La loi de séparation des Eglises et de l’Etat avait modifié les modalités des fondations paroissiales. L’instruction et la préparation du projet intervenaient dorénavant dans le cadre unique de l’administration épiscopale, ce qui facilitait la tâche de l’abbé Laurent Remillieux, d’autant plus que son initiative allait dans le sens de la politique suivie par l’archevêché de Lyon depuis 1905. Après l’épreuve de la République anticléricale, les énergies avaient été libérées du carcan administratif que faisaient peser les obligations du Concordat sur les catholiques et la vague de créations entamée au XIXe siècle, avec l’épiscopat du cardinal de Bonald, avait pu reprendre 713 . Dans la seule année 1907, quatre nouvelles paroisses avaient été érigées dans des quartiers en expansion, trois d’entre elles prenant place sur la rive gauche du Rhône. L’Eglise catholique marquait ainsi sa volonté de s’adapter aux mutations urbaines et d’imposer sa présence à la population ouvrière des quartiers neufs dont l’essor était lié à l’industrie. La mission intérieure, justifiée par la déchristianisation sans cesse dénoncée des masses ouvrières, exigeait en préalable une conquête de l’espace urbain et leur contrôle par l’institution ecclésiale. Il fallait pallier le sous-équipement religieux et continuer à densifier le maillage territorial en multipliant les circonscriptions religieuses de base pour obtenir une « meilleure couverture de l’espace urbain » 714 . Mais la fin du régime concordataire, tout en levant les obstacles politiques et administratifs, posait de façon accrue le problème du financement : la construction des bâtiments, le fonctionnement des œuvres et l’entretien du clergé reposaient plus encore sur les fidèles capables d’assurer un soutien aux entreprises ecclésiales, autrement dit sur les élites économiques de l’industrie et du commerce, largement confondues avec les notables locaux. Elles seules pouvaient assumer les opérations immobilières nécessaires à une création paroissiale et à l’entretien des locaux et du personnel.
La paroisse Sainte-Camille-de-Lélis, installée au cœur du quartier de l’Industrie à Vaise, érigée canoniquement en 1907, devait par exemple son existence aux capitaux réunis par Joseph Gillet et Auguste Isaac. L’initiative provenait même parfois de laïcs issus de la bourgeoisie, tel « ce groupe important de propriétaires, d’industriels et de commerçants » qui sollicita de l’archevêque l’ouverture d’un nouveau lieu de culte et qui l’obtint, en 1907 toujours, avec la fondation de Notre-Dame-de-Bellecombe dans ces confins de la ville que signalait la présence des voies ferrées 715 . La plaquette commémorative réalisée pour le centenaire de la naissance de cette paroisse apporte des précisions intéressantes, tout en modifiant quelque peu la chronologie. Selon ce document, en 1897, la bénédiction de l’église de Notre-Dame-de-Bellecombe avait donné un nouveau lieu de culte à la rive gauche du Rhône, même s’il avait fallu attendre encore deux ans pour obtenir l’autorisation du Ministère des Cultes. La fondation de l’église paroissiale comme la construction du presbytère, des écoles de filles et de garçons, des locaux du patronage avaient été financées par des laïcs fortunés, Félix Serre et son épouse Marie Germain 716 , désirant apporter à la population les installations nécessaires à la pratique de sa religion, dans le contexte de défense religieuse qu’imposait aux catholiques la République radicale. Les œuvres qu’ils mettaient alors en place proposaient des services qui assureraient un encadrement non seulement religieux mais aussi social et moral à une population ouvrière qui bénéficiait d’un ouvroir pour les pauvres en 1906 ou de jardins ouvriers en 1907 717 .
