La feuille d’invitation aux cérémonies du dimanche 14 décembre 1924 173 avait inclus un schéma du territoire de la paroisse localisant les bâtiments paroissiaux et les moyens d’accès pour ceux qui n’habitaient pas les lieux mais qui désiraient participer aux cérémonies. Son titre, « Schéma du quartier Vinatier-Transvaal à Lyon » reprenait le terme utilisé par l’ordonnance cardinale du 15 octobre 1924 pour dénommer le territoire, en signifiant cette fois explicitement son appartenance à la ville de Lyon. On voyait alors clairement que la paroisse s’étendait sur un territoire au moins partagé entre deux zones. Le nom du Transvaal couvrait la moitié sud correspondant en gros à la plaine qui s’étendait au bas des pentes. Mais le terme de Vinatier ne faisait que rendre compte de la bande attenante au boulevard Pinel, proche de l’hôpital psychiatrique du même nom. Plusieurs problèmes se posent : pourquoi avoir accolé deux termes dont l’un, « Vinatier », ne désignait qu’imparfaitement l’espace recouvert par le territoire de la paroisse ? Pourquoi ne pas avoir repris le nom déjà usité, comme on l’a aperçu dans les anciens plans de Lyon, de Saint-Alban ? On ne pouvait pas nier l’hétérogénéité topographique des lieux, mais en laissant finalement dans l’ombre la partie qu’avaient monopolisée les classes dirigeantes, on ne mettait pas en exergue l’installation de tous les bâtiments paroissiaux précisément au nord du chemin de Monplaisir à Saint-Alban. Le rapprochement de l’Eglise missionnaire et du monde ouvrier s’exprimait formellement dans les discours (l’ordonnance, le schéma du quartier), sinon concrètement dans l’espace. La volonté de départ de confiner l’emploi du terme de « Saint-Alban » au répertoire du vocabulaire paroissial et de le retirer de la désignation des espaces urbains révèle peut-être un souci de ne pas confondre les registres : alors que l’espace urbain était marqué par une division sociale, l’espace religieux se devait d’affirmer virtuellement son unité. Si l’espace au nord de la paroisse continuait à être celui de Saint-Alban, Notre-Dame Saint-Alban ne pourrait plus être la paroisse du Transvaal et de ses ouvriers.
Pourtant, quand Laurent Remillieux dut présenter le territoire paroissial au début de l’ouvrage qu’il avait promis à la maison d’édition Bloud et Gay, après avoir décrit l’inorganisation urbaine « des terrains vagues coupés de grandes artères, des petites maisons à un étage, en général disséminées et formant par endroit des embryons de rues », il différencia deux zones : la « plaine » où les « humbles demeures » abritaient la population la plus dense et la moins favorisée, et la « partie haute » qui, avec les « pentes », rassemblait les « villas » 174 . Mais celles-ci ne retinrent aucunement son attention. Pour lui, en 1919, la population du « quartier », d’ « environ quatre mille âmes » restait, même si ce n’était qu’ « en grande partie », « une population très honnête de travailleurs – beaucoup d’ouvriers, quelques employés ». Et dans l’article qu’il écrivit pour La Vie catholique 175 , les villas et les employés n’apparaissaient même pas et le territoire paroissial se réduisait au « quartier du Transvaal », là « où [avait] été créée Notre-Dame Saint-Alban ». Le vocabulaire employé pour évoquer sa population donnait au lecteur l’impression d’une homogénéité sociale au sein d’une pauvreté marginalisée : « les parias de la grande cité », « chichement salariés », au milieu desquels s’individualisait « un père de famille maladif et pauvre ». Et de passer en revue toutes les misères de ces déshérités : « les taudis », « les trop bas salaires », « la vie chère », « la maladie », « l’ignorance professionnelle », « la nocivité de la rue », « les spectacles immoraux ». L’amalgame qui s’opérait à partir du glissement des conditions matérielles de la vie à leur appréciation morale recelait encore une condamnation de l’environnement urbain que Laurent Remillieux reprendrait tout au long des années 1930. Les ouvriers étaient les victimes de la modernité lue à travers la ville et ses grandes usines.
