CHAPITRE 4 : Un quartier ouvrier dans la ville ?

Le 15 mars 1930, La vie catholique de Francisque Gay consacrait un numéro spécial au problème de l’urbanisation tel qu’il se posait alors à l’Eglise catholique 11 . L’extension de la ville, le développement de banlieues nouvelles imposaient un programme de construction d’églises. Les catholiques devaient assurer la présence de leur religion sur ces nouveaux fronts de l’évangélisation. Un article demandé par Francisque Gay à l’abbé Remillieux présentait « Les étapes d’une Cité paroissiale », autrement dit la mise en place de la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban, de ses œuvres, de ses écoles et de ses activités, dans un quartier décrit comme un faubourg ouvrier, pauvre et déchristianisé. Le curé commençait par évoquer sa rencontre avec le quartier :

‘« En contemplant un faubourg de grande ville, nouvellement sorti de terre ou en pleine formation, la conscience chrétienne ne peut pas rester indifférente. (…)
Le prêtre est désigné. On lui montre un plan. Il va voir. C’est le bled. La voirie municipale n’a pas encore passé par là. Le percepteur l’a précédée. Comme de juste, dès la première année, en bonne et due forme, il a envoyé des feuilles d’impôts. Ceux qui les ont reçues devront attendre longtemps avant qu’on comble les fondrières ou qu’on assèche la boue gluante au milieu desquelles ils vivent. Eau, gaz, électricité ne sont pas encore pour eux. Ils sont les parias de la grande cité qu’ils élargissent. Et, pourtant, pour devenir propriétaires, eux qui sont chichement salariés, ils ont fait souvent un immense effort. » 12

Sa description des lieux comme l’expression des sentiments qui l’avaient assailli à leur découverte laissent l’impression d’un quartier homogène dans sa population de petites gens reléguées aux confins de la ville, dans un espace marqué par la marginalité et la désolation. Il soulignait en effet la marginalisation de cet espace de transition à la limite de la ville et la pauvreté de ses habitants. La municipalité abandonnait le quartier à sa croissance anarchique. Les équipements étaient à peine prévus alors que la population s’installait et construisait des logements précaires sur des terrains non viabilisés.

Effectivement, la paroisse s’établissait en partie dans un quartier ouvrier périphérique. La progression vers l’Est de la ville de Lyon, entamée au XIXe siècle, s’était poursuivie dans la plaine, sur la rive gauche du Rhône 13 . Le quartier de Monplaisir, créé à partir de 1827, était devenu un des lieux de prédilection pour le développement de l’industrie qui trouvait là les espaces dont elle ne pouvait bénéficier ailleurs. Les constructeurs automobiles, Berliet ou Rochet-Schneider, développaient leurs premiers établissements et les frères Lumière installaient leurs usines. Le Transvaal s’urbanisa dans la continuité du quartier de Monplaisir, la ville s’étalant encore sur des zones agricoles qui apparaissaient comme de vastes réserves foncières. Chassant les activités agricoles, les activités industrielles et artisanales appelèrent une main-d’œuvre ouvrière originaire essentiellement des départements voisins (Isère surtout, Ain, Loire, Drôme, Ardèche, Savoie) et aussi du Massif Central (Haute-Vienne et Creuse). On retrouvait dans cette énumération les bassins traditionnels d’immigration de l’agglomération lyonnaise. La croissance urbaine était alimentée par l’exode rural et l’arrivée d’ouvriers étrangers (Italiens puis Espagnols) ou algériens. Ces nouvelles populations occupaient des espaces qui s’urbanisaient dans le plus grand désordre, où habitat et industrie se mêlaient. Nombreux étaient les migrants vivant dans des garnis, manœuvres à la situation instable. Mais le quartier accueillait de plus en plus des familles qui s’y fixaient, lui donnant un noyau de population plus stable, confirmé par le développement du petit commerce. Quelques villas bourgeoises entourées de petits parcs dominaient le quartier. Sur les plans d’urbanisme de ces années, elles définissaient des trouées de verdure et marquaient entre elles une distance propre à l’habitat bourgeois de la périphérie urbaine. Ces rues en pente menaient à partir des années 1920 au nouvel hôpital de Grange Blanche et à ses installations annexes, Facultés de médecine et de pharmacie, écoles d’infirmières et d’assistantes sociales. Même si les chefs d’entreprise, les professions libérales et les cadres demeuraient minoritaires au milieu des travailleurs manuels de l’industrie et du bâtiment, ils n’en signalaient pas moins une dualité de la composition du quartier. Les quatre mille habitants de l’après-guerre avaient doublé dès le milieu des années 1930. La population continuait sa diversification augmentant le nombre d’employés. L’équipement urbain avait désormais progressé, de nouvelles rues avaient été percées, des terrains agricoles vendus et lotis. Les petites maisons entourées de jardins se multipliaient : on disait vouloir favoriser l’accès à la petite propriété individuelle de l’ouvrier. Mais les locations proposées par des propriétaires résidant dans d’autres quartiers de la ville existaient toujours : la construction de petits immeubles de rapport accompagnait aussi la croissance du quartier. Le quartier accueillait toujours une forte proportion de population instable. L’intégration dans la société urbaine restait partielle et imparfaite pour beaucoup d’individus.