La proposition de Laurent Remillieux s’inscrivait donc dans le prolongement de cette action menée depuis près d’un siècle par l’institution ecclésiale. Le témoignage de Victor Carlhian indique qu’ils furent orientés par le curé de Saint-Maurice, après plusieurs autres pourparlers, vers Monplaisir. L’abbé Seyve regrettait qu’une partie de sa paroisse et de la paroisse voisine de Bron se trouvât trop éloignée d’une église. Troisième paroisse établie sur la rive gauche du Rhône, Saint-Maurice de Monplaisir avait été érigée en paroisse succursale par une ordonnance royale datée du 3 juillet 1843, alors qu’une chapelle était ouverte au culte depuis 1841. En 1907, le cardinal Coullié avait décidé de détacher des territoires de Saint-Maurice et de Saint-Vincent de Paul une nouvelle paroisse, Notre-Dame de l’Assomption, qui regroupait à sa fondation une population estimée à trois mille cinq cents individus 718 . L’ensemble paroissial, qui comprenait trois corps de bâtiment, abritait l’église, un presbytère, des appartements, des salles de réunion et des classes. Il avait été édifié sur un vaste terrain agricole, situé le long d’un chemin privé et offert à l’Eglise par « une généreuse famille ». Mais aux lendemains de la guerre, la population de la paroisse de Monplaisir avoisinait les vingt mille habitants. L’expansion de cette périphérie urbaine, incluse dans le septième arrondissement, était conditionnée par la soixantaine d’usines qui la désignaient comme l’un des centres actifs de l’industrie lyonnaise. Le territoire de la future paroisse correspondrait alors au quartier de « Vinatier-Transvaal à Monplaisir », comme le précisait d’entrée l’ordonnance du 15 octobre 1924 érigeant la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban et signée du cardinal Maurin 719 . La logique religieuse suivait la logique urbaine. La nouvelle paroisse était issue de Saint-Maurice, de la même façon que le secteur en cours d’urbanisation était le produit d’une extension à l’est du quartier de Monplaisir. L’espace indiqué par l’abbé Seyve à Laurent Remillieux longeait en effet la limite communale de Bron. Distant de plus d’un kilomètre de l’église paroissiale, il formait, au sud de Montchat, un ensemble urbain dominé par ce quartier de Vinatier-Transvaal et qui comptait, d’après les estimations recueillies par l’administration diocésaine, quelque trois mille habitants.
Laurent Remillieux détenait à partir de là les arguments qui allaient emporter la décision des autorités religieuses : son projet répondait à l’exigence de l’institution d’accompagner l’expansion urbaine de la rive gauche en direction de l’est, en imposant à ces nouveaux espaces encore mal intégrés dans la ville un ordre catholique, première mesure prise dans la lutte contre la déchristianisation ; il s’accordait aux inquiétudes du curé de Monplaisir qui désirait mieux servir les besoins religieux de ses fidèles les plus éloignés, leur assurant cette proximité qui permet au prêtre de remplir au mieux son rôle et d’intégrer tous les pratiquants dans sa communauté paroissiale ; l’abbé Remillieux apportait enfin, avec ses relations, la possibilité financière d’ériger une nouvelle paroisse. La nomination de Laurent Remillieux comme desservant de la chapelle de secours de Saint-Alban intervint dès 1918, alors qu’il était dit dans l’Ordo de Lyon que le prêtre conservait jusqu’en 1919 le poste de professeur d’anglais et d’allemand à l’Institution Saint-Joseph de Roanne. La date de nomination de 1918 était pourtant précisée dans l’Ordo de 1920. Le 14 octobre 1919 avait lieu la bénédiction de l’oratoire provisoire de Saint-Alban, baraquement sommaire et palliatif qui permettait d’attendre la construction d’une église. Cette bénédiction était confiée au curé de Saint-Maurice. Dans une allocution précédant la bénédiction, il rappelait la décision du cardinal Maurin de fonder un centre religieux dans le quartier de Saint-Alban pour donner à ses habitants, trop éloignés de l’église mère, « un lieu où recevoir le Christ » 720 . Il prenait la parole après un discours prononcé par le vicaire général, exposant les motifs qui avaient décidé l’archevêque de Lyon, motifs que reprenait une note écrite le 16 novembre 1919 par Laurent Remillieux et adressée à ses paroissiens 721 . La préparation d’une nouvelle paroisse entreprise en 1919 était justifiée par la proximité du nouvel hôpital et des vastes usines que la guerre avait développées, entraînant la croissance démographique de cet espace périphérique. Le plan d’extension de la ville de Lyon anticipait sur l’évolution à venir et la création paroissiale ne faisait qu’ajuster le maillage paroissial à la réalité urbaine. L’abbé Seyve préférait, pour sa part, inscrire le nouveau centre religieux dans la continuité d’une histoire chrétienne locale, matérialisée par la présence de la petite chapelle médiévale de Saint-Alban, vestige de l’ancienne paroisse de Chaussagne et siège à partir du XIIIe siècle d’une paroisse dépendant de Meyzieu, elle aussi disparue à l’époque moderne. La chapelle était cependant encore utilisée au XIXe siècle par les paroissiens de la Guillotière puis de Monplaisir pour la procession des Rogations 722 . La fondation s’apparentait donc plus à « la restauration d’une tradition antique », renvoyant les catholiques au rêve d’une chrétienté médiévale perdue et à la nécessité de christianiser les confins délaissés de la ville. Le récit de la bénédiction de l’église paroissiale, par le cardinal Maurin le 19 octobre 1924, proposé aux lecteurs de la Semaine religieuse du diocèse de Lyon, reprenait cinq ans plus tard la même thématique.
