Mobilités géographiques, insertion dans la société urbaine et logiques territoriales

En 1921, plus de 92 % des chefs de ménage s’étaient déclarés de nationalité française. Les origines géographiques de ces Français ne suscitent pratiquement aucune surprise et révèlent que la population du territoire observé s’inscrivait fidèlement dans la tradition d’un champ migratoire lyonnais, déjà mis en évidence par Maurice Garden et Yves Lequin pour les XVIIIe et XIXe siècles 88 , et de ses évolutions, étudiées par Jean-Luc Pinol pour le premier XXe siècle. Le tableau ci-dessous récapitule les principaux résultats calculés à partir des échantillons de la population du territoire paroissial rassemblés dans la base de données. J’ai choisi de regrouper les départements industrialisés du nord de la France ­­ en effet, seul l’ensemble devenait statistiquement significatif  ainsi que tous les départements appartenant au champ migratoire de la capitale, car un séjour dans Paris ou sa périphérie avait souvent précédé l’arrivée à Lyon, comme le laissaient supposer un mariage avec une Parisienne ou la naissance d’un premier enfant à Paris.

Tableau 3 : Origines géographiques des chefs de ménage nés en France
Départements de naissance
de naissance
69 38 01 42 07 73 26 23 87 63 71 Bassin parisien Nord industrialisé
% de chefs de ménage en 1921 32,4 12,6 6,5 6,5 4,4 3,7 3,6 4,7 3,6 2,1 4,9 4,4 1,1
% de chefs de ménage en 1936 39,5 9 5,1 5,7 4,3 2,5 3 2,2 3 1 5,5 4,5 1,4

La répartition des chefs de famille par département de naissance en 1921 et 1936, évaluée à partir des listes nominatives de recensement, reste conforme aux grandes tendances dégagées par les analyses des listes électorales proposées par Jean-Luc Pinol 89 . Si l’on reprend dans l’ordre ses principales remarques, on retrouve ainsi la disparition des Alsaciens après la Première Guerre mondiale, le rôle croissant joué par le département de la Seine et Paris (le chiffre pour 1921 est identique à celui de l’ensemble lyonnais, 2,06% au lieu du 2,1% calculé par Jean-Luc Pinol), l’apparition d’un contingent de migrants en provenance des départements industrialisés du nord de la France, le renforcement en conséquence de la direction Nord-Sud du bassin démographique auquel participent également les natifs de la Saône-et-Loire, la perte d’importance au contraire de la dorsale Est-Ouest montrée par la diminution des chefs de ménage nés dans le Puy-de-Dôme ou dans les départements du Limousin, témoignant de l’amenuisement progressif des migrations professionnelles traditionnelles. L’Isère, l’Ain et le Rhône restent aussi les trois principaux départements pourvoyeurs de migrants en 1921, mais, en 1936, l’Ain a cédé sa place à des départements plus éloignés.

Si les grandes tendances étaient confirmées, il fallait cependant tenir compte de certains décalages, s’expliquant à la fois par la différence des sources utilisées et par l’appartenance du territoire paroissial à un quartier neuf de la ville. D’une part, on constate ainsi une sur-représentation de certains départements, comme ceux du Limousin. Les natifs de la Creuse et de la Haute-Vienne dépassaient encore les 2% en 1936. La carte 4, qui localise les chefs de ménage originaires de ces départements sur le territoire paroissial en 1921, montre leur regroupement dans quelques rues du Transvaal et notamment dans la rue des Maçons. Ils travaillaient pratiquement tous dans le secteur du bâtiment. Leurs épouses étaient natives des mêmes départements qu’eux, souvent des mêmes cantons voire des mêmes villages. D’autre part, on observe une sous-représentation des Lyonnais. En dépit de « la médiocre qualité de la source pour l’enregistrement des lieux de naissance » 90 , j’ai pu réunir suffisamment de données pour évaluer la part des natifs lyonnais au sein des chefs de ménage français en 1921 et en 1936, voire pour tenter une comparaison avec la période d’avant-guerre. En 1911, sur l’échantillon réuni, 105 chefs de ménage français avaient indiqué leur lieu de naissance et parmi eux 22 étaient originaires de Lyon, soit 21 %. En 1921, sur 367 chefs de ménage, 70 étaient nés à Lyon, ce qui équivalait à 19 % du total. En 1936, on en dénombrait 228 sur 884, soit 25,8%. La part relative des Lyonnais avait donc diminué au cours des dix premières années étudiées. La progression était en revanche sensible entre 1921 et 1936, même si le niveau d’ensemble restait faible, et la comparaison entre les lieux de naissance des pères et ceux des enfants pour les deux recensements montre que certains des anciens migrants s’étaient finalement établis dans la ville d’accueil. Le territoire paroissial accueillait essentiellement des migrants qui faisaient leur entrée dans la grande ville, fonction que le Transvaal avait développée dans l’immédiat après-guerre. Mais ceux qui s’installaient à la périphérie de la grande ville n’étaient pas forcément des ruraux déracinés arrivant directement de la campagne. L’observation des lieux de naissance des différents enfants des familles recensées nous apprend qu’ils avaient déjà, pour la plupart, rencontré le milieu urbain en travaillant dans une ville moyenne ou dans une banlieue lyonnaise, Villeurbanne en particulier. Il était d’ailleurs significatif que le pourcentage des habitants nés dans l’agglomération lyonnaise dépassât celui qui avait été estimé pour les habitants de la banlieue ouvrière de Vénissieux. Les ouvriers effectuaient majoritairement leur entrée dans Lyon après un passage en banlieue. Cependant leur présence dans le quartier pouvait parfois ne constituer qu’une étape supplémentaire de leur vie.

Les structures démographiques de la population contribuaient tout autant à différencier l’espace paroissial des banlieues qui l’entouraient. Le tableau 4 récapitule les informations obtenues à partir des listes nominatives en répartissant les chefs de ménage présents dans la base de données, pour les années 1911, 1921 et 1936, en quatre classes d’âge. Les échantillons ne prennent pas en compte un nombre égal d’individus : tandis que celui de 1911 est particulièrement restreint (114 individus), celui de 1921 (434 individus) reflète beaucoup plus un souci d’exhaustivité sur lequel je me suis déjà expliquée, et celui de 1936, de loin le plus nombreux (1089 individus), ne renferme pourtant qu’une partie de la population du territoire paroissial. Parce qu’ils présentent une image suffisamment représentative de l’ensemble de la population et qu’ils restent dans tous les cas supérieurs à cent individus, tous permettent pourtant de présenter des calculs statistiques.

Tableau 4 : Répartition des chefs de ménage par classes d’âge.
Classes d’âge 1911 1921 1936
Moins de 25 ans 9 7,90 % 26 6 % 69 6,34 %
25 – 40 ans 38 33,33 % 123 28,34 % 482 44,26 %
40 – 60 ans 45 39,47 % 228 52,53 % 397 36,45 %
Plus de 60 ans 22 19,30 % 57 13,13 % 141 12,95 %

La part des chefs de ménage de moins de quarante ans avait nettement régressé de 1911 à 1921, alors que la proportion de la troisième classe, celle qui regroupait les individus entre quarante et soixante ans avait augmenté de plus de quatorze points. Après l’hécatombe de la guerre et les pertes essuyées par la génération du feu, on retrouvait une population vieillie, qui n’avait pas encore été dynamisée par les nouvelles migrations. Quand les quartiers neufs de la périphérie orientale virent leur croissance à nouveau alimentée par l’arrivée massive d’ouvriers, les moins de quarante ans acquirent une prédominance qu’ils n’avaient jamais encore eue et ils composèrent alors plus de la moitié de la population. Les activités liées aux installations hospitalières et universitaires, relayant les emplois industriels, attirèrent aussi une nouvelle population active et, de façon beaucoup plus modeste, des étudiants, qui participèrent au rajeunissement du territoire paroissial. Les structures démographiques présentées dans le tableau sont à mettre en relation avec d’autres variables dont elles découlent ou qu’elles contribuent à expliquer. Ainsi, il est aisé d’établir une corrélation entre la part des plus de soixante ans et celle des retirés d’affaires, composés essentiellement de retraités. Les deux données indiquent qu’une partie des habitants a choisi de se fixer sur le territoire. Si le quartier du Transvaal était un quartier d’accueil, il n’était pas seulement un quartier de passage. Comportant un noyau de population stable, il recevait aussi des jeunes ménages cherchant à s’installer durablement et la prépondérance des vingt-cinq – quarante ans, en 1936, ne devait pas faire oublier que les quarante – soixante ans représentaient encore plus du tiers des chefs de ménage recensés. La moyenne d’âge des chefs de ménage qui était de quarante-cinq ans en 1921 n’avait finalement baissé que de trois ans quinze ans plus tard. L’analyse de la situation familiale des chefs de ménage et des structures de leurs ménages confirmera ces premiers résultats.

