société française et la définition des objectifs qui en résultait relevaient apparemment tout aussi clairement des conceptions sillonnistes. La priorité accordée à la formation et à l’éducation des orphelins pris en charge, comme le rayonnement du modèle de vie chrétienne proposé par les petits groupes de laïques disséminés dans la ville, fournissaient en ce sens deux premiers arguments. Avec le désir de la rencontre et de l’ouverture aux classes populaires, avec l’usage de l’exemple agissant, était reprise la méthode sillonniste de la conversion aux idées chrétiennes et démocratiques. Mais l’objectif défini pour le moyen terme, la reconstitution d’une élite en mesure de garantir, sur une plus longue échéance, la conversion de l’ensemble de la société à un christianisme intégral, renvoyait également à la perspective sillonniste. Certes, en dépit de la réaffirmation de ses idées démocratiques, Victor Carlhian abandonnait le projet politique de l’ancien Sillon, l’éducation à une démocratie alliant libéralisme et politique sociale ; il se conformait en cela aux exigences de la hiérarchie ecclésiale. En fait, il se rapprochait plus encore de sa première inspiration, celle qui, en amont, l’avait déjà conduit au Sillon. On retrouvait en effet dans son programme les grandes lignes de la philosophie de l’action de Lucien Laberthonnière, et notamment le même souci d’accorder aux tâches d’éducation une place primordiale. Le projet de Victor Carlhian recelait une nouvelle tentative de concilier foi catholique et présence au monde moderne. Là résidait certainement la fidélité de Victor Carlhian aux principes qui avaient défini l’orientation de sa vie depuis la découverte des textes de Laberthonnière.

Dans cette perspective, la rupture avec la Jeune République qui intervenait après la guerre ne pouvait surprendre. Dans une lettre à son épouse, il redisait son désaccord avec les choix politiques de Marc Sangnier 694 . L’ancien animateur du Sillon lyonnais désapprouvait l’orientation voulue par Georges Hoog et l’influence que ce dernier exerçait sur Marc Sangnier. Il revenait sur les divergences qui s’étaient imposées depuis les journées nationales de La Saulsaie, en septembre 1909, et qui avaient introduit au sein des sillonnistes des dissensions que les années 1910-1914 avaient accrues. Selon lui, la fin de la guerre serait l’occasion de faire le point. Une autre lettre montrait ses désillusions 695  : il constatait la distance qui le séparait désormais irrémédiablement de Marc Sangnier et portait sur la personnalité de ce dernier un jugement sévère. Il trouvait que les aspects charismatiques de sa relation avec les militants de son groupe entravaient toute action rationnelle et positive. En 1919, le Conseil national de la Ligue de la Jeune République se réunissait pour définir de nouveaux objectifs après la guerre, adopter une position au vu de la loi électorale et discuter d’une éventuelle dissolution de la Ligue. Ce fut l’occasion pour Victor Carlhian d’annoncer à Marc Sangnier son retrait définitif, que sanctionnait une démission du Conseil national de la Ligue 696 . Quelques jours auparavant, une longue lettre avait justifié auprès de René Lemaire cette décision.