‘« Prions pour les “déracinés”. Jamais ils n’ont été si pitoyables. Mais qui donc les a arrachés à leur terre, sinon la brutale “industrie” qui, dans les époques de prospérité, ne pensant qu’à produire, cherche partout de la “main d’œuvre”… ? Quel affreux mot !! L’homme n’est pas une “main”, mais une âme. » 176 ’Mais on aurait aussi envie de se demander si cet amalgame ne cachait pas une certaine défiance envers un milieu populaire, autre part décrit comme une « population complètement areligieuse » 177 .
Les sentiments qui portaient Laurent Remillieux vers la population ouvrière du Transvaal seraient à jamais marqués par l’ambivalence. Fautive parce qu’elle refusait les secours de la religion, la classe ouvrière demeurait la victime de la société industrialisée et, à ce titre, méritait la compassion des catholiques. Le curé de Notre-Dame Saint-Alban stigmatisait la violence dont se rendaient coupables les pères de famille, l’alcoolisme qui sévissait parmi les hommes, les comportements déviants qui menaient aux unions illégitimes et aux naissances hors mariage. Mais la morale intransigeante qui rapportait les écarts de conduite aux normes sociales et familiales bourgeoises n’affleurait guère dans les écrits publiés. Les accusations et les condamnations de ce genre étaient confiées aux notes réservées au personnel ecclésiastique de la paroisse. C’est du moins ce que nous laissent supposer les doubles des registres de catholicité tenus entre 1944 et 1949 et destinés à faciliter le suivi pastoral des paroissiens. Alors que les autres sources livrent un discours contrôlé et censuré, qui veillait à construire une image édifiante des relations entre la paroisse missionnaire et les ouvriers du Transvaal, ces documents révèlent au contraire des rapports conflictuels. L’abbé Laurent Remillieux y louait les paroissiens des classes moyennes qui véhiculaient des valeurs culturelles qu’il avait lui-même intériorisées. Il se reconnaissait dans la valorisation des études, le respect de la cellule familiale et l’amour du travail que semblaient prôner les ménages d’employés ou de cadres qui avaient l’occasion de fréquenter la paroisse pour un mariage ou un baptême. Même s’ils n’étaient que des pratiquants intermittents, il leur réservait sa confiance et ses espoirs et attachait à ce milieu socio-culturel privilégié les perspectives chrétiennes les plus solides. Le monde ouvrier était, à l’opposé, investi de toutes les craintes morales et religieuses. Si les écrits diffusés taisaient toute description et ramenaient l’évocation des déviances à leur explication en mentionnant le milieu « déchristianisant » dont les familles ouvrières étaient victimes, les notes confidentielles multipliaient les détails et les jugements. Un seul exemple se rapportant à une famille domiciliée dans le cœur du Transvaal suffit à donner le ton et, confronté au récit du mariage d’un couple de cadres qui se classait parmi les professions intellectuelles, permet de prendre la mesure des amalgames réalisés par l’abbé Remillieux.
‘« La famille Becquet, famille de treize enfants, a sombré sous les crimes du père, travailleur n’ayant pas la foi, excité souvent par la boisson. Dans ces conditions les enfants ont été très malheureux. Paul surtout paraît-il. Or Paul Becquet est un garçon qui a certainement des qualités mais qui est aigri. Mme Becquet que nous connaissons bien, a eu entre autres le tort capital de se contenter pour toute la famille d’une religion purement extérieure. Pour tout l’or du monde, on ne voudrait pas manquer le Baptême et le Mariage à l’église, surtout lorsqu’un public y est mêlé. Mais point de prière, point de connaissance religieuse. Etant sans doute très malheureuse – bestialité de son mari alimentée entre autres par l’alcool – elle est certainement excusable. Mais les résultats sont là, lamentables. Ces enfants n’ont aucun sens de la vie, ils ont souffert. Ils sont menacés comme leur père de jouir n’importe comment toutes les fois qu’ils en auront l’occasion. » 178 ’ ‘« Mariage splendide. C’est elle qui a accroché très fort à notre Famille Spirituelle. Etudiante en Lettres, elle a vécu quatre ans dans le Foyer des Etudiantes, chez les Religieuses du Sacré-Cœur d’Ernemont, 48, avenue Rockefeller. Tous deux sont originaires de Roanne. Lui, ancien élève de Bourgneuf, a connu l’abbé Pigeron par le Scoutisme. Intelligent et travailleur, il a passé par Polytechnique d’où il est sorti dans un très bon rang. Il est actuellement à Paris, chargé de recherches scientifiques par le Gouvernement français. Les études littéraires d’une part et les études scientifiques d’autre part, composent un magnifique milieu, ayant en base et en couronnement une foi vibrante, éclairée. » 179 ’Le caractère tardif de la source présente assurément un inconvénient et, pour cette raison, elle est susceptible d’exprimer