L’étude des structures familiales a été réalisée en deux temps parce qu’il m’a semblé intéressant de définir le plus précisément possible les diverses configurations familiales. J’ai d’abord travaillé sur les chefs de ménage pour déterminer leur situation personnelle au regard de leur statut familial, puis j’ai construit une typologie à partir de la structure des ménages. Ainsi, j’ai isolé dans une première approche les célibataires, mariés, concubins, veufs, divorcés ou séparés et veufs ou divorcés et séparés, puis j’ai regroupé les ménages en six catégories, à savoir ménages réduits à une seule personne, couples sans enfant, couples avec enfants, familles monoparentales, ménages de type étendu (avec ascendants et collatéraux) et ménages de type augmenté (contenant au moins un membre sans lien familial avec le chef). Ces distinctions étaient non seulement importantes pour l’analyse à venir de la fréquentation paroissiale, mais elles me permettaient aussi d’intégrer les structures familiales dans une approche des solidarités et des sociabilités se développant dans le cadre du territoire paroissial, enfin de mettre en place un autre paramètre dans l’étude des caractéristiques des différentes communautés résidant dans l’espace envisagé.

Tableau 5 : Statut familial des chefs de ménage.
Statut familial 1911 1921 1936
Célibataires 8 7,02% 43 9,93% 163 14,89%
Mariés 94 82,45% 315 72,75% 795 72,60%
Concubins 0   3 0,69% 15 1,37%
Veufs 12 10,53% 66 15,24% 90 8 ,22%
Divorcés ou séparés 0 0 0 0 4 0,37%
Veufs ou divorcés 0 0 6 1,39% 28 2,56%
Tableau 6 : Structure familiale des ménages.
Types de ménage 1911 1921 1936
Ménages de solitaires 10 8,77% 48 11,09% 183 16,73%
Couples sans enfant 11 9,65% 90 20,79% 270 24,68%
Couples avec enfants 55 48,25% 173 39,95% 421 38,48%
Familles monoparentales 4 3,51% 33 7,62% 62 5,67%
Ménages de type étendu 22 19,30% 63 14,55% 134 12,25%
Ménages de type augmenté 12 10,53% 26 6% 24 2,19%

Les familles nucléaires (noyau conjugal avec ou sans enfants) dominaient l’ensemble des ménages conformément au modèle général proposé par la société française. Mais si leur part augmentait au cours de la période, elle demeurait inférieure aux chiffres calculés pour d’autres secteurs de l’agglomération lyonnaise. De 58 % en 1911, elle passait à un peu moins de 61 % en 1921 pour finir à 63 % environ en 1936. A Vénissieux, leur pourcentage atteignait 71,3 % en 1921 et 69,5 % en 1931 91 . La différence provenait en partie du maintien plus fort et plus long des ménages de type étendu correspondant aux familles élargies estimées à Vénissieux à 12,7 % seulement du total en 1921 et à 9,6 % en 1936. En 1911, en groupant les ménages de type étendu et ceux de type augmenté, on parvenait même à 30 %. Cette proportion s’abaissait à 20 % en 1921 pour atteindre 14,5 % en 1936. Les conditions des migrations de travail comme l’évolution de la nature et des fonctions de la famille expliquaient la diminution. On remarquait en 1911 dans ces deux types de ménage la présence de migrants issus de la même famille que le chef de ménage, un neveu, un cousin, un frère ou une sœur, un oncle ou une tante, ou déclarant un lieu de naissance identique ou très proche. On pouvait alors supposer que l’installation sur le territoire paroissial d’une famille ou d’un individu avait été à l’origine de l’arrivée ultérieure de membres appartenant au même réseau familial ou relationnel, dans la logique des filières de migration. Ou l’on pouvait se dire que ces migrations s’étaient faites de manière collective, inscrivant ainsi ceux qui partaient dans un cadre rassurant. Quand les plus âgés parvenaient à l’âge de la retraite et qu’ils n’avaient pas la possibilité ou le désir de quitter le lieu de leur vie active, ils étaient pris en charge par les plus jeunes. D’autres étaient accueillis à titre provisoire de pensionnaires, jusqu’à ce qu’ils aient les moyens de trouver un logement personnel et de recouvrir ainsi leur indépendance ou qu’ils continuent leur itinéraire en quittant le quartier. Les modalités prises par les nouvelles migrations de travail après la guerre, l’offre accrue et la diversification des logements proposés sur le quartier du Transvaal, meublés, garnis, locations d’appartements, lotissements pavillonnaires, impliquaient finalement l’augmentation des familles nucléaires et des ménages de solitaires, signe supplémentaire d’une privatisation de la famille. En raison d’une offre toujours insuffisante, la cohabitation de deux générations s’avérait cependant encore nécessaire pour certaines familles et elle expliquait le pourcentage dépassant encore les 10 % des ménages de type étendu. Elle renvoyait aussi le plus souvent à des familles qui avaient choisi de se fixer sur le territoire paroissial. Enfin, en ce qui concernait les ménages de la dernière catégorie, la présence de domestiques dans les ménages du « quartier Montvert » gonflait aussi leur nombre en 1911. L’évolution du profil social du territoire paroissial et les mutations que connaissait dans le même temps la situation des domestiques contribuaient à réduire cette proportion.

L’évolution contraire de la part des familles nucléaires des deux espaces comparés, le quartier neuf représenté par le territoire paroissial et la banlieue de Vénissieux, rapprochait cependant les deux situations. Dans le premier aussi et dans une proportion plus importante, les ménages de solitaires avaient progressé sur toute la période et encore plus rapidement entre 1921 et 1936. Comportant un célibataire, un veuf, un divorcé ou un séparé, homme ou femme, ils devaient surtout cette progression à l’augmentation de la part des célibataires. L’évolution s’expliquait par les formes prises par la mobilisation de la main d’œuvre industrielle et renvoyait à l’arrivée de nouveaux contingents ouvriers, issus des migrations provinciales et de l’immigration étrangère et qui composaient la part la plus instable de la population du territoire paroissial. Il ne fallait pas croire cependant que les individus mariés échappaient à la mobilité résidentielle qui caractérisait les célibataires. Le seul critère du mariage était insuffisant et il valait mieux le coupler avec celui de la présence d’enfants au sein du ménage si l’on voulait apprécier la part de la population potentiellement la plus stable. La proportion des couples sans enfant avait doublé entre 1911 et 1921 et, si leur progression se ralentissait par la suite, l’accroissement restait notable et les conduisait à former un quart des ménages en 1936. Les familles biologiques pourvues d’enfants voyaient au contraire leur part régresser. Alors qu’elles représentaient presque la moitié des ménages en 1911, elles tombaient à moins de 40 % du total en 1921 et leur position se stabilisait à ce niveau pendant l’entre-deux-guerres. Certes, de nouvelles familles venaient s’installer sur le territoire paroissial et participaient de la croissance démographique générale, mais dans une proportion finalement moindre que les célibataires ou les couples sans enfant. De 1921 à 1936, le nombre des ménages sans enfant avait connu une augmentation bien sûr absolue mais aussi relative, passant de 39 % de l’ensemble des ménages à plus de 47 %. En 1921, le nombre moyen d’enfants par ménage restait supérieur à un et si l’on ne considérait que les ménages ayant des enfants, il était supérieur à deux. En 1936, les chiffres obtenus se plaçaient respectivement en dessous des seuils de un et de deux et fournissaient encore un argument en faveur de la présence renforcée d’une population de transition, attirée par les possibilités de logement et d’emploi mais ramenant son passage dans l’espace paroissial à une étape de son itinéraire résidentiel et professionnel.

