Deuxième partie : DU DISCOURS, DE L’HISTOIRE ET DE LA RÉALITE
Où une micro-histoire religieuse de la périphérie urbaine servira l’histoire critique d’une paroisse mythique

L’expérience de l’espace
« La démarche micro-historienne est profondément différente dans ses intentions comme dans ses procédures [de la monographie]. Elle pose en principe que le choix d’une échelle particulière d’observation produit des effets de connaissance et qu’il peut être mis au service de stratégies de connaissances. Faire varier la focale de l’objectif, ce n’est pas seulement faire grandir (ou diminuer) la taille de l’objet dans le viseur, c’est en modifier la forme et la trame. Ou pour recourir à un autre système de références, jouer sur les échelles de représentation en cartographie ne revient pas à représenter une réalité constante en plus grand ou en plus petit, mais à transformer le contenu de la représentation (c’est-à-dire le choix de ce qui est présentable). Notons d’emblée que la dimension « micro » ne jouit, à cet égard, d’aucun privilège particulier. C’est le principe de la variation qui compte, non le choix d’une échelle particulière ». 1

La première partie de la thèse a soumis au lecteur le fondement de l’histoire. La deuxième doit maintenant montrer ses développements, décrire et expliquer les réalisations et le fonctionnement d’une paroisse particulière mais peut-être exemplaire. Autrement dit, il faut tenter de dire ce qui s’est passé. Approcher la réalité d’une paroisse missionnaire installée dans la périphérie de la grande ville : l’objet semble désormais évident. Mais au commencement de mes recherches, l’évidence était à retrouver et à construire. La crainte de ne produire qu’un travail d’intérêt local, une monographie historiographiquement dépassée, se combinait à l’attrait exercé sur l’historien par les dimensions plus nationales de Notre-Dame Saint-Alban : sa participation au changement catholique à travers les rencontres œcuméniques, les discussions engagées sur le laïcat consacré, son rôle dans le rapprochement franco-allemand, etc. De la pratique pastorale, on a surtout retenu la rénovation liturgique et le traitement réservé au problème de l’argent. Voilà encore une fois repris le discours sur la paroisse-carrefour des initiatives catholiques, sur la paroisse-pilote. Submergée par des sources secondaires louant le modèle missionnaire qu’offrait Notre-Dame Saint-Alban, je ne parvenais finalement pas à m’affranchir des discours pour tenter de retrouver une réalité même fragmentaire. Mais je ne pouvais pas plus me résoudre à proposer seulement un examen de discours catholiques univoques. Il est bien sûr nécessaire de s’interroger sur le regard réflexif que les acteurs catholiques ont porté sur leur histoire : comprendre leur projet de reconquête catholique, envisager leur stratégie et les moyens mis en place. Mais comment oublier que ces acteurs catholiques avaient investi un espace urbain peuplé d’individus, auxquels ils s’adressaient, mais qui ne répondaient pas forcément ou en tout cas ne se conformaient pas nécessairement à leur projet missionnaire ?

Déplacer le regard vers les autres acteurs du quartier, qui fréquentaient ou non la paroisse, relevait d’une nécessité intellectuelle et méthodologique, une fois exprimé le désir d’échapper au discours catholique. L’étude urbaine et sociale de l’espace dans lequel s’étaient insérés nos catholiques missionnaires s’est logiquement imposée. Par des glissements successifs, de l’analyse du fonctionnement et des évolutions d’un espace urbain à celle de l’organisation d’un espace qui est aussi social et des relations qui le structurent, je suis passée des lieux aux individus. Je définis alors, dans ma volonté de démonstration, un axiome de départ qui bousculait l’évidence jusque-là détenue : le groupe des catholiques fondateurs et animateurs de la paroisse ne devait pas retenir une attention exclusive. Tenter d’écrire une histoire religieuse de la périphérie urbaine requiert la prise en compte de tous les acteurs de cet espace. Les différents discours catholiques tenus sur Notre-Dame Saint-Alban invitent à l’examen d’un modèle de paroisse missionnaire. L’historien doit essayer d’approcher au mieux une réalité vécue par les habitants du quartier. Il doit raconter l’histoire religieuse des gens ordinaires d’une périphérie urbaine.