‘« Mon cher Ami,
Je reçois la circulaire relative à la convocation du 1er juin. Je ne pourrai vraisemblablement pas y assister, je le regrette surtout parce que je serai privé d’y rencontrer, après cinq ans de séparation, des amis auxquels, quoiqu’il arrive, je resterai profondément attaché. Ce n’est pas, en effet, ma résolution de confiner mes efforts dans des œuvres d’éducation, à l’exclusion de toute participation à une œuvre politique proprement dite, qui m’empêchera jamais de les oublier ou de les aimer moins.
Je reste persuadé qu’une œuvre politique est à accomplir par ceux de mes amis que leurs goûts, leur situation ou leurs capacités, mettent à même d’y travailler ; mais je n’y vois pas ma place, tandis que je vois une autre tâche de plus longue haleine : celle de faire des hommes ; parce qu’on ne peut pas refaire la France, sans refaire d’abord les Français.
L’épreuve subie, m’a mieux fait comprendre tout ce que nous avions dit autrefois, elle a approfondi mon christianisme et elle a fortifié mes convictions démocratiques et républicaines. Je reste donc fidèle à tout ce qui a fait la vie et le centre de notre jeunesse, je ne brûle rien de ce que j’ai adoré. Seulement, le bain de réalisme qu’a été la guerre m’a mieux fait comprendre qu’avant de faire la démocratie, il fallait faire des démocrates, et qu’avant qu’une élite s’imposât à la nation par l’autorité des services rendus, une œuvre lente et longue d’éducation s’imposait. Cette éducation, je ne la vois pas seulement civique car je crois que le citoyen est déjà dans l’enfant (comme il ne se sépare pas plus tard du père de famille et du professionnel), je la vois commencée par les parents qui en ont la plus grande responsabilité, fortifiée par une instruction faisant un constant appel à l’observation et à l’expérience, soutenue pendant l’adolescence et toute la vie par des œuvres de self-éducation aboutissant à faire le bon citoyen de la cité moderne, cerveau juste aux sens aiguisés, cœur droit, volonté énergique capable à la fois d’initiative et de discipline, d’audace et de sacrifice. Il faut faire l’homme qui, par ses habitudes d’esprit, son caractère, son tempérament ne puisse pas ne pas être démocrate, amoureux du progrès et chrétien non pas seulement par ses gestes mais par tout son être. » 697

Dans la suite de la lettre, Victor Carlhian se prononçait pour une dissolution de la Ligue. La guerre avait provoqué une rupture salutaire, elle avait été une catastrophe qui avait affranchi les militants « des errements anciens » et les avait rendus à la liberté.

Seules des initiatives individuelles pouvaient désormais s’insérer dans le chaos économique et politique que la guerre infligeait à la société française, et elles revenaient à appliquer les principes qui avaient guidé depuis 1903 Victor Carlhian. Les mots qu’il employait par ailleurs pour analyser la situation européenne à la fin de la guerre, pour proposer des remèdes au désordre, étaient aussi ceux qui servaient à justifier son projet. Il ne fallait « compter que sur la science, la vertu, pour servir la réalité » et « l’action » imposait « de n’employer que des forces morales » car on ne devait « utiliser pour des fins morales que des forces morales » 698 . Néanmoins, le souci de régénérer la France par l’intermédiaire d’une élite conciliant les exigences de la foi catholique et les nécessités du monde moderne empruntait encore une fois la thématique élitiste des mouvements nés dans l’effervescence des débuts du siècle. Il relevait aussi d’une grille de lecture produite par les classes dominantes, assurée de leur supériorité intellectuelle et sociale, supériorité que Victor Carlhian désirait partager avec la génération qu’il contribuerait à former mais en reproduisant le modèle que les plus fervents militants de l’action sociale et religieuse proposaient.

‘« Il faut constituer une élite, élite intellectuelle, élite morale, élite économique, élite sociale. Il faut que les gens sentent la supériorité pour que l’autorité nécessaire à tout organisme puisse s’exercer. Il faut recréer de l’autorité et, pour cela, recréer de la supériorité. Et recréer la supériorité n’implique pas qu’il faille reconstituer des privilèges. La supériorité, ce n’est pas doper quelques-uns pour qu’ils arrivent premiers à la course par des passe-droits ; c’est faire qu’effectivement ils soient supérieurs aux autres par leur vertu, leur dévouement, leur intelligence, leur position et leur influence sociale. » 699

Ce discours était encore une fois le reflet des conceptions paternalistes d’un catholicisme social véhiculées par le milieu bourgeois. « L’autorité » de l’élite, fondée sur sa « supériorité », porterait sur « les gens » fragilisés par l’économie capitaliste et la société urbaine, les ouvriers dont la cellule familiale avait été détruite par l’emprise de l’usine sur leur vie 700 , ces masses indifférentes à Dieu, ces classes laborieuses qu’il fallait sauver des périls de la société moderne. L’originalité de la pensée de Victor Carlhian, sa nouveauté et ses hardiesses, ne devaient pas faire oublier son héritage ni les pesanteurs d’un milieu qui imposait à leur auteur des limites certaines, induites notamment par une lecture morale des problèmes sociaux et économiques. Une lettre du 12 février 1916 témoignait d’ailleurs explicitement d’un intérêt revendiqué pour la pensée et les travaux de Frédéric Le Play et de ses continuateurs.