La diversification des statuts familiaux, qui contribuait par ailleurs à l’essor des familles monoparentales, témoignait de la désinstitutionnalisation de la famille. Certes le cas des veufs était à examiner séparément et ils avaient toujours constitué l’un des statuts familiaux présents sur le territoire paroissial. Ils comptaient déjà en 1911 pour un dixième des chefs de ménage et le nombre était à mettre en relation avec la part des plus de soixante ans. Mais en 1921, tandis que la classe d’âge associée à ces derniers perdait de son importance, la proportion des veufs augmentait de cinq points. Les veuves de guerre allaient grossir le nombre des ménages de solitaires ou prenaient la tête de ces familles monoparentales si elles ne se remariaient pas, concourant cette fois à l’accroissement des familles recomposées. Le nombre des concubins est largement sous-estimé en raison des préjugés des employés du recensement ou des recensés eux-mêmes. La consultation des registres paroissiaux m’a ainsi appris que des mariages venaient régulièrement officialiser des unions déjà effectives de couples domiciliés à la même adresse, mais qui n’étaient pas déclarés en tant que tels dans les listes nominatives. Elle m’a aussi montré l’existence d’une cohabitation juvénile précédant le mariage. J’ai pu vérifier parfois que le concubin apparaissait au milieu de pensionnaires, de locataires de meublés ou comme ami parmi d’autres amis. Les possibilités de croiser des documents s’avéraient néanmoins très insuffisantes pour débusquer tous les couples illégitimes et j’ai dû me résoudre à en laisser un certain nombre dans l’ombre. L’évolution du regard porté sur la sexualité et l’ordre familial, comme la réalité de l’éclatement des cellules familiales dans les milieux sociaux plus divers qu’abritait désormais le territoire considéré, transparaissaient pourtant dans la mention des nouvelles situations familiales de plus en plus indiquées dans les listes nominatives. En 1936 cependant, on ne savait toujours pas, la plupart du temps, si les pères ou les mères seuls avec leurs enfants étaient veufs ou divorcés.

Le groupe des manœuvres focalisait finalement nombre de critères déjà mis en place pour tenter de mieux cerner la partie instable de la population paroissiale et il rendait bien compte de l’évolution de l’espace considéré sur ce point particulier. Ce groupe a été étudié rapidement à partir de la seule population des chefs de ménage. Les autres membres des ménages, épouses, enfants et autres parents n’ont pas été pris en compte car ils ne constituaient souvent pas un signe suffisant pour juger de la stabilité des ménages en question. Sur les 55 manœuvres inclus dans le fichier de 1921, 47 étaient nés en France. Leurs origines géographiques étaient certes dispersées mais relevaient encore d’un champ migratoire lyonnais traditionnel. On ne trouvait parmi eux que 6 célibataires et la grande majorité résidait au cœur du Transvaal. En 1926, les 97 manœuvres recensés provenaient d’un échantillon de voies plus réduit et donc plus susceptible de renvoyer une image déformée de la réalité. La présence de la rue Edouard Nieuport contribuait à grossir l’effet, puisqu’elle regroupait à elle seule la moitié de l’effectif. Près de 50 % de ces manœuvres étaient nés hors de France et pour ceux qui étaient nés en France, les départements de naissance annoncés s’étaient largement diversifiés. Les célibataires représentaient alors aussi près de la moitié de l’effectif. En 1936, l’extrême concentration de la rue Edouard Nieuport a disparu et la situation s’est quelque peu normalisée. Elle permet d’autant plus d’évaluer les évolutions. Sur les 105 manœuvres présents dans la base de données, 22 % étaient de nationalité étrangère, mais 38 % étaient nés hors de France. L’observation des départements de naissance des manœuvres nés en France corrobore les études déjà évoquées sur l’origine des ouvriers lyonnais et leur mobilité : dix-sept départements étaient cités et l’étirement Nord-Sud du champ migratoire lyonnais se confirmait parallèlement à la disparition de certaines migrations de travail Est-Ouest. Les célibataires, comme les étrangers, étaient sur-représentés avec plus de 26 % du total. L’ancien Transvaal accueillait moins les manœuvres que les voies où l’urbanisation plus récente s’était développée. Si les garnis de la rue du Transvaal en logeaient certains, ils s’entassaient en plus grand nombre dans ceux du chemin de la Plaine ou dans les locations précaires du nouveau lotissement Toussaint Mille, plus près de Monplaisir la Plaine. Cette nouvelle population de manœuvres n’était pas arrivée dans le secteur depuis très longtemps car il est très difficile de retrouver sa trace dans les documents des années précédentes. Mais on ne devait pas pour autant déduire de la sur-représentation des étrangers leur instabilité. Chaque nationalité avait des comportements résidentiels différents et il fallait les étudier séparément pour envisager les conditions de leur présence sur le territoire paroissial et les possibilités de leur intégration dans la société urbaine.

Les étrangers 92 étaient donc fortement minoritaires sur l’ensemble du territoire paroissial en 1921. La situation évolua au cours des quinze années suivantes puisqu’en 1936, on enregistre non seulement une augmentation générale du nombre d’étrangers qui accompagne la croissance démographique du quartier, mais cette augmentation se fait aussi dans une proportion plus importante que celle des Français. On demeurait cependant très loin des fortes communautés étrangères marquant la vie sociale des banlieues ouvrières lyonnaises de l’entre-deux-guerres. La part des étrangers, inférieure à 7,5 % en 1921, était passée à un peu plus de 14 % de la population totale en 1936, alors qu’à Vénissieux par exemple, en 1921, les étrangers représentaient déjà 23,4 % et qu’en 1931, avec 43,9 %, cette banlieue se trouvait dans les premiers rangs de l’immigration régionale 93 . On retrouve le même écart en prenant cette fois comme critère les pays de naissance. Mais on observe tout de même parallèlement une diversification des nationalités présentes sur le territoire paroissial, à l’image des évolutions de l’immigration étrangère touchant le territoire français dans son ensemble et l’agglomération lyonnaise en particulier. Toutes les nationalités présentes à Vénissieux l’étaient aussi, dans une moindre mesure évidemment, dans le quartier périphérique lyonnais qui nous intéresse, du moins celles qui avaient une réalité statistique. Les origines régionales des diverses nationalités, les raisons de leur émigration, les itinéraires suivis en France, leurs caractéristiques démographiques et sociales, leur distribution spatiale à l’échelle du territoire paroissial, tous ces faits seront évoqués mais seulement brièvement car rien ne différenciait fondamentalement les comportements des étrangers de Notre-Dame Saint-Alban de ceux de leurs compatriotes que les historiens ont analysés pour d’autres secteurs de l’agglomération lyonnaise. De plus, seules retiendront notre attention les minorités étrangères possédant une réalité statistique et marquant socialement le territoire paroissial.

Tableau 7 : Nationalité des chefs de ménage en 1921 et 1936.
Nationalité 1921
Nombre de chefs de ménage
1921
Pourcentage
1936
Nombre de chefs de ménage
1936
Pourcentage
Française 402 92,63 936 85,8
Italienne 18 4,15 74 6,78
Espagnole 8 1,84 16 1,47
Suisse 2 0,46 14 1,28
Autres d’Europe occidentale 1 0,23 7 0,64
Europe orientale 3 0,69 25 2,29
« Arménienne et turque » 0 0 19 1,74
Tableau 8 : Pays de naissance des chefs de ménage en 1921 et 1936.
Pays de naissance 1921
Nombre de chefs de ménage
1921
Pourcentage
1936
Nombre de chefs de ménage
1936
Pourcentage
France 396 91,24 891 81,45
Italie 20 4,62 79 7,22
Espagne 8 1,84 17 1,55
Suisse 4 0,92 15 1,37
Autres pays d’Europe occidentale 2 0,46 10 0,91
Europe orientale 2 0,46 29 2,66
Afrique du Nord 2 0,46 31 2,83
« Arménie et Turquie » 0 0 19 1,74
Autres 0 0 3 0,27