Jean Mopon fit partie des premiers paroissiens engagés dans les activités de Notre-Dame Saint-Alban. En 1922, il était le secrétaire du Petit Cercle d’Etudes, affilié à la Fédération des groupes d’études regroupant environ 80 groupes dans la région lyonnaise. L’objectif de « formation individuelle morale et religieuse par l’enseignement mutuel » allait de pair avec une volonté « d’apostolat religieux et social » qui devait affirmer la force d’un christianisme de conquête 2 . En 1924 et 1925, on retrouve Jean Mopon comme président du Petit Cercle. Il intervint à plusieurs reprises sur des thèmes chers au catholicisme social ou pour retracer ses souvenirs d’un pèlerinage à Lourdes. Aîné d’une famille de trois garçons, il résidait en ce début des années vingt chez son père, Benoît Mopon, au 15 du Chemin de Monplaisir à Saint-Alban. Ce père, originaire de l’Isère, employé de commerce dans l’entreprise Vachon-Bavoux, fabricant en parfumerie, louait cette maison à son patron. Lui-même, né en 1903 à Lyon, travaillait comme employé de commerce, mais dans une entreprise métallurgique. Aux côtés de Jean Mopon, d’autres noms apparaissent dans les papiers évoquant des groupes de paroissiens actifs dans les premières années de Notre-Dame Saint-Alban. Ils représentaient une trentaine de personnes dans un quartier dont la population était estimée à quatre mille habitants environ. Chercher des informations sur leur identité, leurs origines, la place qu’ils occupaient dans la société, leur intégration dans la ville qu’ils habitaient revient à alimenter l’explication de leur engagement dans les activités paroissiales. En quoi ressemblaient-ils aux autres résidents du quartier ou en quoi en étaient-ils différents ?

Luigi Bertotto habitait aussi le quartier en 1921 3 . Italien du Piémont, il était né en 1864 à Front, dans le Canavese (province de Turin), et avait épousé une femme de Rivarossa, un village situé à cinq kilomètres de là. Dès 1911, on retrouve une trace de sa présence dans le quartier du Transvaal grâce aux listes nominatives du recensement. Trois enfants vivaient avec le couple au 10 de la rue Longefer. Madeleine avait vu le jour comme sa mère à Rivarossa. Mais la deuxième, Lucie, était née en 1902 en France, à Rive-de-Gier. L’installation de la famille dans le quartier devait être récente comme nous le laisse supposer le lieu de naissance du petit dernier : Pierre, quatre ans, était né à Villeurbanne. Les modalités du premier séjour en France de Luigi Bertotto nous échappent : était-il d’abord venu seul pour un séjour temporaire, laissant sa femme en Italie ? L’émigration avait-elle eu lieu dès le départ en famille ? Toujours est-il qu’avant de louer un appartement dans ce quartier de Lyon, les Bertotto avaient séjourné dans au moins deux autres villes industrielles, un centre secondaire de la Loire, puis une banlieue de Lyon, parcours assez conforme aux règles de la mobilité géographique ouvrière. De surcroît, en 1911, étaient recensés dans le ménage Bertotto, outre les parents et les enfants, deux jeunes hommes, probablement des neveux de Luigi Bertotto. En fait, à la même adresse, dans le même immeuble donc, on découvre un autre ménage Bertotto : le chef de famille, Giuseppe, pourrait bien avoir été un fils de Luigi, marié à une Italienne de Traversella, et hébergeant une belle-sœur mariée. L’émigration avait bien été pour les Bertotto une histoire familiale. Si certains membres de la famille n’apparaissent plus après la guerre dans nos sources, d’autres vinrent au contraire renforcer le clan Bertotto.

