2 - Un espace social divisé

Pour caractériser l’espace social recouvert par le territoire paroissial dans la période de l’entre-deux-guerres, il est possible de commencer par reprendre les conclusions des différents travaux publiés par Jean-Luc Pinol. Sa thèse sur les mobilités de la grande ville, pour laquelle il a choisi comme terrain d’étude la ville de Lyon de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, n’est certes pas centrée sur une description des espaces sociaux lyonnais puisqu’elle s’intéresse aux mobilités sociales et géographiques de deux cohortes d’électeurs lyonnais dont elle compare le devenir dans la grande ville et les usages des espaces urbains. La typologie des espaces sociaux de Lyon qu’elle propose alors est construite à partir de critères de mobilité définis au cours de l’étude des deux cohortes. La thèse revient cependant, et je l’ai déjà utilisée en ce sens, sur les caractéristiques urbaines et sociales des différents espaces lyonnais pour mettre en place le contexte et les conditions des itinéraires observés. De plus, une publication plus ancienne avait eu plus directement pour sujet l’espace social de Lyon. Il s’agissait cette fois de réaliser une analyse croisée des espaces social et politique saisis au cours des années 1930 75 , plus à même de fournir les premières pistes à explorer dans la perspective de mon sujet. Avant cette publication, l’étude fut d’ailleurs l’objet d’un article qui dressait une comparaison entre les vieux quartiers de la ville et ses quartiers neufs en 1936 76 . En rassemblant toutes les informations livrées par Jean-Luc Pinol dans ses publications de 1977 et 1980, je pouvais déjà dire que le quartier neuf qui m’occupait était composé :

‘« de très nombreux migrants […]. En l’absence de très nombreux Lyonnais de naissance, ces migrants arrivés à Lyon à la suite d’itinéraires complexes, se regroupent par origine géographique en ensemble dont la tonalité villageoise est patente. »’ ‘« de jeunes adultes liés au développement de la grande usine et vivant dans un milieu relativement homogène socialement. » 77

Et en croisant les données sociales et politiques, on découvrait que le Transvaal et son monde de travailleurs manuels appartenaient à « la ville nouvelle, périphérique » où

‘« [l’] homogénéité sociale prime les autres types de relations. La rue, le café servent parfois de refuge à la sociabilité. Les migrants récents, mal intégrés à la société urbaine, parfois totalement exclus, ressentent âprement les clivages sociaux. Ici, peu d’espoir en la mobilité sociale individuelle, alors germe l’aspiration millénariste, l’aspiration à une éventuelle mobilité collective » 78

J’entrevoyais pourtant plusieurs limites à l’utilisation de la typologie construite par Jean-Luc Pinol. Comme le laissent déjà transparaître les phrases précédentes qui évoquent explicitement le Transvaal, le problème était principalement posé par les limites du territoire paroissial qui ne recouvraient pas exactement celles déterminées par le découpage électoral qui avait servi de base à l’étude de Jean-Luc Pinol. Les données que j’ai regroupées sur la population du territoire paroissial concernent certes un espace géographique sensiblement identique à celui du 17e bureau, constitué après les modifications du sectionnement électoral qui avaient été opérées en 1936 et qui portaient essentiellement sur la rive gauche de Lyon. Les limites de ce bureau électoral siégeant au groupe scolaire Edouard Herriot, rue Bataille, étaient ainsi définies : « le chemin de Grange-Rouge, la grande rue de Monplaisir, l’avenue Rockefeller, la commune de Bron, le chemin de Saint-Priest jusqu’au chemin de Grange Rouge » 79 . L’avenue Esquirol restait exclue de cet espace, comme elle l’avait été auparavant lorsque le 17e bureau était partagé entre les 14e et 15e bureaux. Avant 1936, le découpage électoral de la ville ne permettait d’ailleurs pas de conduire une analyse fine des espaces sociaux urbains de la rive gauche. De plus, jusqu’en 1930, les listes électorales étaient tenues par arrondissement. Aussi, pour sa thèse, Jean-Luc Pinol n’a-t-il pu conserver le découpage électoral qu’il avait suivi dans ses travaux précédents. Il a donc « regroupé les bureaux de vote en zones plus étendues » et, pour définir ces dernières, il a « combiné limites administratives et caractéristiques sociales des différents espaces telles qu’elles apparaissaient à la lumière des recherches faites sur la société lyonnaise au milieu des années 1930 » 80 . Cette typologie l’a conduit à différencier quatorze espaces sociaux au sein de la ville de Lyon, sans compter la banlieue de Villeurbanne qui rentre aussi dans son terrain de recherche. Pour finir, l’espace défini par les limites de Notre-Dame Saint-Alban se retrouvait pour sa plus grande partie dans le type codifié 73 et intitulé « Gerland Etats-Unis ». Le nord du territoire paroissial s’intégrait au contraire à l’ensemble codifié 33 et dominé par le quartier de Montchat, dont il prenait le nom. Mon terrain de recherche ne respectait donc pas les limites du découpage géographique envisagé par Jean-Luc Pinol et empiétait sur deux espaces sociaux aux fonctionnements différents. Le changement d’échelle que j’opérais pour l’étude de ce territoire restreint autorisait par ailleurs une observation plus fine des logiques spatiales de l’organisation sociale de la périphérie urbaine, tandis que la logique territoriale de l’objet de la recherche et la nécessité d’ouvrir l’enquête sur des perspectives d’histoire religieuse conditionnaient le questionnement. L’espace qui s’imposait à moi avait été défini selon les velléités des divers acteurs de la fondation paroissiale et n’était en rien un espace reconstruit par un historien selon des critères scientifiques. Tout en utilisant les clés de lecture fournies par Jean-Luc Pinol, il me fallait mener ma propre enquête pour parvenir à établir la spécificité du fonctionnement social du territoire paroissial.

Notes
75.

J.-L. Pinol, Espace social et espace politique. Lyon à l’époque du Front Populaire, Lyon, Presses Universitaires Lyonnaises, 1980, 214 p.

76.

J.-L. Pinol, « Vieux quartiers et quartiers neufs à Lyon en 1936 (listes électorales et histoire sociale) », Bulletin du Centre d’Histoire économique et social de la région lyonnaise, n° 3, 1977, p. 1-16.

77.

Ibid., p. 13.

78.

J.-L. Pinol, Espace social et espace politique…, op. cit., p. 156.

79.

A.D.R., 3 M 1374, Extraits des arrêtés préfectoraux portant sur la division de la Ville de Lyon en bureaux de vote.

80.

Voir le chapitre 4 intitulé « L’espace social d’une grande ville », p. 155-171, de la thèse de J.-L. Pinol, Les mobilités de la grande ville…, op. cit. ; les citations sont extraites de la page 155.