Les intentions de Victor Carlhian rencontrèrent alors l’ardeur apostolique de Laurent Remillieux. Dans le témoignage qu’il apporta à Joseph Folliet au début des années 1950, Victor Carlhian expliquait qu’il avait sollicité le frère de son ami tué à la guerre au moment de la formation du groupe de laïques. Il lui avait demandé d’assurer la direction spirituelle des jeunes femmes et d’encadrer leur vie religieuse, selon les principes définis par les lettres de janvier 1916.

‘« Comme rien ne plaisait autant à l’abbé Laurent qu’un nouveau travail car il avait la vocation de débroussailleur, il accepta d’emblée une tâche où j’eusse mieux vu son frère Jean ; mais celui-ci était mort et il me semblait que cette mort l’avait désigné pour le remplacer. » 701

Dans ce regard rétrospectif porté sur les événements qui avaient précédé la mise en place de la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban, était inscrit le malentendu qui porta les deux hommes aux objectifs divergents à collaborer à une œuvre commune. Laurent Remillieux remplaçait le mort qu’ils avaient aimé et il garantissait ainsi sa survie. Mais outre la différence irréductible de leur formation et de leur statut au sein de l’Eglise, et donc de leur rapport à l’institution et à la société qui les entourait, le problème était que le projet avait été conçu après la disparition de Jean Remillieux. Laurent Remillieux était-il alors capable d’intégrer la nouveauté des vues de l’ancien dirigeant du Sillon lyonnais, ou restait-il condamné à la répétition des projets déjà engagés du vivant de son frère, d’autant que ces premières réalisations correspondaient mieux aux exigences de l’institution ecclésiale ? Selon Victor Carlhian, la fondation de Notre-Dame Saint-Alban résulta des timidités institutionnelles de Laurent Remillieux et de ses désirs de réaliser sa propre vocation sacerdotale.

‘« Il pensait que la seule façon de constituer la vie religieuse de ce groupe de laïcat et aussi de prévenir les suspicions dont étaient alors victimes les anciennes sillonnistes qui formaient le noyau des personnes que l’on essayait de grouper, était de fonder une paroisse où sa charge curiale lui permettrait de couvrir le groupement religieux en voie de constitution. Je lui promis notre aide pour cette fondation. Nous n’y voyions qu’un moyen pour un but déterminé ; mais il semble bien que pour lui le but était la paroisse elle-même et une idée d’implanter par elle, par la liturgie, par les sacrements une vie religieuse profonde.
C’est ainsi que le projet de fondation d’une paroisse fut conçu : par nous, comme moyen matériel d’abriter un projet d’action religieuse et sociale ; par lui, comme moyen spirituel d’efficacité propre. » 702

Les réactions de l’abbé Corsat avaient peut-être incité Laurent Remillieux à la prudence. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’à la discordance des personnalités, s’ajoutait l’impossibilité pour le frère aîné des Remillieux de dépasser le deuil de Jean et de Louis, deuil pathologique qui le laissait prisonnier du temps des premières expériences fondatrices, un temps où l’avenir n’était conçu que pour mieux répondre à des aspirations certes sacerdotales, mais toujours familiales, qui ne pourraient plus être réalisées que symboliquement, dans une communauté religieuse et familiale dont il serait le père.