‘« C’est au bout du cours Gambetta dans des terrains vagues du Vinatier-Transvaal. Jusqu’en 1919 Dieu n’y avait pas de demeure et le Transvaal devenait une province de Chine. On décida d’y bâtir une église pour y fonder une chrétienté. Pendant cinq années un oratoire en bois abrita l’autel, son prêtre et ses premiers fidèles tandis qu’on bâtissait l’église paroissiale, la dernière-née du diocèse. » 723 ’Derrière les volontés officielles, l’abbé Seyve glissait des allusions à « la générosité insigne du principal bienfaiteur » et au « zèle apostolique du premier prêtre » envoyé. On aura reconnu bien sûr Victor Carlhian et Laurent Remillieux, mais il était plus décent de recouvrir le financement d’un anonymat propice à éloigner le spectre d’une Eglise des bienfaiteurs qui aurait signifié trop visiblement la collusion du catholicisme avec la bourgeoisie, tant dénoncée par les anticléricaux. Victor Carlhian avait néanmoins présidé le 8 août 1919 à la constitution de la Société civile immobilière de Montvert au capital de 70000 francs, divisé en soixante-dix parts 724 . La moitié des parts appartenait à Victor Carlhian, le reste étant divisé entre six autres personnes, tous membres des familles Carlhian et Remillieux et/ou anciens sillonnistes. Victor Le Gros, beau-frère de Victor Carlhian, négociant en cotons, domicilié 7, place des Capucins, possédait dix parts. Les deux hommes composaient le conseil d’administration de la société, en fonction pour six ans. Les autres associés avaient participé à l’investissement initial à la hauteur de cinq parts chacun. Il s’agissait de Georges Dubié, attaché au contentieux du Crédit lyonnais, habitant au 8 de la rue des Augustins, d’Henri Colin, lui aussi négociant en cotons, domicilié 43, quai Saint-Vincent, de Louis de Mijolla, ingénieur des mines résidant à Paris, de Raymond Thomasset, devenu directeur de papeterie à Boulogne-sur-Seine et de Joseph Remillieux, toujours lieutenant d’artillerie. La Société avait acquis des terrains dans le quartier du Vinatier-Transvaal et avait financé la construction d’une église, d’un presbytère et d’autres locaux paroissiaux. Le deuxième article des statuts définissait les buts de la société qui incluaient toutes les opérations d’acquisition, de construction et de transformation de tous les immeubles, leur administration, exploitation ou mise en valeur. Un contrat était signé le 10 septembre 1923, entre les mandataires de la Société Montvert et Laurent Remillieux, preneur ès qualité de curé de la paroisse Notre-Dame Saint-Alban, pour la location d’une parcelle de terrain de huit mille mètres carrés. Le bail de quarante ans fixait le loyer annuel à cinq cents francs, payable en deux termes égaux les 24 juin et 24 décembre, conditions particulièrement avantageuses quand on le comparait aux prix des locations qui se pratiquaient dans les environs. La même année, Victor Carlhian avait repéré, en face de Montvert, à la limite de la paroisse de Montchat, une petite villa de quatre pièces, avec un hangar, à louer pour trois mille francs 725 . L’inflation due à la guerre avait pratiquement quadruplé le prix de cette location, fixé à huit cents francs avant 1914, et elle était confortée par la spéculation qui entourait les transactions dans un quartier où se construisait le « nouvel Hôtel-Dieu » et dans le voisinage duquel s’installaient « des usines très importantes (Autos-Buire, Paris-Rhône, Tréfileries-du-Rhône et autres) » 726 . Les associés avaient prévu de céder à terme le terrain et les bâtiments au diocèse de Lyon. Un acte du 30 octobre 1919 évoquait une promesse de vente consentie par la Société. Il faut bien remarquer que l’affaire était conclue dans le cercle étroit des relations de Victor Carlhian et qu’elle associait des membres des familles Carlhian et Remillieux, alors que certains ne paraissaient pas à même de supporter le coût du financement. Quels capitaux pouvait apporter le jeune frère de Laurent Remillieux, dont la famille était toujours en proie aux difficultés pécuniaires ? Mais des héritiers du Sillon lyonnais se retrouvaient ainsi mêlés au projet familial de Laurent Remillieux., l’association contribuant à sceller les ambiguïtés de départ.