un décalage avec les positions soutenues par le prêtre lors des débuts de l’histoire paroissiale. Mais je n’ai pu trouver de documents plus anciens de même nature et les témoignages restitués par ces notes sont finalement les seuls à nous permettre d’approcher le plus justement, au-delà d’un discours orienté par ses intentions, les jugements portés par Laurent Remillieux sur le milieu ouvrier qui l’entourait. Le rapprochement des deux textes choisis semble symptomatique de la connivence ressentie par le prêtre avec les milieux intellectuels et celui des classes moyennes comme de son rejet des comportements attachés aux « vices » d’un milieu social défavorisé. Les comportements sociaux et religieux sont d’ailleurs inextricablement liés et l’amalgame définit la conception des classes sociales de Laurent Remillieux. Même si Laurent Remillieux ne refusait pas aux jeunes mariés de la famille Becquet le statut de victimes, – ils étaient en somme « quatre irresponsables victimes des fautes de la société et des fautes de leurs proches qui eux-mêmes certainement [n’étaient] pas de vrais coupables » –, les ouvriers déchristianisés composaient encore la classe dangereuse qui avait alimenté la peur sociale et politique des classes dominantes du XIXe siècle.
La vision criminogène des ouvriers était donc circonscrite à cette source particulière. Dans les écrits officiels, Laurent Remillieux construisait de la population du quartier une image positive mieux adaptée à ses intentions. Les travailleurs de force qui appartenaient à la masse des déshérités étaient des hommes de bien, des âmes droites qui, instinctivement, savaient choisir entre le bien et le mal. Laurent Remillieux insistait sur leur sens du travail et de la famille et ces qualités fondaient, en dépit de la distance sociale et religieuse qui les séparait de leur prêtre, une communauté de valeurs qui les rendait accessibles au discours catholique. Et cette fois, ces propos se retrouvent tout au long de la période. Les deux textes suivants ont été écrits à l’occasion du décès de deux ouvriers du quartier du Transvaal : le premier annonce une messe à l’intention d’un défunt, célébrée le 18 mai 1924, tandis que le deuxième est daté de 1945.
‘« M. Debesson était, parmi tant d’autres, une de ces âmes de bonne volonté à qui les conditions de vie, souvent anormales et pénibles, ne permirent pas de fournir toute la mesure de sa valeur humaine. C’est pourquoi nous l’aimions et le trouvions infiniment digne de l’effort des vrais chrétiens à libérer leurs frères des puissances égoïstes qui anémient les corps et oppriment les âmes. » 180 ’ ‘« M. Charvoz était communiste. Mr le Curé le rencontrait presque tous les samedis chez le coiffeur. C’était un travailleur de force ; un buveur. Mais c’était une âme droite. Il avait un sens exact de la justice distributive. » 181 ’Félix Debesson, employé O.T.L., logeait en 1921 rue Longefer, avec son épouse et ses trois enfants. Martin Charvoz, terrassier, habitait le Transvaal depuis 1929. Il était marié et, en 1936, avait été recensé rue Président Krüger. Aucun des deux ne participait à la vie paroissiale mais ils semblaient avoir noué avec le curé de Notre-Dame Saint-Alban des rapports tout à fait cordiaux. Ces deux figures ouvrières paraissaient caractéristiques de la société du Transvaal, du moins de la représentation de cette société par Laurent Remillieux. L’insistance à focaliser l’attention de ses lecteurs sur ce type d’ouvriers rejoignait son insistance à imposer l’image d’une société idéale et pacifiée, où les tensions qu’auraient pu provoquer les différences se dénouaient dans la tolérance. Ainsi en était-il de ses évocations des difficultés de logement des familles ouvrières ou de l’existence de forains sur le territoire paroissial. L’affaire qui avait mobilisé en 1936 une partie du voisinage contre les nomades contrariait pourtant la vision qu’avaient de leur présence les cadres de la paroisse. Aux yeux de ces derniers, leur marginalité sociale et leur pauvreté les désignaient précisément comme des sujets privilégiés de l’apostolat paroissial. Le registre paroissial de 1929 avait consigné au bas de l’acte de baptême d’un enfant des « Romanichels » l’analphabétisme des parrain et marraine 182 et Laurent Remillieux avait décrit à plusieurs reprises le dénuement dans lequel ils vivaient. Mais plus encore, il louait la solidarité qu’ils exprimaient à chaque événement de la vie de la communauté et leur piété exemplaire, sans jamais suggérer leurs difficultés d’intégration au sein de la société du quartier. Le prêtre insistait sur la pauvreté voire sur l’indigence de certains habitants du quartier tout en masquant les conflits sociaux qui leur étaient liés, et ceux qui ont raconté après lui l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban ont repris cette présentation.