En 1921, Luigi Bertotto possédait au 10 bis de la rue Longefer une maison mitoyenne à celle qu’il louait depuis plusieurs années. Il partageait cette habitation avec Dominique (probablement son fils) et Catherine Bertotto, qui avaient une fille, née en 1914 à Lyon. Cette propriété ne fut pas enregistrée par le service du cadastre, mais ce sont les Archives de la Justice de Paix qui ont livré son existence. Au printemps 1921, une plainte avait été déposée contre Luigi Bertotto par le propriétaire du 10 et l’affaire passait en jugement. Ce dernier, démobilisé, entendait reprendre le logement pour l’habiter lui-même. Il avait été lié à son locataire par un bail partant du 1er mars 1913 et allant jusqu’au 28 février 1919. Un nouveau bail avait été conclu ensuite, bail que le propriétaire désirait résilier. Les deux hommes s’étaient déjà affrontés l’année auparavant pour un problème de loyer non payé pendant une année de guerre. Le propriétaire fit valoir que Luigi Bertotto ne conservait le logement que dans « un but de lucre » 4  : il sous-louait les lieux la plupart du temps à des proches parents ou à des compatriotes, originaires encore du Canavese. Même si cet exemple restreint ne nous permet pas de parler de chaîne migratoire, le regroupement d’immigrés d’une même famille ou possédant la même origine géographique paraît familier. Ces Italiens appartenaient à un même réseau relationnel et cette appartenance impliquait des relations de solidarité dès lors que l’on se retrouvait dans un pays étranger. Ceux qui étaient déjà installés procuraient au moins des points de repère. Dans les années qui suivirent, Luigi Bertotto continua à loger d’autres Italiens. Le ménage, dont il était le chef, conserva toujours sa structure de type étendu.

On ne sait pas dans quelle entreprise était employé Luigi Bertotto comme manœuvre. On sait cependant d’après les recensements de 1921, 1926 et 1931 qu’il demeura manœuvre pendant toute sa vie active en France et qu’il conserva sa nationalité italienne. Il ne fut pas mobilisé pendant la Première Guerre mondiale et son nom n’apparaît jamais sur les listes électorales de la ville de Lyon. En 1936, Luigi et Annette Bertotto ont disparu des listes nominatives : le ménage a-t-il été victime d’une omission de l’administration ou a-t-il quitté Lyon, peut-être pour retourner en Italie une fois venu le temps de la retraite ? En revanche, leur fils Pierre, qui devint polisseur sur métaux et acquit donc une qualification professionnelle, épousa une Française et participa à la vie politique française, comme nous le prouve son inscription sur les listes électorales de 1931 et 1936. Ces quelques éléments nous renvoient à un exemple d’intégration apparemment réussi de la deuxième génération de l’immigration italienne. Pierre Bertotto épousa en 1932 Marcelle Forestier, née à Paris et habitant au 33 de la rue Longefer. La cérémonie religieuse fut célébrée, dans la paroisse Notre-Dame Saint-Alban, par l’abbé Remillieux le 31 décembre 1932. Le 5 octobre 1936, naquit de cette union Marie-Louise, baptisée le 24 janvier 1937.

D’autres membres de la famille Bertotto apparaissent encore à d’autres occasions dans les registres paroissiaux. Pourtant, une note écrite par le vicaire de la paroisse en décembre 1949, au moment des funérailles religieuses de Dominique Bertotto, nous apprend que cette famille n’était pas des plus pratiquantes et n’entretenait avec le catholicisme qu’un rapport distancié :

‘« Monsieur Bertotto était malade depuis quatre ans. Ouvrier d’origine italienne. Il ne pratiquait pas régulièrement, mais avait une grande sympathie pour le Père Remillieux. Il est mort à Grange-Blanche après huit jours de coma. Il avait encore sa mère en Italie. Il laisse son épouse seule mais qui a de la famille à Lyon et même sur le quartier. » 5

Ces lignes renforcent d’ailleurs l’hypothèse du retour en Italie des parents. Elles montrent surtout que les Bertotto, s’ils n’étaient pas des inconnus pour le clergé de la paroisse, n’appartenaient pas pour autant au groupe des paroissiens actifs. Et cette famille semble bien représentative de la majorité des habitants du quartier, inscrits dans les registres paroissiaux parce qu’ils ont eu recours à la religion à des moments particuliers de leur vie, pour les grands rites de passage.

