3 – La fondation paroissiale

‘« Mon cher ami,
D’ici trois semaines je pense être libre ; mais je ne veux point attendre jusque-là, pour vous adresser mes vœux de bonne année, et vous dire mon affection fraternelle. Mes vœux, vous les connaissez, puisqu’ils vont par vous à l’œuvre à laquelle vous vous êtes donné si complètement, avec toute votre âme sacerdotale.
Par vous, tout s’est orienté plus vite et mieux que je ne l’espérais ; nous voici à l’aube des réalisations, et dans la liberté que votre zèle nous a procurée. L’étape déjà fournie est d’importance, aussi je m’émerveille de la conduite de la Providence à notre égard : nous n’avons fait que nous abandonner et nous avons tout sous la main. Mais, nous connaissons l’agent providentiel : votre travail a tout préparé.
J’attends donc avec confiance la suite des libéralités providentielles, et j’espère qu’elle nous donnera la maison et l’espace qui nous sont absolument nécessaires et cela dans des conditions pécuniaires qui n’entraveront pas la source des revenus qu’il nous faudra annuellement pour soutenir l’œuvre. C’est là le dernier obstacle et j’espère que la Providence le lèvera comme elle nous a orientés depuis trois ans. Ma pensée se reporte à la visite que vous me fîtes en 1915 : que de chemin parcouru depuis grâce à vous, et dans des conditions bien dures de surmenage et d’efforts. Demain ce sera la liberté, puis la pose des premières pierres et le long travail constructeur : vous devinez ma joie de sentir que je serai près de vous dans ce travail pleinement uni à vos vues, de tout cœur dans vos pensées et vos désirs.
Donc bonne et heureuse année 1919 qui nous verra réunis. Présentez mes vœux à votre famille, je vous prie : vous savez tout ce que je lui dois, et comme elle fut l’initiatrice de tout ce qui se fait aujourd’hui, de ce qui se fera demain grâce à votre cœur de prêtre. » 711

Les vœux envoyés par Victor Carlhian à Laurent Remillieux pour la nouvelle année étaient entièrement tournés vers l’accomplissement de leur projet commun, dont la réalisation avait été jusque-là largement confiée au prêtre. En raison de l’absence de Victor Carlhian encore mobilisé, Laurent Remillieux s’était chargé d’entreprendre, auprès des autorités diocésaines, les démarches nécessaires à leur installation dans un quartier ouvrier de la ville de Lyon, puisque le curé de la paroisse Saint-Julien de Cusset se refusait à accueillir le groupe de laïques dont Laurent Remillieux devait être le directeur spirituel. L’éloignement de Victor Carlhian, ses relations équivoques avec l’archevêché, plus que sa préférence déclarée à rêver et à projeter 712 , désignaient le clerc comme l’agent actif de l’association. Mais l’apparente complémentarité des deux hommes n’aboutit pas à un simple partage des tâches, laissant à l’un la conception et à l’autre la réalisation. Si le laïc réitérait sa confiance dans un partenaire légitimé par les conditions qui avaient présidé à leur rapprochement – en rappelant la date de 1915, il s’employait à ramener l’origine de leur collaboration à la mort de Jean Remillieux –, il percevait implicitement les implications de cette collaboration. Son projet originel devait s’adapter aux « vues » et aux « désirs » de Laurent Remillieux. Victor Carlhian exprimait là tacitement sa conversion à l’idée d’une fondation paroissiale qui abriterait et protègerait l’évolution du groupement religieux, sans supputer encore le risque qu’il prenait. Persuadé de leur communauté d’intentions, il assurait son ami de son soutien financier et l’investissait du pouvoir de mener à bien l’installation du groupe dans le cadre ecclésial que ce dernier avait choisi de privilégier. La guerre avait pris fin et, dans la délivrance que lui apportait sa démobilisation prochaine, Victor Carlhian se laissait envahir par le sentiment d’une liberté qui portait l’ensemble de ses espérances : tout devenait de l’ordre du possible. Pourtant, les logiques différentes, qui avaient conduit les personnages de l’histoire jusqu’à ce point de rencontre, nourrissaient en parallèle les germes d’un conflit, dont Victor Carlhian sortirait vaincu pour ne pas avoir su préserver son projet des exigences cléricales et institutionnelles, comme des interprétations personnelles qu’en avait faites Laurent Remillieux.

Notes
711.

Lettre de Victor Carlhian à Laurent Remillieux, datée du 26 décembre 1918.

712.

Lettre de Victor Carlhian à Laurent Remillieux, datée du 29 novembre 1918 : « J’aime mieux rêver qu’écrire, projeter que réaliser et la Providence m’a donné l’ami qui travaille et réalise. Savez-vous que cela est capable de mettre de nouvelles ailes à mes rêves, et de multiplier mes projets. ».