La principale minorité étrangère était formée par des Italiens, des Piémontais essentiellement dans les premiers temps, qui furent ensuite rejoints par des compatriotes originaires de tout le nord de l’Italie et surtout de la Ciocciara, au sud de Rome (devenue en 1927 province de Frosinone). En cela les Italiens du Transvaal ressemblaient déjà à leurs compatriotes de l’agglomération lyonnaise. Mais les dix-huit chefs de ménage italiens ne représentaient en 1921 qu’un peu plus de 4 % de l’ensemble et on était très loin des regroupements importants remarqués dans la banlieue de Villeurbanne ou dans d’autres quartiers de la rive gauche comme Gerland ou la Guillotière, lieu de vie d’une communauté italienne structurée par une sociabilité spécifique 94 . Ici, les Italiens « vivaient et travaillaient aux côtés de natifs de Lyon, de migrants provinciaux », plus encore immergés au milieu des Français que dans le « village urbain » 95 de la Guillotière puisqu’on ne retrouvait guère à leurs côtés d’autres étrangers en ce début des années 1920. Dix des familles italiennes logeaient rue Longefer, la majorité des autres dans une des voies les plus proches. L’histoire des Bertotto, exposée en introduction de la deuxième partie, présentait un aspect exemplaire. Leur installation dans le Transvaal venait conclure un itinéraire marquant les étapes classiques de la mobilité ouvrière et, après avoir résidé dans une ville industrielle moyenne de la Loire puis dans une banlieue de Lyon, ils entraient dans la grande ville par sa périphérie. Le cas des Bertotto illustrait encore la capacité des quartiers neufs à accueillir les nouveaux venus dans la grande ville. Les possibilités de logement comme les nouvelles installations industrielles et les emplois qu’elles induisaient les amenaient rue Longefer. De nouveaux immigrés italiens appartenant au réseau relationnel qu’ils avaient conservé en Italie les rejoignirent. En 1921, sur les vingt chefs de ménage nés en Italie présents dans la base de données, quatorze appartenaient au monde du travail manuel et huit d’entre eux étaient déclarés comme manœuvres. Plus des trois quarts étaient mariés ou avaient une famille à charge.

Les huit Espagnols, autrement dit moins de 2 % du total de la population recensée, se concentraient pour leur part chemin de la Plaine et six d’entre eux étaient ouvriers 96 . Originaires de la province de Carthagène, ils appartenaient peut-être à ce premier courant migratoire enclenché à la faveur de la guerre, à moins qu’ils n’aient fait partie des immigrés économiques arrivés en famille au lendemain du conflit. Un témoignage d’une descendante de ces premiers émigrés, recueilli à Saint-Priest, certifie que son père était venu « pour des raisons économiques, d’un petit village, la Union, près de Carthagène, où la plupart des hommes étaient employés dans les mines », et précise qu’ « on savait au pays qu’il y avait beaucoup d’industries à Lyon, dans le quartier de Monplaisir » 97 . Son père, arrivé pour sa part avant 1914, avait d’ailleurs été embauché aux Aciéries du Rhône et s’était marié avec une Espagnole, qui « venait du même pays », dans la mairie de l’actuel « 8e arrondissement ». D’autres exemples confirment que, parmi les Espagnols de Saint-Priest, certains avaient d’abord séjourné, au début des années 1920, dans ce « 8e arrondissement » 98 , avant de s’établir définitivement dans la banlieue. Des indices livrés par les listes nominatives montrent qu’on avait bien affaire à une première génération d’immigrés encore mal intégrés dans la société française, qu’il s’agît des Espagnols ou même des Italiens. Quand on examine notamment, non plus la répartition par nationalité des chefs de ménage, mais celle par pays de naissance, on retrouve à peu près les mêmes chiffres : vingt étaient nés en Italie et huit en Espagne. Presque tous avaient conservé leurs nationalités d’origine et aucun n’était inscrit sur les listes électorales. Cependant les cas des Italiens et des Espagnols différaient par l’ancienneté des traditions des courants migratoires. Les quelque huit ménages espagnols enregistrés montrent bien que leur immigration était plus récente. Quand les ménages étaient composés de couples avec enfants, les conjoints étaient tous deux de nationalité espagnole et leurs enfants, sauf les plus jeunes, étaient nés en Espagne. Dans les familles italiennes, beaucoup plus nombreux et plus âgés étaient les enfants nés en France et on pouvait compter quelques mariages mixtes. Enfin, le regroupement des Italiens ou des Espagnols s’installant sur des espaces restreints, s’y fixant parfois, à l’image de certains migrants provinciaux, laisse deviner l’existence, au début des années 1920, de micro-sociabilités définissant autant de divisions de l’espace social du territoire paroissial qui allaient se confirmer les années suivantes.

Le cas de la population originaire d’Afrique du Nord se distinguait nettement de la situation de tous les autres immigrés. Si l’on remarquait la présence de quelques Européens, des Espagnols notamment, ou de très rares Marocains et Tunisiens, l’essentiel de cette population était composé par les Algériens, déjà étudiés pour l’ensemble de la ville de Lyon par Geneviève Massard-Guilbaud 99 . Citoyens français, ne possédant pourtant pas de droits politiques, ils ne sont souvent identifiables qu’à travers l’indication, par les listes nominatives, de leur lieu de naissance. Les Algériens du Transvaal n’ont pas échappé aux investigations de Geneviève Massard-Guilbaud et les documents que j’ai pu retrouver ne font que confirmer ou compléter ses conclusions. Alors qu’ils étaient absents des listes nominatives de 1921, ils apparaissaient en nombre dans le quartier à partir de 1926. La base de données constituée rassemble 25 chefs de ménage algériens pour 1936. La consultation rapide des listes nominatives de 1931 montre qu’en fait l’effectif des Algériens a diminué au cours de la première moitié des années 1930. Cette évolution est conforme aux rythmes reconstitués par Geneviève Massard-Guilbaud. Pour l’ensemble du Rhône, la croissance de la population algérienne fut « plus forte que la moyenne française entre 1921 et 1926 » et continua jusqu’en 1931 100 . De plus, à partir de 1926, « de nouveaux quartiers », parmi lesquels Monplaisir, accueillaient « les nouvelles générations d’immigrants » 101 , les rassemblant selon des logiques régionales. Monplaisir regroupa ainsi une partie des Zibans, installés par ailleurs dans la banlieue sud, sur la rive droite du Rhône 102 , mais pas exclusivement comme l’indiquait le recensement de 1936. L’implantation des Algériens s’articula autour de « deux pôles, celui du Transvaal et celui de Monplaisir-la-Plaine », en fait « les deux pôles les plus excentrés par rapport au centre de Lyon » 103 . Et l’auteur d’évoquer les formes urbaines prises par le quartier neuf du Transvaal, localisant et décrivant les logements algériens en 1931 104 . Les listes nominatives les situaient sans surprise dans les garnis où ils s’entassaient à plusieurs, comme le laissait supposer la quarantaine de manœuvres étrangers, dont trente Algériens, rassemblés en 1926 au 11 de la rue Edouard Nieuport. En 1931 et 1936, on les retrouvait aussi dans les garnis des rues plus anciennes du Transvaal, rue Longefer ou rue du Quartier Neuf, mais ils demeuraient plus nombreux dans les logements des voies plus excentrées. En 1936, alors que la concentration de la rue Edouard Nieuport s’était résorbée, plusieurs résidaient rue Claude Viollet ou rue Colette, et neuf Algériens de Constantine logeaient dans un garni au numéro 1 du chemin de la Plaine. Ces migrants étaient en majorité de jeunes célibataires, employés massivement comme manœuvres dans les grandes usines de la périphérie de Monplaisir. En 1936, les listes nominatives identifient certains employeurs et on reconnaît parmi ces derniers la Société Paris-Rhône, les Forges de Crans, la Société des Produits Chimiques Coignet, la Société des Automobiles Berliet, la Compagnie du Gaz, etc. Alors qu’ils résidaient dans le quartier du Transvaal, ils travaillaient parfois à Vénissieux ou à Saint-Fons. Geneviève Massard-Guilbaud observe que leur situation professionnelle déjà médiocre se dégrada au cours des années 1920 105 . Au début de la décennie suivante, ils éprouvaient les premiers les conséquences de la crise. Le renouvellement permanent des migrants accentuait l’instabilité de cette population dont la mobilité résidentielle était de règle. Il était exceptionnel de repérer les mêmes individus sur des documents de dates différentes. Les Algériens vivant en concubinage, et plus encore ceux qui étaient mariés, étaient aussi rares que les individus stables. Ils existaient pourtant et les couples formés répondaient aux caractéristiques mises en évidence par Geneviève Massard-Guilbaud, qui a suivi en particulier l’itinéraire d’un couple mixte résidant sur le territoire paroissial, rue Longefer, tout au long des années 1920 et 1930 106 . Ce fut la seule famille à se fixer dans le quartier, les autres couples vivant en meublés connaissant presque la même mobilité résidentielle que les célibataires.