La présentation misérabiliste proposée par l’abbé Remillieux ne recouvre donc que partiellement la réalité, du moins, elle en réduit la complexité. Les familles de petits propriétaires endettés, qui fournissaient le noyau stable de la population du quartier, retenaient son attention exclusive alors que la population des garnis, les manœuvres célibataires ou les couples de passage restaient dans l’ombre. Le curé de la paroisse n’avait pas mentionné non plus les quelques villas bourgeoises qui dominaient le quartier. Le récit de la découverte du territoire paroissial par son curé une dizaine d’années auparavant n’obéissait pas seulement à la logique du souvenir qui reconstruisait subjectivement la réalité. Il était aussi le produit d’une argumentation visant à expliquer et justifier l’action des catholiques missionnaires de Notre-Dame Saint-Alban. Ainsi la perception des lieux et le discours qui l’accompagnait étaient-ils marqués par une finalité évangélisatrice qui déformait volontairement la réalité de cette périphérie urbaine, ou peut-être devrait-on écrire, qui l’informait d’une autre manière.

C’est donc bien en premier lieu un développement d’histoire urbaine qui sera présenté au lecteur au cours de ce chapitre, sans souci pour autant de mener une étude exhaustive en la matière. En effet, le problème est de définir au mieux le territoire paroissial dans lequel évoluaient les animateurs de Notre-Dame Saint-Alban et d’en cerner la population qui constituait le public de fidèles potentiels, pour ensuite tenter de comprendre les attitudes des habitants face à la religion et face à l’institution paroissiale, du moins les attitudes qu’il sera possible de repérer. D’une part, il est important d’appréhender le fonctionnement de cet espace en cours d’urbanisation pour mieux saisir les enjeux de son investissement paroissial. D’autre part, l’échelle choisie, le territoire paroissial, permet de saisir avec précision des caractéristiques démographiques et sociales qui seront susceptibles de devenir, dans le troisième chapitre de la partie, autant de paramètres explicatifs des comportements religieux différentiels observés. Même si je me suis inspirée des études urbaines menées sur Lyon ou sur la périphérie parisienne, ou encore de travaux réalisés dans un cadre de comparaison européenne 14 , mon propos demeure beaucoup plus restreint. C’est pourquoi je n’ai pas exploité toutes les sources mises à la disposition des historiens de la ville, me contentant d’utiliser celles qui pouvaient servir mes objectifs d’historienne du religieux. Je n’ai pas négligé de prendre connaissance des derniers travaux menés sur Lyon par les chercheurs du Centre Pierre Léon et leurs étudiants 15 , mais je n’ai pas cherché non plus à égaler leur quête d’exhaustivité. Ainsi, quand Hélène Mirodatos recense dans son mémoire de D.E.A. 16 toutes les sources disponibles pour l’étude qu’elle désire conduire sur deux quartiers de la rive gauche de Lyon, Monplaisir et Montchat, entre 1850 et 1950 environ, quand elle présente un état des lieux des recherches publiées sur les périphéries urbaines, je me contente d’exploiter un nombre réduit des sources indiquées et de sélectionner parmi les problématiques déjà mises en œuvre par ces historiens celles qui m’intéresseront pour traiter le thème du religieux dans la ville.