La réduction de la population aux ouvriers appuyait finalement le projet missionnaire d’une paroisse au service des plus déshérités, sur les plans matériel et spirituel, dans la tradition de l’Eglise des pauvres. Toujours dans cette tradition, Laurent Remillieux se réjouissait d’avoir partagé avec ses ouailles, à son arrivée dans le quartier, le même dénuement. Il confiait son embarras à trouver un logement correct et son souci de fuir toute velléité de confort petit-bourgeois.
‘« Entre la Sainte Eucharistie qui n’a qu’un toit de fortune et des amis qui s’abritent comme ils peuvent sous des masures, souvent inhabilement construites par eux-mêmes, il serait choquant que des prêtres, même dans une maison très simple, fassent, si peu que ce soit, figure de « bourgeois » à l’aise…En 1926, Laurent Remillieux a été recensé au 4 de la rue Villebois-Mareuil, dans le quartier du Transvaal donc, où il logeait avec Louis Clerc, inscrit comme sacristain. Etait-ce ce logement que le prêtre évoquait dans son article ? Entre les usines Progyl et les établissements Aurand et Bohl, il avait effectivement cohabité avec les ouvriers du Transvaal, dans l’espace dominé par le monde du travail manuel. On n’a retrouvé aucun renseignement sur la maison du 4 de la rue Villebois-Mareuil, qui aurait dû se situer après l’angle formé avec la rue du Quartier Neuf : sur les plans au 1 / 500e du début des années 1920 184 , une maison figurait bien à ce niveau, mais on retrouve ses autres occupants recensés comme seul ménage résidant les autres années. S’agit-il d’une erreur de numérotation, existait-il plusieurs logements qui auraient été détruits par la suite ? Le 4 rue Villebois-Mareuil n’apparaît pas non plus consigné dans les registres des matrices cadastrales. On ne peut donc rien savoir sur le propriétaire du logement ni sur l’aspect de celui-ci. Tout au plus peut-on lui prêter les caractéristiques générales des rues du quartier du Transvaal. Remarquons tout de même qu’on se plaçait au plus près du chemin Saint-Alban, et donc du « quartier » Montvert, et surtout qu’une employée de maison habitait les lieux. Proche de la soixantaine, elle devait assurer le quotidien ménager du curé de Notre-Dame Saint-Alban, service habituel rendu aux ecclésiastiques chargés d’une cure, mais qui représentait déjà un luxe échappant aux autres célibataires du Transvaal.
Dans les années antérieures à 1926, le compagnon de l’abbé Remillieux avait été Laurent Colin 185 , ce « vicaire » annoncé par Laurent Remillieux et arrivé en 1921, qui n’en avait pas encore le statut légal même s’il en assurait les fonctions. Ce fut peut-être à cause de lui que l’abbé Remillieux dut déménager une première fois. Car les listes nominatives du recensement de 1921 avaient déjà enregistré sa présence sur le futur territoire paroissial, mais au 4 de la rue Victor de Laprade, dans une des nouvelles rues des pentes, cette fois dans l’espace où résidaient les classes dirigeantes et les classes moyennes. Sa mère, Augustine Remillieux était notée comme le chef du ménage, composé par ailleurs de Laurent Remillieux, de sa sœur Emilie et d’une domestique, une jeune fille de vingt ans, originaire de la Loire. La maison, pourvue d’une véranda et d’un jardin, avait été imposée comme construction neuve pour la première fois en 1921 186 . Elle se situait près de la baraque en planches, la baraque Adrian, premier oratoire provisoire de Notre-Dame Saint-Alban (son « toit de fortune »), avant l’édification de l’église. Elle appartenait à Victor Carlhian et il n’est pas sûr que le propriétaire exigeait de ses locataires un loyer en rapport avec la valeur de la villa.