Mais pourquoi Simon Dorio, né en 1877 à Toulouse dans la Haute-Garonne, qui habitait une maison au 43 de la rue Seignemartin en 1936, a-t-il choisi des funérailles civiles pour sa femme décédée en 1944, alors que le mariage religieux de leur fille Marguerite avait été célébré en 1929 à Notre-Dame Saint-Alban ? Pourquoi la famille d’Adeline Dronchat, décédée en 1945 à l’hôpital de Grange-Blanche et qui résidait dans le quartier depuis au moins 1926, a-t-elle décidé d’organiser les funérailles religieuses dans une autre paroisse ? Pourquoi Pierre Dussap, domicilié sur le territoire de Notre-Dame Saint-Alban, après avoir fait sa confirmation à la paroisse de Monplaisir la Plaine, a-t-il rejoint la troupe scoute de sa paroisse ? Pourquoi Marcelle Bernardino, domiciliée à la fin des années 1920 dans un garni de la rue du Quartier Neuf, ne croisa-t-elle jamais l’histoire de la paroisse, alors que Joanny Griffini, retrouvé à la même adresse, y fit baptiser sa fille en 1942 ? La variation des interrogations peut se poursuivre à l’infini et finalement poser le problème de la validité des expériences individuelles. Comment concilier le particulier, dont l’observation alimente la tentative de reconstruction d’un réel passé mais qui n’enseigne que l’unique, et le travail de l’historien à la recherche de pratiques moyennes et d’explications générales ? Cette « contradiction entre statistique et biographie réelle », Jean-Luc Pinol l’a explorée dans sa thèse et l’a résolue en essayant de « faire les deux afin de donner toujours un support individuel au portrait moyen » 6 . Je me contenterai de suivre son exemple, amplement justifié par la réflexion historiographique menée autour de ce thème 7 .

Les quelques itinéraires que j’ai reconstruits pour ouvrir cette deuxième partie m’ont d’abord permis de poser concrètement (si l’on peut utiliser cet adverbe dans le cadre d’une opération éminemment intellectuelle) les questions que tout historien soucieux d’étudier les pratiques religieuses contemporaines du premier vingtième siècle a été amené à envisager, au-delà d’une évaluation des taux de pratique. Qui a recours à la religion ? Quand ? Pourquoi ? Autrement dit, à quels âges de la vie le recours à la religion intervient-il, comment départager le régulier de l’exceptionnel ? Quels sont les usages du sacré dans la ville contemporaine et comment définir leur signification ? Quelle la relation les catholiques entretiennent-ils avec la paroisse de leur quartier ? Ces interrogations ne présentent aucune originalité. La nouveauté réside dans la démarche adoptée : serrer au plus près des histoires individuelles insérées dans celle d’un micro-espace pour nourrir les réponses. Car les comportements individuels de pratique religieuse des catholiques réfléchissent aussi le rapport que chaque individu établit avec la religion et le sacré, autrement dit, ils renseignent sur son rapport à la vie et à la mort, au monde et aux autres, en un mot, au réel.

Les histoires de Jean Mopon ou de la famille Bertotto auront aussi servi à introduire le problème de la diversification des sources et des démarches que l’historien du religieux doit accepter pour mener à bien un tel projet de recherche. La constitution d’une base de données rassemblant des informations sur les habitants du quartier a permis le traitement informatique de données sérielles reconstruisant des images du quartier à des années précises et présentant ses évolutions dans l’entre-deux-guerres. Elle a aussi facilité le suivi de quelques familles pour des analyses de cas. C’est sur elle que repose l’essentiel de la deuxième partie. Le croisement des sources classiques de l’histoire sociale et urbaine 8 avec celles de l’histoire religieuse a débouché sur des expérimentations nouvelles : vérification d’hypothèses depuis longtemps formulées sur les pratiques religieuses différentielles, construction d’une typologie des catholiques selon leur usage du sacré, cette fois à partir de cas réels, cartographie d’un micro-espace mettant en relation ces mêmes données d’histoire urbaine, sociale et religieuse pour donner à voir des résultats, pour faire jaillir de nouvelles hypothèses ou pour contredire les anciennes 9 . On écrit l’histoire pour démontrer les évidences ou les bousculer. Quand on possède un sujet, il faut savoir regarder ailleurs. L’ailleurs de mon sujet demeurait paradoxalement dans l’ici d’un quartier qui n’était jamais apparu dans toutes ses virtualités.