Trois documents datés de janvier 1917 à septembre 1918 703 laissent entrevoir l’existence d’un premier groupe de laïques, explicitement fondé sur le projet d’association exposé par Victor Carlhian au cours de l’hiver 1916. Leur présence parmi les papiers Maurin conservés aux Archives de l’Archevêché de Lyon suppose cette existence connue et acceptée des autorités diocésaines, à moins que ces papiers n’aient été versés à une date ultérieure. Mais de toutes les façons, il est clair que Laurent Remillieux n’aurait jamais agi contre l’avis de sa hiérarchie, alors que tout son parcours avait jusque-là tenté de correspondre aux attentes de l’institution et que chacune de ses initiatives avait cherché l’appui de ses supérieurs. Or ses initiales étaient apposées à la fin des deux textes qui ouvraient les lettres circulantes de juillet et de septembre 1918 et qui étaient intitulés « Le secret du bonheur » et « Lumière ». Elles confirmaient le témoignage de Victor Carlhian qui évoquait le rôle assumé par Laurent Remillieux au moment de la constitution du groupe. Jusqu’à l’ouverture de la chapelle provisoire de Notre-Dame Saint-Alban, le prêtre anima effectivement des réunions régulières, assura une instruction religieuse et prit donc la direction spirituelle de « personnes susceptibles de participer à une forme séculière de la vie religieuse » 704 . L’identification de ces femmes n’a pu être clairement assurée. Parmi elles, certaines se retrouvèrent dans l’équipe de laïques qui s’installa sur le territoire paroissial de Notre-Dame Saint-Alban. Se trouvait déjà posé le problème que l’historien retrouverait tout au long de l’étude de ce groupe : la volonté de ses membres, et de toutes les personnes qui s’associèrent à son histoire, de préserver un anonymat, que l’on disait préférable dans un temps où aucun statut officiel ne réglait l’existence du groupe au sein de l’Eglise et, en tout état de cause, souhaitable puisqu’il s’agissait de pénétrer un milieu populaire détaché de la religion, voire anticlérical, pour l’évangéliser par l’exemple. On ne connaît pas plus les modalités exactes du fonctionnement du groupe pendant les dernières années de la guerre. La vie commune semble exclue puisque les laïques qui s’exprimaient dans la lettre circulante du 15 septembre 1918 l’appelaient de leurs vœux. On ne sait pas où se tenaient les lieux de réunion, peut-être à Croix-Luizet au vu des inquiétudes de l’abbé Corsat, peut-être au domicile des Carlhian que Laurent Remillieux semblait avoir pris l’habitude de fréquenter à ce moment-là. Des lieux, déjà investis avant la guerre des projets de Jean Remillieux et de Victor Carlhian, assuraient cependant explicitement une continuité des réalisations, tels les locaux de Chapareillan utilisés pour accueillir la retraite annuelle des membres du groupe en août ou en septembre 1918.

L’inspiration sillonniste se devinait à certaines citations incluses dans les lettres adressées aux membres du groupe. La force de l’amitié et la communauté des âmes unies par le même idéal étaient ainsi rappelées, notamment par l’abbé Beaupin 705 . Mais dans les textes écrits par Laurent Remillieux ou dans les citations qu’il avait sélectionnées, il n’était jamais directement question d’action sociale et religieuse. Le thème à chaque fois développé était centré sur le bonheur d’une foi en un Christ rédempteur et de l’amour étroitement lié au sacrifice. Le discours d’un catholicisme doloriste parasitait les appels d’ouverture aux autres. Des interrogations répétées portaient sur le sens de la vie et de ses tristesses et se résolvaient dans la délivrance qu’apportaient le renoncement et l’union dans le divin. Autrement dit, au-delà, ou en deçà, du langage mystique de la foi catholique, on parlait de la mort et de la douleur du deuil, on cherchait une possible acceptation de la souffrance infligée par les « hommes méchants dans un monde méchant » 706 . Laurent Remillieux dénonçait « la guerre, fille du péché », qui réclamait son tribut de « victimes pures et innocentes » 707 , revivant le sacrifice du Christ. La lettre circulante de juillet 1918 se terminait par trois phrases qui révélaient la clé du discours tenu par le prêtre.