En 1936, les étrangers composaient désormais un peu plus de 14 % des habitants du territoire paroissial. La communauté italienne s’était renforcée et son intégration semblait avoir progressé. Les mariages mixtes étaient plus nombreux, des natifs italiens avaient obtenu la nationalité française et étaient inscrits sur les listes électorales 107 . Ces remarques valaient plus encore pour la deuxième génération, comme l’a montré le suivi d’un des fils Bertotto. Certaines familles pouvaient même se prévaloir d’une réussite économique, c’était du moins l’image que l’épicerie - laiterie de la rue Seignemartin renvoyait aux autres habitants du quartier et que Pierre Dussap choisissait de mettre en valeur dans son témoignage. Certains Italiens alimentaient pourtant le groupe des migrants instables logés dans les garnis du Transvaal et employés dans les grandes usines des alentours. Le recensement des manœuvres de la rue Edouard Nieuport le montrait clairement. D’un recensement à l’autre, on ne retrouvait pas les mêmes individus. L’année 1926 avait saisi 19 Italiens, dont 18 célibataires, presque tous logés dans des garnis du numéro 11 ; 12 étaient recensés comme manœuvres, les autres comme ouvriers. Ils venaient renforcer le contingent des travailleurs manuels italiens du Transvaal. Sur les 43 ménages rassemblés dans la base pour cette année-là, plus des quatre cinquièmes appartenaient au monde du travail manuel et la part des manœuvres avait fortement augmenté. Alors que les célibataires ne représentaient qu’un sixième des chefs de ménage en 1921, ils comptaient pour la moitié en 1926. En fait, sur l’ensemble des ménages italiens inclus dans la base de données, un peu moins de 30 % apparaissaient au moins à deux dates différentes, souvent à la fois dans les années 1920 et 1930. Les autres semblaient donc se caractériser par la mobilité résidentielle propre à la classe ouvrière dépendante de l’offre d’emploi. La situation changeait cependant à nouveau dans les années 1930, après la nouvelle vague d’arrivées de la décennie précédente. En 1936, la proportion des célibataires avait été ramenée au niveau de 1921, l’essor de la catégorie des classes moyennes confirmait certaines observations de Pierre Dussap et si le monde du travail manuel regroupait encore les trois quarts des chefs de ménage, les manœuvres s’étaient effacés devant la catégorie désormais majoritaire des ouvriers ou artisans. Dans les listes nominatives de 1936 qui livrent plus de précisions sur les métiers exercés et les noms des employeurs, on constate que les ouvriers italiens se partageaient entre le secteur du bâtiment et les industries récentes de l’Est lyonnais. Mais certains de ceux qui se fixaient au cours des années 1930, au moins pour quelques années, sur le territoire paroissial, conservaient encore des liens étroits avec les autres communautés italiennes de la ville, alors qu’ils ne semblaient ne développer que peu de relations avec les Français du quartier. Les actes de notoriété retrouvés au cours des sondages réalisés dans les archives de la Justice de Paix découvrent la diversité des situations. Parmi les témoins comparaissant devant l’administration judiciaire, on compte autant de résidents du même quartier que le demandeur que d’individus venant d’autres quartiers ouvriers de la ville (Gerland, la Guillotière essentiellement) ou parfois de banlieues lyonnaises (Saint-Priest par exemple). Et les témoins d’origine française s’effaçaient largement devant les natifs italiens. Autrement dit c’étaient le plus souvent des Italiens du Transvaal qui accompagnaient leurs compatriotes devant les tribunaux français, corroborant ainsi toutes les impressions d’une division sociale du territoire paroissial.

Les Espagnols n’avaient pas laissé le même souvenir à Pierre Dussap. S’il les citait en premier dans sa réponse à la question portant sur les étrangers du quartier, c’était pour souligner leur situation marginale. Certes, l’ascension économique de quelques familles avait retenu son attention, et il évoquait la fondation de petites entreprises dans le secteur du bâtiment, ou l’obtention d’un poste de directeur de banque par l’un des enfants de la deuxième génération de l’immigration. Mais la réalité de l’émigration économique commençait par des emplois de peintre ou de plâtrier à la tâche, la vente de charbon livré avec une charrette qui coûtait les efforts de toute la famille. Elle commençait souvent par l’absence du nécessaire, la difficulté à se loger qui conduisait à l’entassement de toute une famille dans une cabane de jardin, la difficulté à nourrir tous les enfants, dont les listes nominatives nous disent qu’ils étaient nombreux. En 1936, sur les 17 chefs de ménage nés en Espagne, un seul avait acquis la nationalité française, 14 étaient employés comme ouvriers dans le secteur secondaire. On ne comptait pas de célibataires, l’émigration était restée une histoire familiale, dans la logique du courant migratoire qui avait suivi la guerre. La majorité des nouveaux arrivants avait rejoint les familles déjà installées au 37 du Chemin de la Plaine. A l’origine de cet ensemble de logements se trouvait une ancienne ferme que ses locataires s’étaient partagée tout en y ajoutant de nouvelles constructions. Pour Pierre Dussap, le Clos Collomb était « à part du reste du monde, hors du cadre » des habitants du Transvaal. Ces Espagnols étaient encore plus mal intégrés à la société urbaine du Transvaal que les Italiens. Avec peut-être un espoir de retour, ils conservaient des liens étroits avec leur pays d’origine, ils y retournaient encore périodiquement avant que la Guerre d’Espagne ne vînt troubler la régularité de ces relations.

Les autres nationalités désormais présentes sur le territoire paroissial ne relevaient pas toutes des mêmes logiques migratoires. Parmi les immigrés de l’Europe orientale, on comptait essentiellement des Russes 108 , mariés et employés comme ouvriers dans les usines de Monplaisir la Plaine. La majorité d’entre eux logeaient dans les rues du nouveau lotissement formé par les rues Claude Viollet, Catherine Favre et Toussaint Mille. Sept des huit Polonais recensés, presque tous pensionnaires rue Pierre Sonnerat, étaient en revanche des étudiants célibataires, fréquentant peut-être la faculté de médecine. Mais les dix-neuf chefs de ménage arméniens, parfois signalés dans les listes nominatives comme turcs, retiennent plus sûrement l’attention 109 . Composés pour la plupart de familles élargies, les ménages arméniens se rassemblaient dans le même lotissement que les Russes, mais seize d’entre eux résidaient dans une seule des rues, la rue Catherine Favre, observant le même isolement, signe du repli communautaire qui caractérisait partout ailleurs les Arméniens. La comparaison des recensements de 1931 et 1936 montre leur arrivée massive au cours de la première moitié de ces années 1930, puisqu’en 1931 on ne trouvait que cinq ménages arméniens. La communauté qui s’était regroupée était largement structurée par des liens de parenté et certains de ses membres semblaient venir des mêmes régions de la Turquie. Les quatre cinquièmes étaient ouvriers. Encore une fois, après les Espagnols, les Russes et les Arméniens, arrivés sur le territoire paroissial au cours des années 1930, avaient choisi de s’implanter dans des rues éloignées du centre du Transvaal et leur marginalité géographique reflétait leur exclusion sociale. Certes, à l’échelle du territoire paroissial, la situation des étrangers plaidait pour leur dispersion au sein du tissu urbain lyonnais et, justement parce que les étrangers apparaissaient très minoritaires, le quartier du Transvaal semblait devenir un « lieu de rencontre entre les sociétés migrantes et la société d’accueil » 110 . Mais quand on change à nouveau d’échelle et qu’on étudie les micro-logiques territoriales, on revient à l’impression d’un isolement des nouveaux venus. Si les Italiens s’étaient insérés dans les rues les plus anciennes du Transvaal, signe de leur plus grande intégration, les Espagnols et les Arméniens demeuraient confinés à sa périphérie. Il faut aussi remarquer la place qu’avaient prise les étrangers dans le mouvement des lotissements, même si leurs installations restaient marquées par une plus grande précarité que celle des Français 111 . Les Arméniens, dont on connaît l’histoire tragique, trouvaient « là l’occasion d’enraciner la communauté en lui construisant un nouveau territoire ». « Les solidarités de la vie quotidienne et les pratiques héritées de la vie passée » restituaient les repères perdus avec la migration mais permettaient aussi aux individus « d’entrer sans violence dans la modernité » 112 de la ville.