Cette deuxième partie sera donc d’abord centrée sur l’espace délimité par le territoire de la paroisse et sur les individus qui l’habitèrent. Je présenterai, dans un premier chapitre, le quartier 10 et ses occupants tels qu’ils se présentèrent aux initiateurs de la paroisse au début des années 1920, puis les évolutions que le territoire paroissial a connues dans sa morphologie et son occupation, essentiellement dans la période de l’entre-deux-guerres. Ce chapitre d’histoire urbaine fournit un préalable indispensable à la compréhension du fonctionnement de Notre-Dame Saint-Alban puisqu’il nous invite à réfléchir sur les réalités sociales du public paroissial, sur sa diversité et ses recompositions. Au-delà de la scène d’exposition proposant une tentative de reconstitution d’un espace périphérique en cours d’urbanisation, le lecteur est convié à une analyse de la perception de cette réalité par les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban. La confrontation des sources classiques de l’histoire urbaine et sociale aux récits de ces fondateurs et aux autres documents qu’ils ont pu produire permet d’explorer l’idée que ces catholiques avaient élaborée de la périphérie de la grande ville. Ce discours, mêlant aux préjugés et aux fantasmes intériorisés les observations empiriques quotidiennes, semble en fait conditionner l’investissement paroissial de l’espace social ainsi déchiffré. Envisager les relations que les cadres de la paroisse entretiennent avec cet espace apporte à l’étude des stratégies missionnaires une autre dimension. On ne cherche plus seulement à rapporter les initiatives pastorales des catholiques aux orientations pontificales, à examiner l’adaptation de l’Eglise catholique au monde moderne, à comparer l’expérience religieuse et sociale d’une paroisse lyonnaise à d’autres paroisses ou à d’autres communautés implantées dans des périphéries urbaines. On étudie pour elle-même une expérience particulière et unique en espérant faire jaillir les logiques religieuses et sociales qui relient la paroisse à ses paroissiens et réciproquement.

Le deuxième chapitre s’attachera ensuite à retracer le projet de reconquête chrétienne développé par les fondateurs de la paroisse en évoquant tout à la fois les moyens et les acteurs de cette reconquête espérée. Il faudra bien sûr commencer à mettre en perspective l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban, c’est-à-dire à replacer cette expérience paroissiale dans le contexte de l’histoire du catholicisme des années 1920 aux années 1940, pour chercher à évaluer et à interpréter l’apport spécifique, s’il existe, de la paroisse lyonnaise au renouveau paroissial, thème qui devint primordial au cours de la dernière décennie envisagée. Mais la réflexion ne doit pas s’enfermer dans les logiques internes de l’histoire religieuse. L’histoire sociale ne fournira pas seulement les clés d’une analyse du recours des paroissiens ordinaires à la religion développée dans le dernier chapitre. On retournera encore au discours missionnaire pour en examiner cette fois la logique sociale. La mission qu’accomplissaient ces catholiques sociaux dans la périphérie urbaine, loin de recouvrir seulement une visée religieuse, était animée d’un projet plus global, conforme à la vision que les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban possédaient de l’espace qu’ils investissaient. La réflexion doit donc repartir des conclusions tirées de l’analyse de la représentation du territoire paroissial, développée au cours du quatrième chapitre, pour faire aboutir l’histoire sociale du projet missionnaire. Au vide urbain qu’ils crurent rencontrer, les catholiques tentèrent d’imposer un ordre social informé par leurs valeurs, des valeurs qui renvoyaient plus à leur propre fonctionnement social qu’à leur rapport au surnaturel. Le discours catholique servira donc encore ici de source majeure, mais on s’intéressera à lui en ce qu’il laisse transparaître une vision sociale du monde qui l’entoure, un monde auquel appartiennent de façon dynamique les catholiques, même s’ils cultivent l’impression de leur altérité. La dernière partie du chapitre reconsidère donc l’affaire de la mission sous un autre angle de vue et s’inscrit dans une rupture conceptuelle. S’il s’agit encore de suivre les développements de l’histoire paroissiale telle qu’elle a pu se dérouler sur son territoire, on observera maintenant de l’extérieur le discours catholique et l’on retournera aux outils construits par l’historien pour en assurer la critique.