Comme dans les autres cas évoqués, le financement de la nouvelle paroisse avait donc été pris en charge par des membres de la bourgeoisie lyonnaise. Pourtant, l’entreprise se différenciait ici des autres fondations. Les investisseurs n’entretenaient au départ aucun lien avec le territoire qu’ils avaient élu. Leurs affaires commerciales ou industrielles les tenaient loin de l’Est lyonnais dévolu aux nouvelles industries et ils ne possédaient dans le quartier aucune propriété. Les ouvriers qui étaient venus s’installer dans le quartier du Transvaal, près des entreprises qui les avaient embauchés, comme les autres habitants des lieux, leur étaient étrangers. Les résidences professionnelles et privées des Carlhian, des Le Gros, de Georges Dubié, d’Henri Colin, les fixaient résolument dans le centre de la ville. Certains membres de la Société ne vivaient même plus à Lyon. Ce complet rapport d’extériorité était déjà en soi inhabituel. Les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban ne connaissaient pas la population qu’ils désiraient encadrer et ne détenaient aucun intérêt économique, matériel, sur le futur territoire paroissial. Ils se démarquaient aussi par leur passé de militants sillonnistes de la bourgeoisie catholique lyonnaise à l’origine des autres projets, qu’il s’agît de notabilités introduites dans les milieux dirigeants de la ville ou de propriétaires et d’industriels plus modestes implantés dans les quartiers concernés. Certes, l’idéologie catholique sociale pouvait leur insuffler une inspiration commune et leur vision d’une ville à évangéliser les rassembler. Les apparences et l’institutionnalisation de leur action religieuse plaidaient en faveur d’une communauté d’expériences. La conception des bâtiments paroissiaux rappelait aussi les autres cités paroissiales que les catholiques tentaient d’établir dans les quartiers neufs dépourvus de tout équipement religieux : ce terme de cité paroissiale était d’ailleurs employé pour désigner l’église, les maisons d’œuvres et les écoles en construction sur les terrains achetés par la Société civile immobilière de Montvert. Victor Carlhian espérait néanmoins encore que la paroisse à laquelle il donnait son temps et son argent demeurerait l’alibi du groupe de laïques qui s’installait sur son territoire. La marginalité de cet espace, à la périphérie de Monplaisir, éloigné des centres des pouvoirs urbains et religieux semblait même conforter la possibilité de l’expérimentation. Victor Carlhian achetait une maison qu’il comptait habiter périodiquement avec sa famille pour suivre de plus près la réalisation de son projet.
L’achat d’un terrain en août 1919 précéda la pose de la première pierre, bénite le 23 novembre 1919, dans un endroit qu’on dut par la suite abandonner parce qu’il contrevenait au plan d’extension de la ville de Lyon. L’organisation progressive de la voirie, comme l'établissement de la Faculté de médecine, près du nouvel hôpital à la fin des années 1920, modifièrent l’occupation des sols et obligèrent les fondateurs de la paroisse à s’adapter aux nouvelles orientations de l’urbanisme lyonnais. Ainsi la famille Carlhian céda à la ville de Lyon la propriété occupée chemin Saint-Alban et fit construire une nouvelle maison en bordure du boulevard Ambroise Paré que l’on commençait à aménager. Mais ces péripéties n’affectèrent pas fondamentalement la disposition et l’emplacement initialement prévus pour les bâtiments paroissiaux. Victor Carlhian avait fait appel à deux architectes à l’origine de deux projets différents. Le premier de ces projets n’a pas été retenu, certainement en raison de sa trop grande ambition et du coût financier qu’elle supposait. Les locaux se fondaient dans un ensemble intégré qui recouvrait une vaste surface. L’emprise territoriale de la paroisse se serait révélée démesurée par rapport à la population à encadrer. Les discussions poursuivies par correspondance entre Laurent Remillieux et Victor Carlhian dévoilaient les motivations de chacun et laissaient deviner leur divergence. Alors que le prêtre ne décelait aucun inconvénient à l’intégration de tous les bâtiments dans un même ensemble paroissial, le laïc tentait de ménager une autonomie au groupe de laïques, porteur de son projet initial. Il essayait résolument de dissocier la « partie réservée aux œuvres extra-confessionnelles, œuvres laïques ou économiques », qui pourraient comprendre « une maison du peuple ou une société d’habitations ouvrières ou tout ce qui […] [devait] être distingué des œuvres proprement religieuses c’est-à-dire de celles dirigées par la hiérarchie » 727 . L’église, le presbytère et son jardin, les écoles de garçons et de filles et leurs cours de récréation, et même la maison d’institutrices, étaient laissés au contraire dans le domaine paroissial.