Ce furent peut-être ces facilités accordées par l’industriel qui permirent à la famille Remillieux d’être bien logée, bien que Simone Mayery insiste sur la modestie de la « petite maison », achetée par « un ami », « à Montvert rue Victor de Laprade » 187 . De toutes les façons, même lorsque Laurent Remillieux évoquait, dans La Vie Catholique, le premier projet d’établissement des bâtiments paroissiaux dans cette même rue, projet qui n’a pu aboutir en raison du programme d’urbanisme de la Ville de Lyon, il oubliait de mentionner son passage par la villa des Carlhian. Il mettait au contraire en valeur l’anecdote qui le faisait emménager dans le coin d’une salle paroissiale. Les souvenirs, soigneusement sélectionnés, reconstruisaient une réalité qui confortait son argumentation. Si l’on suit par ailleurs Joseph Folliet, on peut aussi retrouver le clergé de la paroisse en formation « en étage, dans un immeuble de l’avenue de Rockefeller, en face de l’usine de la Buire » 188 , peut-être dans les « trois pièces minuscules » désignées dans la citation. En tout cas, l’installation en plein Transvaal ne fut ni un choix de départ ni un choix définitif. La rue Villebois-Mareuil ne constitua qu’une expérience toute passagère. La construction du presbytère, accolé à l’église paroissiale et donnant sur la rue Volney, replaça l’équipe ecclésiastique dans le quartier Montvert, séparé du Transvaal par le chemin Saint-Alban. La localisation des bâtiments paroissiaux sur la carte 6 révèle clairement cette réalité jamais explicitée dans le discours de Laurent Remillieux : situés à la frontière du quartier Montvert et du Transvaal, ils restent extérieurs à la ville ouvrière, à l’image du monde des classes moyennes et dirigeantes qui préféraient à la plaine les villas des hauteurs. En dépit de tous les discours, l’emplacement des bâtiments paroissiaux disait objectivement la distance sociale qui séparait les ouvriers du Transvaal de l’Eglise catholique.
Il est évident que l’austérité du genre de vie observé par l’abbé Remillieux, sa frugalité ou l’aspect spartiate de sa chambre, comme l’édifice de fortune que représentait l’oratoire provisoire, dont on souhaitait qu’il fût « pauvre à la façon des pauvres » 189 , ont contribué à son insertion dans le quartier ouvrier. Il n’en reste pas moins que son discours ne reflétait ni la réalité urbaine du territoire paroissial, ni sa situation au sein de cette réalité. De la même façon, ses omissions, quand il décrivait la population du territoire paroissial, caricaturaient une société plus complexe que ce qu’il voulait bien montrer. Simone Mayery en fixant, elle aussi, son attention sur une catégorie d’habitants, contribuait à faire oublier les autres. On créait ainsi un archétype de la famille installée au Transvaal, qui allait focaliser les projets et les débats, bien qu’il ne concernât, selon Simone Mayery elle-même, qu’une centaine de familles. Les campagnards déjà cités, venus de la Creuse, de l’Auvergne et de l’Isère, étaient attachés à la maison qu’ils avaient construite peu à peu. L’étude sociale de Simone Mayery se focalisait sur l’habitat individuel, sur ces petites maisons entourées d’un jardin potager qui auraient abrité un seul ménage, propriétaire résident. Ce type d’habitat aurait été en accord avec les origines paysannes des ouvriers, qui auraient expérimenté la ville pour la première fois à travers leur établissement dans la périphérie.