Mais cette deuxième partie devra aussi se faire l’écho du premier chapitre de la thèse. En saisissant les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban au moment de leur engagement sillonniste, j’ai voulu montrer leur appartenance à un certain réseau du catholicisme social lyonnais et français, ce qui m’a amenée à évaluer leur place au sein de l’Eglise catholique et leur rapport avec le reste de la société. En dressant un inventaire de tous ceux qui, entraînés par leurs relations, sont venus à Notre-Dame Saint-Alban et ont adhéré à l’expérience paroissiale, je recommencerai à dessiner de la même façon les contours d’un réseau catholique. Car la réalité paroissiale ne s’est jamais jouée exclusivement sur le territoire paroissial. Elle s’est aussi nourrie des apports extérieurs et de l’implication, à une autre échelle, de ses fondateurs dans différentes causes du catholicisme contemporain. L’image qui a été renvoyée de Notre-Dame Saint-Alban et de son curé a pourtant opéré des amalgames, comme si le renouveau paroissial avait servi la mission intérieure, qui devait aboutir à la conversion des populations ouvrières de la grande ville déchristianisée, et non l’accomplissement religieux des individus impliqués dans le réseau catholique que recouvraient les relations des fondateurs de la paroisse. Pour appréhender ces glissements et ces amalgames qui sont parvenus parfois à confondre dans un même discours les deux espaces paroissiaux de Notre-Dame Saint-Alban, il faut analyser les intentions des promoteurs du modèle paroissial comme ceux de l’exemplarité des attitudes de l’abbé Remillieux. La critique des discours qui ont été tenus sur la paroisse et sur son curé et qui ont conduit à la construction d’une image idéale accompagnera, ainsi que je l’ai annoncé dans l’introduction générale, toute la partie, car il faudra étudier le cheminement qui, tout au long de la période, a mené vers la cristallisation des années 1940. En 1949, à la mort de Laurent Remillieux, l’utopie paroissiale a déjà été plus largement diffusée que la réalité. La biographie de Joseph Folliet publiée en 1962 se contente en fait de fixer la légende dans la mémoire des témoins. L’étrangeté de Notre-Dame Saint-Alban pour l’historien réside bien dans la construction d’une paroisse mythique par un milieu du catholicisme lyonnais. La résolution de l’équation mêlant aux données du réel celles du discours participe toujours du projet défini pour la deuxième partie, projet qui tourne tout entier autour d’une unité de lieu, le territoire paroissial, et de la confrontation entre les réalités paroissiales et leurs représentations.