Toutes les remarques conduisent au même résultat : pour rendre compte de la réalité sociale du territoire paroissial, la population qui l’habitait doit être saisie dans son hétérogénéité. Mais si l’analyse des clivages sociaux et démographiques paraît essentielle à la mise en place d’éventuels critères d’explication de la fréquentation paroissiale, l’évaluation de la mobilité résidentielle de cette population doit absolument accompagner cette première étude. Bien sûr, certaines variables se recoupent et l’on a déjà accumulé, au cours de l’examen systématique des différentes caractéristiques des ménages recensés, des données permettant de formuler certaines hypothèses. Ainsi, on a pu s’apercevoir que les ménages de solitaires, composés de célibataires et d’étrangers, occupant en proportion plus importante des emplois de manœuvres, avaient une plus grande propension à l’instabilité. Mais pour en terminer avec le portrait social des habitants du territoire paroissial, il faudrait tenter de mesurer la part de cette population instable. Pour cela, deux approches différentes sont à combiner. On peut d’abord croiser les données des recensements avec celles des listes électorales, en partant de l’hypothèse déjà éprouvée que l’inscription sur une liste électorale, acte volontaire, marque l’intégration d’un individu dans la société urbaine et ses institutions, la non inscription révélant au contraire une situation de marginalité sociale ou urbaine. La comparaison des listes nominatives et électorales oblige à exclure de l’expérience tous les chefs de ménage ne répondant pas au critère de la citoyenneté active française, autrement dit les femmes et les étrangers. En cela réside une première limite de l’expérience, puisqu’une femme était autant susceptible qu’un homme inscrit sur les lites électorales de résider de façon stable sur le territoire paroissial, d’être insérée dans la vie du quartier et de constituer une paroissienne potentielle. Et la démonstration peut par exemple être reprise pour un Italien établi dans le quartier avant 1911. Pour cette raison, j’examinerai aussi la stabilité de la population à partir du suivi des habitants de quelques voies sur plusieurs années. Il s’agit alors d’évaluer la part des chefs de ménage qu’on ne retrouve qu’une fois sur les listes nominatives aux différentes dates des recensements entre 1921 et 1936 et, à l’opposé, celle des familles durablement installées. Cette approche rencontre aussi plusieurs limites : non seulement il faut tenir compte des oublis des employés municipaux réalisant les opérations de recensement (un même ménage peut apparaître en 1921, 1926, 1936 et pas en 1931, ce qui laisse supposer une certaine marge d’erreur dans l’évaluation si l’on inventorie tous les autres cas de figure d’oublis possibles), mais il faut aussi envisager les cas de mobilité résidentielle qui auraient pour limites le territoire paroissial lui-même et qui m’auraient échappé puisque mon évaluation n’a porté que sur un échantillon restreint (le suivi de quelques familles a démontré la réalité de cette éventualité).

L’analyse menée à partir des listes électorales n’a donc concerné que les chefs de ménage masculins, de nationalité française et âgés de plus de 21 ans. 236 individus répondant à ces critères et présents dans le fichier construit d’après les listes nominatives ont été sélectionnés pour l’année 1921 et j’ai vérifié qu’ils étaient inscrits sur les listes électorales du 7e arrondissement et du 3e arrondissement pour l’avenue Esquirol. Je n’ai donc travaillé que sur un nombre réduit de voies mais suffisamment représentatives de la diversité du territoire paroissial. Les 236 sondés formaient alors exactement les trois quarts des chefs de ménage recensés dans ces voies. Un peu plus de 51 % d’entre eux ont été retrouvés sur les listes électorales et ce chiffre révèle la faible insertion des habitants du territoire paroissial dans la société urbaine, à l’image d’un quartier neuf encore mal intégré à l’espace urbain. La marginalité sociale accompagnait la marginalité urbaine. En 1936, les résultats montrent la progression des inscriptions. Sur les 663 sondés, 467 étaient inscrits, soit plus de 70 % du total. Mais cette fois, les 663 individus ne représentaient plus que 60 % des chefs de ménage résidant dans les voies qui avaient servi à la construction de l’échantillon. Certes, il est légitime d’en déduire la meilleure insertion des hommes de nationalité française âgés de plus de 21 ans au sein de la société urbaine et cette meilleure insertion indique le plus grand degré d’urbanité atteint par la périphérie lyonnaise. La ville et ses institutions, son ordre et ses normes, pénétraient désormais mieux les confins de la commune. Dorénavant, la marginalité sociale concernait moins l’ensemble de l’espace considéré que certains groupes sociaux au sein de cet espace, contribuant d’autant mieux à sa division sociale. Les femmes, les étrangers, comme les coloniaux qui n’accédaient pas à une citoyenneté active, étaient plus nombreux et la société dessinée par les listes électorales s’éloignait plus encore de la société réelle. Il est vrai que, dans l’échantillon retenu, le nord du territoire paroissial était plus faiblement représenté, mais ce choix répondait finalement aux modalités de la croissance démographique qui concentrait de plus en plus les habitants dans le Transvaal et à l’est et au sud du territoire paroissial.

Tableau 9 : Catégories professionnelles des inscrits et des non inscrits en 1921 et en 1936 (pourcentage).
Catégories professionnelles 1921 1936
  Inscrits Non inscrits Inscrits Non inscrits
Industriels 1,71 2,73 1,93 1,04
Cadres supérieurs 4,27 1,82 2,14 2,59
Techniciens et cadres moyens 5,98 2,73 5,14 4,66
Employés 4,27 6,36 11,99 9,33
Services publics et assimilés 5,13 6,36 7,71 6,22
Petits commerçants 3,42 2,73 4,5 6,22
Ouvriers ou artisans 10,26 16,36 17,34 11,92
Ouvriers 36,75 34,55 31,91 31,09
Manœuvres 10,26 12,73 7,71 17,62
Agriculteurs 11,97 6,36 2,36 1,55
Retirés des affaires 4,27 7,27 6,64 4,66
Personnel de services 1,71 0 0,21 0,52
Divers 0 0 0 2,59