L’étude de la structure de la population, de ses activités, de ses origines, de sa mobilité, s’impose de façon évidente. L’analyse des choix politiques des habitants et la tentative de cerner les rapports de force qui déterminaient les relations entre les groupes sociaux amèneront à envisager la confrontation entre ces mêmes groupes sociaux et les animateurs de la paroisse, représentants d’un milieu social lyonnais venu imposer un projet de l’extérieur. Mais j’observerai aussi par exemple comment l’espace rural résiduel a acquis les caractéristiques de la ville, car ce passage du rural à l’urbain a focalisé le regard des catholiques qui sont venus s’installer dans cette périphérie et a induit un discours sur la ville, destructrice et déchristianisée, en opposition à un monde rural idéalisé. Autrement dit, j’observerai les réalités de l’urbanisation pour les confronter ensuite au discours catholique dont elles définissaient le contexte. L’organisation de la voirie, la constitution du bâti, les types d’habitat, l’inégale urbanisation du territoire paroissial retiendront mon attention dans la mesure où ils complètent l’étude de la population en renseignant sur les attitudes des différents groupes sociaux face à la ville et, notamment, sur leur façon particulière d’investir l’espace urbain et de s’y intégrer, car cette intégration pourra être mise en relation avec leur participation à la vie paroissiale. Ainsi, la situation géographique des bâtiments paroissiaux permettra d’envisager le rapport que les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban ont construit avec le territoire paroissial et d’évaluer la distance ou la proximité qui les séparaient ou les rapprochaient des différents groupes d’habitants. La présence ou l’absence d’infrastructures et d’équipements urbains m’aideront aussi à comprendre les rapports entretenus par les habitants avec les services sociaux ou culturels proposés par la paroisse, leur absence facilitant finalement l’insertion des catholiques qui ont pu apporter leur soutien aux réclamations des habitants ou proposer des solutions palliant les carences municipales. L’évaluation de l’urbanité de cet espace périphérique et donc de son intégration dans la ville se révèle essentielle dans la perspective d’une réflexion sur la contribution de la communauté paroissiale à la création d’un lien social dans un espace qui serait livré à l’anomie. Mais là encore, il faudra démêler réalité et discours tenu par les catholiques sur cette réalité. En résumé, l’analyse du territoire paroissial et de sa population, de leurs évolutions, mettra donc en place le contexte urbain de l’histoire paroissiale, autorisera une critique du discours que les catholiques de Notre-Dame Saint-Alban ont construit sur l’espace urbain qu’ils avaient voulu investir et sur ses habitants, établira certains des paramètres utilisés dans l’interprétation des comportements religieux. L’étude urbaine et sociale conditionne en fait les développements suivants en rendant possible l’examen critique des documents produits par les animateurs de la paroisse et plus largement des sources de l’histoire du religieux.

Notes
11.

La Vie Catholique, 15 mars 1930, n° 285. Collection conservée par l’Institut Marc Sangnier.

12.

Laurent Remillieux, « Les étapes d’une Cité paroissiale », La Vie catholique, op. cit., p. 9-10.

13.

La présentation du quartier renvoie à des travaux d’histoire urbaine et sociale portant sur la ville de Lyon. Parmi ceux-ci, on peut citer Charles Delfante, Agnès Dally-Martin, Cent ans d’urbanisme à Lyon, Ed. LUGD, 1994, 235 p., et surtout Jean-Luc Pinol, Les mobilités de la grande ville, Lyon fin XIXe - début XXe, Paris, P.F.N.S.P., 1991, 432 p.

14.

J’ai ainsi utilisé le dossier rassemblé par Le Mouvement Social sur le thème des « Ouvriers dans la ville », sous la direction d’Yves Lequin, n° 118, Janvier-mars 1982. Deux articles m’ont particulièrement guidée : François Bédarida, « La vie de quartier en Angleterre : enquêtes empiriques et approches théoriques », p. 9-21, et Daniel Jalla, « Le quartier comme territoire et comme représentation : les “ barrières ” ouvrières de Turin au début du XXe siècle », p. 79-97. Cette dernière contribution prolonge les perspectives historiographiques ouvertes par l’ouvrage fondateur de Maurizio Gribaudi, Itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXe siècle, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1987, 264 p. L’étude a été menée à partir d’un groupe de chefs de famille domiciliés en 1936 dans le même immeuble et elle en vient à distinguer deux types de quartiers où résident des ouvriers, le second étant constitué par des quartiers périphériques qui se sont développés dans les premières années du XXe siècle ou juste après la Première Guerre mondiale et qui se caractérisent par une homogénéité sociale, marquée par la prédominance du monde ouvrier. D’autres numéros spéciaux de revues d’histoire m’ont aussi permis d’informer mon travail des problématiques d’histoire urbaine liées à l’histoire sociale des ouvriers, sujet qui concernait directement le quartier neuf que je devais explorer. Toutes les références qui ont nourri ma réflexion se trouvent dans la bibliographie. La construction de la bibliographie a été grandement facilitée par des mises au point historiographiques récurrentes et notamment celle de Jean-Paul Burdy, « Essai d’approche thématique et bibliographique des quartiers ouvriers en France XIXe-XXe siècles », Historiens et Géographes, n° 335, Février-mars 1992, p. 213-236.

15.

Inventaire qui a recensé tous les travaux réalisés au cours des deux dernières décennies, au-delà de mes deux références essentielles constituées par les publications de Jean-Luc Pinol et par la monographie de Jean-Paul Burdy, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Etienne, 1840-1940, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1989, 270 p.

16.

Hélène Mirodatos, Naissance et développement de deux quartiers lyonnais : Montchat et Monplaisir, Mémoire de D.E.A. sous la direction de Sylvie Schweitzer, Université Lumière Lyon 2, 1999.