Les deux derniers chapitres tenteront d’ailleurs de retourner d’abord à ces réalités et on y développera une réflexion sur les usages sociaux du sacré. Le fait de quitter les fondateurs de la paroisse pour revenir aux acteurs du territoire paroissial est nécessaire dès lors que l’on souhaite observer le comportement religieux de ces derniers comme une réalité distincte des discours tenus sur Notre-Dame Saint-Alban et de sa problématique de rénovation paroissiale. Mais, si le cinquième chapitre doit trouve son unité en se tenant du côté des fondateurs et des promoteurs de la mission, le sixième s'attachera à explorer le versant des usagers de la paroisse, en prenant encore le risque d’un nouveau jeu d’échelles. On procèdera d’abord à l’étude de la fréquentation de la paroisse sous toutes ses formes : l’appréciation quantitative et qualitative de la pratique religieuse au sein du quartier, comme l’identification d’une partie des pratiquants et des militants catholiques, pourront conduire à des analyses de sociologie religieuse et à une typologie des individus ayant un jour fréquenté la paroisse. Pour cette enquête de pratique religieuse, l’historien a dû fabriquer ses propres outils et situer son questionnement dans le cadre d’une histoire sociale et surtout urbaine, puisque là résidait le projet de la partie. On continuera donc à explorer la teneur et les modalités de la rencontre entre les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban, catholiques promoteurs de la mission dans une périphérie de la grande ville, et ceux qui sont définis comme paroissiens par l’institution ecclésiale, mais en évitant de se glisser dans des catégories de pensée construites par des catholiques, relayés parfois par la sociologie et l’histoire religieuses, car il s’agit de livrer d’autres clés de lecture du religieux dans la ville du premier vingtième siècle. On montrera la communauté paroissiale comme une forme de sociabilité dans la ville et on tentera de comprendre les différents recours de ces citadins au sacré en les rapportant à leurs besoins sociaux, mais sans jamais oublier de croiser encore une fois le discours catholique, en premier lieu celui du curé, et les autres sources disponibles, même limitées. C’est dans le septième chapitre que seront présentés les résultats de l’enquête menée sur l’implication de Notre-Dame Saint-Alban dans différents réseaux du catholicisme social. Car cette implication a entraîné la participation à la vie paroissiale des membres de ces réseaux, conférant par là-même aux usages paroissiaux du sacré une dualité, dont l’analyse doit continuer à résoudre l’équation de l’extraordinaire paroissial. Du territoire au réseau, la dualité s’inscrivait dans les logiques de la fondation et assura à Notre-Dame Saint-Alban sa renommée.

Notes
1.

Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », in Jacques Revel (sous la direction de), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, op. cit., p. 19.

2.

L’objectif général d’action du Petit Cercle d’Etudes est mentionné dans une feuille datée du 20 mars 1922 annonçant le programme des « causeries » pour les semaines à venir. « Papiers et correspondance de l’abbé Colin », recouvrant les années 1921-1925, conservés dans les Papiers Folliet au Prado.

3.

J’ai reconstitué le parcours de la famille Bertotto à partir des renseignements fournis par les listes nominatives des recensements de la ville de Lyon pour les années 1911, 1921, 1926, 1931 et 1936 et par les listes électorales pour les mêmes années. J’ai pu trouver d’autres informations en consultant les archives de la Justice de Paix : j’ai notamment retrouvé dans les jugements du 9e arrondissement deux dossiers concernant Luigi Bertotto en 1920 et 1921.

4.

Archives de la Justice de Paix, 7 Up 880, Jugement contradictoire du 31 mai 1921.

5.

Double des registres paroissiaux de 1949, Archives paroissiales.

6.

Jean-Luc Pinol, « Mobilités et immobilismes d’une grande ville : Lyon de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale », Bulletin du Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1989, 1, p.12.

7.

Jean-Luc Pinol renvoie dans sa thèse à Informatique et prosopographie, textes réunis par Hélène Millet, Paris, Editions du CNRS, 1985, 360 p.

8.

En reprenant ce qui a déjà été évoqué : listes nominatives des recensements, listes électorales, matrices cadastrales, registres d’impôts, registres d’Etat civil, registres paroissiaux. L’étude du quartier a aussi donné lieu à des sondages dans les Archives de la Justice de Paix (Série 7 Up) et dans la série 4M des Archives Départementales du Rhône. Toutes les explications concernant la constitution de la base de données, c’est-à-dire la justification des choix méthodologiques, ont été renvoyées dans l’annexe 1.

9.

Sur le sujet de l’usage de la cartographie pour l’étude d’un micro-espace urbain en histoire urbaine et religieuse, se reporter au volume rassemblant le travail cartographique réalisé en collaboration avec Jérôme Chaperon et consulter la communication intitulée « A Study of parish life through urban micro-sociology : A catholic parish in a suburb of a big French city (Lyons) in the twenties », prononcée à la Onzième Conférence Internationale de Géographie Historique qui s’est tenue à Québec du 12 au 18 août 2001 et dont un extrait de la traduction se trouve aussi en annexe.

10.

Le terme de quartier est ici utilisé par facilité rhétorique, sans préjuger de sa réalité urbaine ou de la perception de cette réalité. Je donnerai au fur et à mesure des chapitres de la deuxième partie quelques éléments qui introduiront l’analyse de ces dernières.