En 1921, le profil social de la population paroissiale esquissé à partir des listes électorales ressemblait finalement à celui déduit des listes nominatives : les poids respectifs des mondes du travail manuel et des classes moyennes étaient ainsi évalués à l’identique. La faible part des retirés d’affaires, 4,27 % des inscrits en 1921 contre presque 13 % des chefs de ménage recensés à la même date, réaffirmait cependant la distorsion que faisaient subir à la réalité sociale de la périphérie urbaine les listes électorales. Le décalage passait ici par la négation des veuves, retraitées ou inactives, puisque les deux catégories étaient rassemblées dans le groupe des retirés d’affaires et cette négation nuisait à l’appréhension d’un fait social essentiel dans cet après-guerre qui pouvait particulièrement marquer la vie paroissiale. Deux ensembles étaient en revanche sur-représentés, les classes dirigeantes et les agriculteurs, tandis qu’à l’intérieur des grandes catégories, la distribution des groupes professionnels était modifiée. Les meilleurs résultats obtenus essentiellement par les agriculteurs, les cadres supérieurs et moyens, tenaient à leur meilleure insertion dans la société politique de la ville, soit en raison d’un habitus propre à ces catégories sociales, soit en raison de leur plus longue présence et, en conséquence, de leur plus grande intégration dans un espace que d’autres venaient de rejoindre. Le marquage social de l’espace périphérique différait donc selon les groupes sociaux considérés et, aux comportements culturels liés à la classe sociale qui conditionnaient la capacité à s’insérer plus ou moins rapidement dans la société urbaine, s’ajoutaient la précocité et la durée de l’installation des individus. L’évolution du groupe des ouvriers ou artisans en témoigne. Sous-représentés en 1921, ils étaient sur-représentés en 1936. Même si la comparaison des inscrits et des non inscrits, qui ne retenait que les citoyens français, conforte certaines des conclusions déduites de l’étude des listes nominatives des recensements, les listes électorales avaient par ailleurs tendance à accentuer certaines des caractéristiques et des évolutions qui avaient été mises en évidence. Tandis que les évolutions divergentes des ouvriers ou artisans et des manœuvres étaient intensifiées, le poids des classes moyennes était exagéré. Les graphiques 3b et 4b traduisent en valeur relative ce que les graphiques 3a et 4a pour 1921 et 1936 expriment en valeur absolue : au-delà d’une répartition des inscrits et des non inscrits selon leur groupe professionnel dont a déjà rendu compte le tableau 9, ils retracent la propension de chaque groupe professionnel à s’inscrire sur les listes électorales. Une première observation confirme la remarque générale qui avait introduit l’analyse : le taux d’inscription global a progressé avec le temps. Mais il est aussi intéressant de noter les évolutions positives de certaines catégories parvenant à rattraper leur retard sur celles qui avaient, en 1921, une plus grande propension à s’inscrire sur les listes électorales. Autant que l’enracinement du groupe des ouvriers ou artisans dans le Transvaal ou de celui des retirés d’affaires que désignent leurs plus grands taux d’inscription en 1936, le recul de la proportion des cadres supérieurs et des agriculteurs inscrits par rapport aux non inscrits révèle le renouvellement des premiers, en sous-entendant notamment la présence parmi eux des étudiants, et l’effacement des seconds sur le territoire paroissial. Par ces analyses croisées, on parvient à retrouver les recompositions sociales qui touchaient alors un espace dont les fonctions urbaines se démultipliaient.

Graphique 3a : Répartition des inscrits et des non inscrits sur les listes électorales de 1921 selon leurs groupes professionnels
Graphique 3a : Répartition des inscrits et des non inscrits sur les listes électorales de 1921 selon leurs groupes professionnels
Graphique 3b : Proportion des inscrits et des non inscrits dans chaque groupe professionnel en 1921
Graphique 3b : Proportion des inscrits et des non inscrits dans chaque groupe professionnel en 1921
Graphique 4a : Répartition des inscrits et des non inscrits sur les listes électorales de 1936 selon leurs groupes professionnels
Graphique 4a : Répartition des inscrits et des non inscrits sur les listes électorales de 1936 selon leurs groupes professionnels
Graphique 4b : Proportion des inscrits et des non inscrits dans chaque groupe professionnel en 1936
Graphique 4b : Proportion des inscrits et des non inscrits dans chaque groupe professionnel en 1936

L’examen d’autres paramètres que ceux fournis par les catégories professionnelles des inscrits ou des non inscrits corrobore les conclusions retenues de l’étude des listes nominatives. Ainsi les individus mariés s’inscrivaient en proportion plus grande que les célibataires sur les listes électorales et parmi ces individus mariés, c’étaient ceux qui avaient des enfants qu’on retrouvait relativement plus souvent sur ces listes. En 1921 et en 1936, les célibataires et les chefs de ménage réduits à une seule personne étaient d’ailleurs nettement sous-représentés dans les listes électorales par rapport aux listes nominatives. En 1921, ils représentaient respectivement 3,30 % et 4 % des inscrits alors qu’ils avaient formé 10 % et 11 % des chefs de ménage recensés et en 1936, les chiffres étaient encore plus éloquents : 4 % environ pour les deux catégories dans le premier cas, contre 15 % et 17 % environ dans le second cas. La conclusion opposée s’imposait pour les mariés : plus de 90 % des inscrits en 1921 et en 1936 étaient mariés, alors qu’ils ne représentaient qu’un peu plus de 72 % des chefs de ménages recensés aux mêmes dates. La comparaison qui s’établissait à partir du critère des enfants départageant les couples mariés reprenait la même tendance, en l’amoindrissant cependant. 21 % des inscrits en 1921 et 32 % en 1936 étaient mariés sans enfants quand 51 % en 1921 et 47 % en 1936 étaient mariés avec des enfants à charge. Sur les listes nominatives ils avaient composé respectivement 21 % et 25 % pour les premiers et 40 % et 38,5 % pour les seconds. Le mariage en premier lieu, la naissance des enfants ensuite étaient bien des critères d’insertion dans la société urbaine et de stabilité résidentielle. La démonstration pourrait être reconduite en considérant cette fois le critère des origines géographiques des individus. On s’apercevrait du poids plus important, au sein des inscrits, des natifs de Lyon et des migrants les plus anciens et on en conclurait à nouveau au caractère essentiel de l’ancienneté de l’entrée et de l’installation dans la ville dans la mesure de l’insertion des individus dans la société urbaine.

La recension des adresses des inscrits montre de la même façon la prédominance des parties les plus anciennement habitées du territoire paroissial. Ce n’est ni dans les garnis ni dans les nouveaux lotissements qu’il faut chercher les électeurs et la constatation rejoint les conclusions tirées de la recherche menée à partir des listes nominatives sur le renouvellement de la population entre 1911 et 1936. Plusieurs cas sont à distinguer si l’on veut dresser une typologie des espaces en fonction de la stabilité ou de l’instabilité de leurs résidents. De plus, aux logiques spatiales se superpose un critère chronologique. Deux points résument la situation : la présence d’un groupe de ménages stables entre 1911 et 1921, qui s’amenuise progressivement après cette date, et le renouvellement de la population du territoire paroissial dans l’entre-deux-guerres, lié au progrès de l’urbanisation. Le suivi des ménages dès 1911 n’a concerné que quelques rues : la rue Montvert sur les pentes, la rue Longefer et la rue du Quartier Neuf, toutes les deux représentatives du noyau le plus ancien du Transvaal. En 1936, plus aucun des 9 ménages recensés rue Montvert en 1911 n’était présent et seulement 12 des 61 ménages domiciliés en 1911 rue du Quartier Neuf et rue Longefer l’étaient. Les disparitions des anciens ménages s’échelonnaient graduellement sur les quinze ans pour les voies du Transvaal, alors qu’elles étaient beaucoup plus brutales dans le cas de la rue Montvert. Les autres rues des pentes subissaient le même sort. Le fait indique le remplacement des anciennes classes dirigeantes par les cadres des nouvelles activités, qui s’implantaient après la guerre au nord du territoire paroissial, et par certains des membres des classes moyennes en essor. Certains départs étaient aussi dus aux bouleversements entraînés par les installations hospitalières. Le chemin Saint-Alban perdit ainsi de nombreux ménages recensés en 1921, alors que la construction de nouveaux logements plus à l’est amena une nouvelle population. Sur les 91 ménages recensés en 1936, 5 seulement étaient domiciliés à la même adresse en 1921. En revanche, pour les rues des pentes, comme pour les voies drainant le cœur du Transvaal (et là, l’échantillon des rues sondées est élargi aux rues Villebois-Mareuil, Pierre Sonnerat, Président Krüger, des Maçons) entre un tiers et la moitié des ménages de 1921 étaient aussi recensés en 1936. Le reste des habitants se partageait entre un groupe de ménages instables, n’apparaissant qu’une seule fois au cours des divers recensements, et un groupe de familles s’installant dans le Transvaal au tournant des années 1920-1930. Les voies qui étaient caractérisées par la plus grande stabilité ou au contraire celles qui accueillaient très largement la population la plus instable du quartier s’inscrivaient dans les logiques territoriales qui marquaient certains groupes sociaux et qui ont déjà été repérées précédemment. Ainsi, la rue des Maçons qui avait fixé les ouvriers du bâtiment originaires du Limousin en 1921 s’opposait à la rue Edouard Nieuport ou à la rue du Transvaal avec leurs garnis logeant des ouvriers non qualifiés, majoritairement étrangers et célibataires. La distance vis-à-vis du centre du Transvaal apparaissait comme un critère de localisation de la plus grande proportion de ménages stables ou instables, le quartier reproduisant à l’échelle de son territoire le modèle spatial de la ville. Toutes les voies comportaient cependant un noyau de population stable, déjà présente en 1921 ou qui venait se fixer au cours des années 1930. Ainsi, le chemin de la Plaine regroupait 41 ménages en 1921, 74 en 1936, et 13 d’entre eux étaient domiciliés à la même adresse aux deux dates. Ainsi en 1931, 56 ménages étaient recensés dans les rues Catherine Favre et Claude Viollet, 177 en 1936 et l’on retrouve seulement 22 de ces ménages dans les listes nominatives des deux recensements. Certains témoignages ont avancé que la part de population stable s’affirmerait dans les deux décennies suivantes. Les descriptions des catholiques de Notre-Dame Saint-Alban se focaliseraient dans les années 1920 et 1930 sur les familles fixées dans le quartier du Transvaal, mais les individus instables étaient pourtant nombreux et ils contribuaient à façonner la physionomie du territoire paroissial et sa réalité sociale.