Pour justifier la création paroissiale, l’ordonnance épiscopale du 15 octobre 1924 résumait à son tour les arguments systématiquement usités dans ces circonstances et qui avaient été déjà largement répandus par les initiateurs cléricaux du projet :
‘« Attendu que le quartier de Vinatier-Transvaal à Monplaisir forme une agglomération assez dense et distante des églises paroissiales ;Ce texte type ne se différenciait en rien des autres ordonnances d’érection paroissiale et en reprenait, mot pour mot, les termes. La nature du document, officiel et administratif, l’exigeait. Mais il est intéressant de constater combien les débats qui l’avaient précédé s’étaient coulés dans cette exigence normative. Jamais Laurent Remillieux n’avait utilisé d’autres arguments que ceux de l’institution. A partir de 1919, sa préoccupation principale avait porté sur la définition du territoire paroissial et sur son insertion dans le maillage catholique de l’espace urbain. Il s’était notamment battu pour intégrer dans la future paroisse une partie de Notre-Dame de Bon Secours, subordonnant à cette condition la cohérence et l’efficacité de son apostolat paroissial. L’influence de Notre-Dame Saint-Alban, si ce n’était sa légitimité aux yeux d’une institution qui justifiait toute création paroissiale par des critères géographiques et démographiques, en dépendait. Il montrait bien par là qu’il avait fait sienne la logique institutionnelle et qu’il s’éloignait toujours plus du projet initial de Victor Carlhian. Pour exister, ce dernier n’aurait pas eu besoin d’un territoire plus grand ni d’un nombre plus important de paroissiens, autant d’éléments qui risquaient au contraire de gêner sa réalisation puisqu’en englobant une partie de la paroisse de Montchat, le territoire paroissial ne correspondait plus à une population homogène à qui l’on pouvait prêter les mêmes besoins religieux. D’ores et déjà, la paroisse qui devait accueillir le groupement de laïques en vue de couvrir ses activités développait sa propre logique. La multiplication des acteurs, anciens sillonnistes, femmes à la recherche d’une nouvelle identité religieuse et militante, intellectuel laïc désirant définir une nouvelle modalité de présence catholique au monde, clerc fidèle à la mission institutionnelle de l’Eglise, introduisait des forces centrifuges qui brisaient la linéarité de l’histoire paroissiale en train de naître. Chaque groupe investissait d’intentions différentes le terrain paroissial mais commençait finalement par s’en remettre au clerc désormais légitimé par son pouvoir curial. Cautionné par l’institution, Laurent Remillieux avait entraîné ses compagnons sur son terrain.