‘« Ils gardent de leur origine l’horreur non seulement du « meublé » si familier au citadin de naissance, mais de l’appartement loué, de l’étage. Ils ont la hantise du coin de terre qui serait leur, du toit familial, de l’espace, de la liberté, magnifique ressort moral qui va les lancer dans cette périlleuse aventure : des familles sans ressources vont devenir propriétaires édifiant laborieusement leur logis. » 190 ’La propriété avait fixé le père de famille et la mère au foyer garantissait le bien-être des enfants et l’équilibre du ménage. Les colons du Transvaal offraient un modèle familial édifiant.
‘« [Le père] y revient vite le soir, au sortir de l’usine ; y passe presque intégralement ses loisirs délaissant le café – (il y a très peu d’alcoolisme dans le quartier). […]L’habitant du Transvaal n’était plus que ce colon qui n’avait jamais connu de la ville que sa périphérie en voie d’industrialisation. Ses origines paysannes, la vie familiale et la propriété d’une humble maison l’avaient préservé des dangers moraux qui guettaient l’instabilité et la solitude, autrement dit la désocialisation.
Pourtant, Simone Mayery mentionnait d’autres groupes sociaux présents sur le territoire paroissial. La paroisse réunissait « les bourgeois de Montvert, de l’avenue Esquirol, du boulevard Pinel » et les ouvriers, « les pauvres du Transvaal », « deux milieux sociaux très différents et pleins de préjugés l’un pour l’autre » 192 . De son côté, l’abbé Remillieux reprenait l’opposition classe contre classe et, en valorisant l’humilité et la dignité de la pauvreté alors qu’il dénigrait le mépris des bourgeois et critiquait leurs aises et leur confort égoïste, il choisissait le camp du Transvaal contre celui de Montvert. Tandis que la rencontre des deux milieux se résolvait chez Simone Mayery dans une acceptation de l’autre confinant à la collaboration des classes, conformément aux orientations politiques et sociales de l’Eglise catholique, elle se consommait au contraire dans une lutte des classes, marquée par son anticapitalisme, chez l’abbé Remillieux. Qu’on retrouvât ici l’inspiration du tiers ordre franciscain, qui avait marqué la formation de Laurent Remillieux, n’a rien d’étonnant. Cette hostilité à la bourgeoisie industrielle et libérale se vérifiait constamment dans les discours et les pratiques du prêtre. Elle allait donner l’une des clés de son action pastorale au sein de la paroisse. Les représentations de la société du territoire paroissial avaient cependant en commun, chez les deux auteurs, d’être marquées par une dualité caricaturale qui observait toujours les mêmes silences : où étaient passés la population instable du Transvaal, les manœuvres célibataires cherchant un abri temporaire, le temps d’un contrat de travail, les étrangers fraîchement immigrés, dont les rangs grossissaient d’année en année, les couples sans enfants, qui se formaient et se défaisaient, les ouvriers qui avaient migré de ville en ville et de quartier en quartier, déjà fort éloignés de leurs origines paysannes ? Ceux dont on ne parlait absolument pas participaient de la vie du Transvaal et leur passage sur le territoire paroissial, parfois leur installation pour une décennie ou plus, changeaient les données de la population paroissiale à atteindre.
Là se nichait peut-être un des problèmes. La vision tronquée que produisaient les propos catholiques était bien sûr orientée par les préjugés de leurs auteurs, qui avaient par exemple intériorisé le discours anti-urbain, tenu sur la ville industrielle depuis le XIXe siècle dans la veine du premier catholicisme social. Le mémoire de Simone Mayery, imprégné de l’idéologie catholique sociale, multipliait les références, parfois de façon très explicite, notamment quand elle citait Léon Harmel 193 . Mais cette vision était aussi commandée par les intentions missionnaires des animateurs de la paroisse. L’abbé Remillieux justifiait son projet missionnaire et reconstruisait la réalité en fonction de ce projet et de ses possibles réalisations. La mission en terre urbaine et ouvrière était le fondement de Notre-Dame Saint-Alban, sa raison d’être. C’était avec cet argument que Laurent Remillieux avait imposé son entreprise aux autorités diocésaines. C’était là que se jouait l’actualité du catholicisme européen et le curé de Notre-Dame Saint-Alban contribuait à créer l’événement. En bon publiciste, il signalait son action et lui octroyait la dimension nécessaire à sa célébrité, au risque de proposer des repères simples qui réduiraient la complexité de l’affaire. Il écartait aussi tout ce qui pouvait mettre à mal son programme. Finalement, ses intentions missionnaires ne semblaient s’adresser qu’à une partie de la population : serait-ce que les autres ne l’intéressaient pas ou qu’ils ne pouvaient que lui échapper ? A moins qu’ils ne lui aient déjà échappé, alors qu’il se lançait dans un récit mythique des débuts de la paroisse, une décennie après son arrivée ?