Les déplacements intra-urbains de cette population instable ont largement échappé à Jean-Luc Pinol qui avait construit son échantillon d’étude à partir des listes électorales. En empruntant ses conclusions sur les mouvements migratoires et la mobilité résidentielle des Lyonnais de sa seconde cohorte, celle qu’il suit pendant l’entre-deux-guerres 113 , en reprenant ensuite la typologie des quartiers qu’il organise en fonction de la logique des déplacements intra-urbains 114 , on peut toutefois tenter de caractériser l’espace qui nous intéresse dans l’étude de Notre-Dame Saint-Alban. Quartier d’accueil des immigrants, dont la croissance pouvait être alimentée plus « par le courant migratoire que par la dynamique interne de la population urbaine », le Transvaal fonctionnait en cela comme un espace périphérique. Le fort renouvellement d’une partie de sa population pouvait le faire passer pour un quartier de passage. Mais ce turn over est à nuancer, puisqu’il est possible de dégager un noyau stable de ménages. Ces trois éléments le définissent finalement comme un quartier mixte, combinant les différentes fonctions. Le nord du territoire paroissial ne modifiait pas ces données. Cet espace urbain ne doit donc pas s’analyser seulement en termes de différenciation sociale. Son hétérogénéité était aussi due à la diversité des rapports que les individus et les familles entretenaient avec l’espace habité. Et les critères de permanence ou d’instabilité des habitants, comme le fait d’être des nouveaux ou des anciens dans le quartier, deviennent des paramètres importants pour analyser la fréquentation de la paroisse.

Notes
88.

Voir les travaux déjà cités de Maurice Garden, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, op. cit., cartes p. 643-647, et d’Yves Lequin, Les ouvriers dans la région lyonnaise, op. cit., tome 1, cartes p. 512 et 513.

89.

J.-L. Pinol, Les mobilités dans la grande ville…, op. cit. : le chapitre 6 « Les mouvements migratoires », p. 190-194 notamment, dresse un bilan de la fin du XIXe siècle aux années 1930 à partir de quatre cartes présentant l’origine géographique des électeurs en 1896, 1911, 1921 et 1936.

90.

Ibid., p. 194.

91.

Chiffres donnés par Philippe Videlier et Bernard Bouhet, Vénissieux de A à V, 1921-1931, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1983, 296 p.

92.

La bibliographie sur l’immigration étrangère est abondante et j’ai utilisé à la fois des synthèses comme celle dirigée par Yves Lequin, La mosaïque France. Histoire des étrangers et de l’immigration en France, Paris, Larousse, 1988, 479 p., et des publications plus spécialisées, monographies ou articles, sur des minorités étrangères concernant la France, Lyon ou d’autres villes françaises. Les autres références se trouvent dans la bibliographie. Mais je peux déjà signaler certains numéraux spéciaux de revues comme celui, déjà ancien, de Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 7, Juillet-septembre 1985, « Etrangers, Immigrés, Français » ou celui, au contraire récent, du Mouvement Social, « Immigration et logiques nationales. Europe, XIXe-XXe siècles », sous la direction de Marie-Claude Blanc-Chaléard, n° 188, Juillet-septembre 1999. Le centre Pierre Léon a aussi produit sur l’histoire des migrants une série de travaux qui pouvaient me guider dans ce développement. Parmi eux, je n’indiquerai ici que les études qui concernent directement mon sujet. 

93.

P. Videlier et B. Bouhet, Vénissieux de A à V, 1921-1931, op. cit., p. 175.

94.

Voir Stéphanie Condon, « Les courants migratoires italiens vers la Guillotière dans la première moitié du XXème siècle », Bulletin du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale, 1992, 1, p. 5-12, article tiré de The settlement and integration of italian immigrants in a working class district of Lyon, 1890-1954, PHD Geography, University of London, 1987, 419 p.

95.

Ibid., p. 11.

96.

Sur l’immigration espagnole dans l’agglomération lyonnaise, voir Christiane Roussé, Saint-Priest : histoire des immigrations italienne et espagnole : 1922-1945, Lyon, Editions lyonnaises d’art et d’histoire, 1996, 175 p, et Stéphanie Galan, Les Espagnols dans l’agglomération lyonnaise (1914-1939), Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1997, 2 vol., 270 p. + 36 p. d’annexes, Mémoire de D.E.A. sous la direction d’Yves Lequin 

97.

Christiane Roussé, Saint-Priest : histoire des immigrations italienne et espagnole…, op. cit., p. 132.

98.

Ibid., p. 133.

99.

Geneviève Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon. De la Grande Guerre au Front Populaire, Paris, L’Harmattan, 1995, 536 p. Pour replacer cette monographie dans un contexte plus général, j’ai aussi consulté l’article d’Emile Témime, « La politique française à l’égard de la migration algérienne : le poids de la colonisation », Le Mouvement Social, n° 188, juillet-septembre 1999, p. 77-87.

100.

G. Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon…, op. cit., p. 118-119.

101.

Ibid., p. 189.

102.

Ibid., p. 219.

103.

Ibid., p. 213.

104.

Ibid., Carte 34 : Localisation des logements algériens de Lyon. Monplaisir (1931), p. 214.

105.

Ibid. L’étude de la situation professionnelle des Algériens lyonnais est menée dans le chapitre VII intitulé « Manœuvres, chauffeurs et commerçants », p. 261-291.

106.

Ibid., p. 327. Elle donne le nom d’Aïnouche à cette famille, pas recensée dans le quartier avant 1931, mais dont d’autres documents, et notamment les registres paroissiaux, attestent la présence dès 1926.

107.

Sur l’acquisition de la nationalité française par les étrangers résidant dans le Rhône, voir l’article de Jean-Charles Bonnet, « Naturalisations et révisions de naturalisations de 1927 à 1944 : l’exemple du Rhône », Le Mouvement Social, 1977, 98, p. 43-75.

108.

Sur l’émigration russe en France pendant l’entre-deux-guerres, on peut consulter la thèse, réalisée sous la direction d’Hervé Le Bras, de Catherine Klein-Goussef, Immigrés russes en France (1900-1950). Contribution à l’histoire politique et sociale des réfugiés, Paris, EHESS, 1996, 3 vol., 220 + 280 + 33 p. + annexes.

109.

Plusieurs travaux ont été réalisés sur la communauté arménienne de l’agglomération lyonnaise : parmi eux notamment, Mireille Bardakjian, La communauté arménienne de Décines (1925-1971), Lyon, Université Lyon 2, 1972, 2 vol., 132 p. + annexes, D.E.S. sous la direction de Gilbert Garrier.

110.

Marie-Claude Blanc-Chaléard, « L’habitat immigré à Paris aux XIXe et XXe siècles : mondes à part ? », Le Mouvement Social, 1998, 182, p. 29-50, p. 29. Ses conclusions s’appuient le plus souvent sur sa thèse, Les Italiens dans l’Est parisien des années 1880 aux années 1960, une histoire d’intégration, I.E.P. de Paris, 1995.

111.

A l’échelle du territoire, la situation est comparable à celle analysée par M.-C. Blanc-Chaléard pour l’ensemble de la périphérie parisienne. Les citations qui suivent et qui ont pour sujet les Arméniens sont extraites de la page 40.

112.

Ibid., p. 32.

113.

J.-L. Pinol, op. cit., chapitre 6, « Les mouvements migratoires », p. 190-214, et chapitre 8, « Changer de logement, changer de quartier », p. 235-261.

114.

J.-L. Pinol, op. cit., p. 249-253.