Ces faits expliquent largement que l’optimisme, qu’avait manifesté la correspondance de Laurent Remillieux et de Victor Carlhian dans les mois qui suivirent la fin de la guerre et qui avait porté les préparatifs de l’année 1919, se fût effacé dès 1920. Les réserves exprimées unilatéralement par Victor Carlhian étaient chargées d’amertume non dissimulée à partir de 1922. Le 13 novembre 1922, le laïc éprouvait le besoin d’écrire à celui qui était encore considéré comme son « cher ami » une lettre proposant une mise au point très claire, officialisant leurs dissensions 728 . Ces dernières portaient, d’une part, sur la gestion du groupe de laïques qui s’était finalement installé auprès de Laurent Remillieux à Saint-Alban et, d’autre part, sur la priorité accordée par le clerc à son apostolat paroissial au détriment de leur projet initial. Le prétexte de cette mise au point était fourni par l’entrée, informelle et provisoire, au sein de L’Association, de la nièce de Victor Carlhian, Jeanne Le Gros, venant remplacer un membre du groupe. Les femmes de L’Association rencontraient de fait leur première crise 729 . Selon Victor Carlhian, elle était due à une défaillance individuelle, la personne en question n’ayant pas intégré toutes les règles de la vie communautaire et ne répondant pas aux exigences de la mission qui lui avait été confiée. Il préconisait donc son éloignement, au moins pour quelques mois. Mais il reprochait à Laurent Remillieux, qui avait ignoré ses multiples avertissements – il citait des lettres envoyées en avril et en novembre 1920 –, de n’avoir pas su prévenir ni gérer la crise. Il ne comprenait pas comment une femme qui avait évolué sous la direction spirituelle de l’abbé Remillieux pendant six ans, dans le cadre du groupe de laïques réuni depuis 1917, ait pu se méprendre à ce point sur les perspectives et les contraintes de son action religieuse. Il était prêt à intervenir et à lever toute ambiguïté sur le sort qui devait être réservé à celle qui transgressait les règles établies. Pourtant, il se sentait désormais marginalisé : la situation lui avait échappé car on l’avait exclu du fonctionnement du groupe qu’il avait lui-même fondé. Il mettait en cause la responsabilité de « Mlle D. », autrement dit d’Ermelle Ducret, qui n’avait pas jugé opportun d’alerter les deux hommes puis qui avait refusé de leur apporter les informations nécessaires une fois le problème rendu public. Il accusait aussi Laurent Remillieux de l’avoir, soit délibérément, soit par négligence, tenu à l’écart. Il lui rappelait son rôle dans la conception et la réalisation du projet initial qui les avait amenés à travailler ensemble.
‘« Je regrette d’avoir été réduit depuis trois ans au seul rôle de philanthrope, rôle qui me va assez mal et que je n’aime pas, et d’avoir été obligé de taire (car je n’aurai pas mâché les mots et appelé les choses par leur nom) l’idéal humain que je me fais des personnes que nous voulions aider non seulement matériellement mais intellectuellement et moralement. Il est évident que si j’avais été présent à certaines discussions on n’eusse [sic] pas osé soutenir cela, car j’aurais rappelé des mots, des faits, des idées. » 730 ’Certes, il demandait à Laurent Remillieux de revenir à la franche collaboration qui avait marqué les débuts de leur entreprise. Les divergences étaient normales et il suffisait d’en débattre librement pour trouver entre les différentes parties un accord qui ne lésât personne tout en continuant à poursuivre les objectifs initiaux. Pourtant, le ton même de la lettre rendait compte de la désillusion de son auteur. L’annonce de l’arrivée de sa nièce était accompagnée d’une mise en garde manifeste : Victor Carlhian exigeait de Laurent Remillieux un engagement écrit qui l’obligeât à une réserve qui ne semblait pas relever des agissements habituels du personnage.
‘« On vous a dit hier que ma nièce Jeanne consentait à venir remplacer quelque temps Mlle MH. M. Avant que la chose ne se fasse, je désirerai eu égard à la situation délicate où nous sommes placés vis-à-vis d’elle et de ses parents, qu’il soit entendu que vous preniez l’engagement d’honneur de ne rien solliciter d’elle ou de ses parents pour Notre-Dame Saint-Alban ou L’Association. Nous serions fâchés que vous demandiez fût-ce un centime pour les deux œuvres et nous comptons sur votre entière discrétion à ce sujet. Toute demande directe ou indirecte pouvant avoir les plus fâcheux résultats. Voudriez-vous bien m’écrire que vous n’hésitez pas à prendre un pareil engagement.Rien ne subsistait de la confiance des premiers temps de leur relation. Lié par sa fidélité aux engagements passés, Victor Carlhian continuait à servir les intérêts de Laurent Remillieux alors que ce dernier avait dévoyé son projet. Il l’accusait implicitement d’abuser de la prodigalité de sa famille et de ses relations. L’argent cristallisait les tensions. Il agissait comme un révélateur des incompréhensions mutuelles. Victor Carlhian n’abandonnait cependant pas encore la partie, rappelant Laurent Remillieux à ses obligations et cherchant à limiter son influence sur le groupe de laïques. Il démontrait ainsi qu’il lui était impossible de contrôler tous les aspects de son fonctionnement. S’il assurait la direction spirituelle et la formation religieuse des laïques, rôle qui lui avait été confié dès 1917, il devait déléguer les fonctions d’autorité : les responsabilités d’admission, de renvoi, les charges financières, l’organisation de la vie pratique ne pouvaient lui incomber. Victor Carlhian enrobait ces remarques de précautions oratoires, il lui recommandait, avec diplomatie, de réfléchir à ses suggestions et de considérer l’intérêt de l’œuvre tout comme la nécessité de concilier les diverses tâches qui l’accaparaient désormais. Il le renvoyait habilement à l’importance de sa mission paroissiale, pour laquelle il ne dépendait que de sa conscience et de ses supérieurs. Mais rien n’y faisait : sa volonté d’exposer les différends, de faire jaillir les conflits, de réclamer des engagements écrits disait aussi le leurre qui les avait conduits jusqu’à Saint-Alban. Avant même l’érection canonique de Notre-Dame Saint-Alban, Victor Carlhian mesurait enfin l’ampleur du malentendu à la source de sa collaboration avec Laurent Remillieux. Il contribuait néanmoins à fonder une histoire, dont le développement lui échappait, mais dont on ne pouvait plus l'évincer complètement alors que toutes les réalisations étaient suspendues à ses capacités de financement.