‘« On aime en se donnant, en se donnant tout entier et sans retour.
On aime en souffrant de se donner et en se donnant encore.
On aime en mourant de se donner et en aimant encore. » 708

Or ces trois phrases étaient signées « Abbé Jean Remillieux ». Alors que l’approche de Laurent Remillieux était indéfectiblement marquée par la problématique du deuil, les objectifs des laïques se conformaient beaucoup plus aux attentes de Victor Carlhian. Celles qui prenaient la parole dans la lettre circulante du 15 septembre 1918 racontaient les jours de retraite vécus à Chapareillans à la fin de l’été et l’expérience de vie commune qui se continuait aux Saintes Maries de la Mer au milieu des pèlerins venant prier Sainte Sara. Elles évoquaient « les bonnes causeries » du soir qui envisageaient, à côté des impressions de la journée et des soucis du quotidien, « l’avenir des enfants, leur éducation », l’ “Idéal” mis en commun » 709 . Elles priaient Dieu de leur donner « les possibilités d’élever un jour, en commun, les petits orphelins » que les morts leur confiaient mais en soulignant leur désir d’action et de « travail intense ». Quand, pour Laurent Remillieux, la prière était une délivrance qui conférait d’abord « le goût du sacrifice et la volonté des grands renoncements » 710 , pour les membres du groupe fondé par Victor Carlhian, elle soutenait l’espoir d’une action positive et directe. Etait encore une fois exprimé le malentendu qui s’installait dans la relation des deux fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban, le prêtre et le laïc, et dans celle qui reliait ce même prêtre au groupe de femmes désirant expérimenter laïcat, action sociale et religieuse.

Notes
686.

Le projet a été évoqué dans une contribution déjà citée de Régis Ladous, « Victor Carlhian aux sources du personnalisme », in J.-D. Durand, B. Comte, B. Delpal, R. Ladous, Cl. Prudomme (dir.), Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes – La postérité de Rerum Novarum, op. cit., p. 173.

687.

Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 7 janvier 1916.

688.

Ibid.

689.

Ibid.

690.

Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 9 novembre 1915.

691.

Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 3 juin 1915.

692.

Ibid.

693.

Discussion évoquée dans une lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 28 novembre 1916.

694.

Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 4 février 1918.

695.

Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 9 novembre 1918.

696.

Lettre de Victor Carlhian à Marc Sangnier, datée du 30 mai 1919, Papiers René Lemaire, 6, Institut Marc Sangnier.

697.

Lettre de Victor Carlhian à René Lemaire, datée du 19 mai 1919, Papiers René Lemaire, 6, Institut Marc Sangnier.

698.

Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 2 février 1918.

699.

Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 30 août 1915.

700.

Lettre de Victor Carlhian à son épouse, datée du 2 juin 1915 : elle contient une mise en accusation de la civilisation matérielle et des conséquences engendrées par l’industrialisation sur un organisme social désormais mis à mal.

701.

Lettre de Victor Carlhian à Joseph Folliet, non datée, retrouvée dans les Papiers Folliet conservés au Prado, dans un dossier comprenant les témoignages réunis au début des années 1950, au moment de la préparation de la biographie de Laurent Remillieux, p. 2.

702.

Ibid., p. 2-3.

703.

Feuilles dactylographiées contenues dans un dossier intitulé « Association » retrouvé parmi les Papiers Maurin. 10 / II / 8, A.A.L. : « Instruction du 26 janvier 1917 », « Lettre circulante de juillet 1918 », « Lettre circulante du 15 septembre 1918 ».

704.

Lettre de Victor Carlhian à Joseph Folliet, op. cit., p. 2.

705.

Lettre circulante de juillet 1918, p. 4.

706.

Instruction du 26 janvier 1917.

707.

Lettre circulante du 15 septembre 1918, p. 1.

708.

Lettre circulante de juillet 1918, p. 4. C’est l’auteur de la lettre qui souligne et on peut donc supposer que c’est Laurent Remillieux qui a réuni lui-même ces citations.

709.

Lettre circulante du 15 septembre 1918, p. 2.

710.

Lettre circulante de juillet 1918, p. 2.