Le coût des opérations allait en effet être supporté principalement par Victor Carlhian, soutenu par Victor Le Gros. Eux seuls étaient cités par Laurent Remillieux dans une note au brouillon retraçant l’histoire de la fondation de Notre-Dame Saint-Alban :
‘« L’église était construite grâce à la chrétienne générosité de M. et Mme Le Gros en souvenir de Maurice Le Gros, un de leur fils, mort à vingt ans, en 1923 ; grâce aussi à la constante générosité de M. et Mme Carlhian, demeurant 19 chemin Saint-Alban, desquels la paroisse doit son existence. » 731 ’En fait le passage était biffé et les informations qu’il livrait seraient retirées du texte destiné à être communiqué aux paroissiens, de la même façon que l’anonymat des donateurs était systématiquement préservé dans toutes les sources émanant de l’institution ecclésiale. Les besoins de la paroisse en fondation se contentaient de susciter « des générosités » 732 qui rendaient possibles les réalisations. Mais dans le même temps, les feuilles distribuées aux habitants du quartier et envoyées, au-delà des limites paroissiales, aux personnes susceptibles de s’intéresser à l’entreprise, étaient tirées par l’imprimerie de « La Source », encore financée par Victor Carlhian. Certes, les besoins dépassaient les possibilités de ce dernier et de sa famille, et les appels à soutenir la nouvelle œuvre paroissiale se répétaient. En décembre 1924, une « souscription concernant l’ameublement et la décoration de la nouvelle église » restait ouverte. Il fallait doter le chœur, la sacristie, l’église, de bancs et de chaises, de confessionnaux et d’un orgue, de tous les objets nécessaires au culte, songer aux appareils de chauffage et à leur installation, à l’éclairage, etc. La feuille de souscription individualisait chaque poste et proposait une catégorie « souscription générale » où seraient inscrits les dons de ceux qui ne spécifiaient pas l’affectation des sommes qu’ils faisaient parvenir à l’abbé Remillieux contre un accusé de réception. L’appel « à la générosité traditionnelle des catholiques lyonnais » était justifié par la multiplicité des intervenants et des œuvres mises en place à Notre-Dame Saint-Alban. Il relançait le geste du « peuple chrétien qui prenait part à la construction des cathédrales en y traînant lui-même les pierres », autre manière de renouer le lien avec l’idéal tutélaire d’une chrétienté médiévale qui imprégnait encore l’imaginaire catholique. Accroître le nombre des souscripteurs apparaissait aussi comme un moyen pour Laurent Remillieux de se délivrer de l'ascendant de Victor Carlhian, qui ne pourrait plus ainsi lui reprocher l’absence de contrepartie de sa dépendance financière. En renversant définitivement le rapport de force en sa faveur, le prêtre pourrait en toute impunité sortir des termes du contrat et recouvrerait une entière liberté d’action et de décision. L’espoir n’en demeurait pas moins hypothétique et illusoire tant l’apport financier de Victor Carlhian demeurait primordial. De plus, les autres sources de financement continuaient à être assujetties aux ramifications d’un réseau relationnel largement contrôlé par l’industriel, qui les renvoyait à leur passé sillonniste commun, puisque c’était encore au sein de ce réseau sillonniste que Laurent Remillieux semblait trouver les autres appuis matériels disponibles.
Les sillonnistes lyonnais, ceux qui avaient survécu à la guerre, pouvaient trouver en Notre-Dame Saint-Alban un nouveau lieu de rassemblement indépendant de la militance poursuivie dans le cadre de la Jeune République. La jeune génération qui désirait s’investir dans une lutte politique, que leur ancien dirigeant délaissait, ne reniait pas les fidélités passées. La paroisse contribuait probablement à préserver le lien avec l’idéal sillonniste qui les avait guidés, alors qu’ils avaient dû abandonner l’idée d’associer actions religieuse et politique dans une même militance. Tandis que Notre-Dame Saint-Alban avait été conçue pour abriter une communauté réunissant essentiellement des militantes du Sillon catholique féminin, qu’elle était fondée par des membres de leur ancien groupe et qu’elle était conduite par le frère d’une de leurs figures emblématiques, elle accomplirait leur idéal de la foi catholique tandis qu’ils mèneraient sur un autre terrain le combat pour la démocratie chrétienne. Mais la fondation religieuse était investie d’une autre valeur, peut-être plus opérante. Réunissant des survivants, ce lieu de prières et de recueillement spirituel, qui mettait en contact les vivants avec les morts, permettait de reconstruire l’unité du groupe anéantie par la guerre. Comme pour réconcilier les parties en présence qui s’affrontaient, la paroisse se construisait sur le culte des morts de la guerre, des morts de ces familles au passé sillonniste commun, prolongeant encore en cela les liens noués avant 1914 et proposant finalement par là aussi une occasion de rencontre avec la population du territoire paroissial qui pleurait ses propres morts.
Pierre-Yves Saunier, « L’Eglise et l’espace de la grande ville au XIXe siècle : Lyon et ses paroisses », Revue historique, 1992, n° 584, p. 321-348.
Ibid., p. 344.
Ibid.
Plaquette Paroisse Notre Dame de Bellecombe, 100 ans de vie, 1897-1997, 17 p., p. 2-3.
Ibid., p. 5.
Les informations recueillies sur cette dernière paroisse sont extraites de l’ouvrage de Louis Jacquemin, Histoire des églises de Lyon, Villeurbanne, Vaulx-en-Velin, Bron, Vénissieux, Saint-Fons, Lyon, Elie Bellier Editeur, 1985, 363 p., p. 45-46.
« Ordonnance érigeant la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban », 15 octobre 1924, Papiers de la paroisse Saint-Maurice de Monplaisir. L’ordonnance a été publiée dans La Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 24 octobre 1924, p. 347-349.
Texte écrit par l’abbé Seyve, intitulé « Bénédiction de l’oratoire de Saint-Alban », daté du 14 octobre 1919, Papiers paroissiaux de Saint-Maurice de Monplaisir, conservés à la cure.
Copie d’une note de Laurent Remillieux, datée du 16 novembre 1919, Papiers paroissiaux de Notre-Dame Saint-Alban conservés à la cure, dossier « Fondation ».
Louis Jacquemin, Histoire des églises de Lyon,…, op. cit., p. 50.
Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 24 octobre 1924, « Chronique diocésaine », p. 351.
Copie des statuts de la Société civile immobilière de Montvert, Papiers paroissiaux de Notre-Dame Saint-Alban conservés à la cure, dossier « Fondation ».
Lettre de Victor Carlhian à Laurent Remillieux, datée du 31 juillet 1919, Papiers Remillieux.
Note sur le quartier du Vinatier écrite par Laurent Remillieux, non datée, Papiers Remillieux.
Lettre de Victor Carlhian à Laurent Remillieux, datée du 31 juillet 1919.
Lettre de Victor Carlhian à Laurent Remillieux, datée du 13 novembre 1922, Papiers Remillieux.
Les circonstances de la crise ne sont pas explicitées. Victor Carlhian fait tacitement référence à des personnes et à des événements, en insistant sur le désaccord qui l’oppose à Laurent Remillieux mais sans jamais tenir de propos clairs.
Lettre de Victor Carlhian à Laurent Remillieux, datée du 13 novembre 1922.
Note écrite par Laurent Remillieux, non datée (entre 1923 et la fin des années 1920, avant l’expropriation des Carlhian de leur première demeure du chemin Saint-Alban), conservée à la cure, Dossier « Fondation ».
Feuille d’invitation aux cérémonies des dimanche 19 et 26 octobre 1924, Papiers conservés à la cure de Notre-Dame Saint-Alban, dossier « Fondation ».