L’ouvrier des nouvelles industries qui avaient façonné cette périphérie urbaine restait enfermé dans les silences du discours catholique. Symbole de la modernité économique et urbaine, toujours vécue comme déclassement et décadence, son expérience du travail et de la ville était ainsi niée. Réduit à un anti-modèle, n’apparaissant qu’en filigrane ou dans des documents paroissiaux à usage clérical interne, l’ouvrier de la deuxième industrialisation, qui avait pourtant donné naissance au quartier du Transvaal, s’effaçait devant une figure plus prometteuse parce qu’elle pouvait véhiculer les valeurs du catholicisme social. Avec elle, le travail n’échappait pas à son cadre familial, le foyer et la propriété l’enveloppaient de leur stabilité rassurante. Si les habitants du territoire paroissial ressemblaient aux ouvriers encore proches du monde artisanal du petit atelier urbain, alors la mission conduite par ces catholiques sociaux devenait possible puisqu’une communauté de valeurs économiques, sociales et familiales facilitait la rencontre. Mais face aux ouvriers des usines modernes, elle risquait par trop d’être réduite à avouer à terme son impuissance. Ne valait-il donc pas mieux pour justifier son exemplarité aux yeux de son public catholique, voire son existence au sein du quartier, que ces derniers fussent oubliés ? 194
En dépit de la réalité, la mémoire de Notre-Dame Saint-Alban transmise par Joseph Folliet aux historiens a assimilé le territoire à un quartier ouvrier. Dans son histoire du diocèse de Lyon, Jacques Gadille dit de l’église de Notre-Dame Saint-Alban qu’elle « fut consacrée en 1924 dans le quartier ouvrier du Transvaal » 195 et dans un article qu’il consacre à la biographie de Laurent Remillieux, il assimile « la paroisse ouvrière de Croix-Luizet, dans la banlieue villeurbannaise » à celle fondée dans « un quartier de l’Est lyonnais, au nom évocateur de Transvaal » 196 . Joseph Folliet, dont la biographie constituait la source principale de Jacques Gadille, avait pourtant repoussé la tentation qui avait assailli d’autres littérateurs contemporains insistant sur la « mauvaise réputation du quartier », une « brousse » 197 qui appelait la mission. Eux préféraient montrer le Transvaal comme un « quartier prolétarien », un « faubourg miséreux », une « zone », « repère d’apaches » 198 . Joseph Folliet soulignait quant à lui, à la suite de l’abbé Remillieux, la présence des « travailleurs creusois, auvergnats et dauphinois, désireux de posséder leur maison et de retrouver, par le jardinage, les plaisirs ruraux de leur jeunesse ». Dans ce « quartier populaire », « les ouvriers formaient une majorité considérable » et, parmi eux, prédominaient les maçons et « les traminots » 199 . Il ne s’agissait donc pas des prolétaires menaçants, happés par le monde de la grande usine, en lutte contre l’ordre social établi, composant cette nouvelle classe ouvrière qui s’était imposée à partir des années 1880. Le discours se voulait rassurant et offrait une image pacifiée des rapports sociaux entretenus par les fondateurs de la paroisse avec les habitants du quartier. On n’en retenait pas moins l’idée d’un espace social homogène au début des années 1920, même si Joseph Folliet avait cité rapidement, à la page précédente, les « villas style 1900 » qui « se dressaient, non sans vanité, sur les hauteurs ». Dissociées, dans le texte, des familles ouvrières, elles ne semblaient pas abriter des paroissiens. Leurs habitants n’étaient pas compris dans la description de la population du territoire paroissial, alors qu’ils apparaissaient au cours de chapitres suivants, où ils étaient nommés parmi les paroissiens les plus actifs. C’est bien cette soi-disant homogénéité sociale qui avait dès le départ posé problème, car elle ne rendait pas compte de la complexité de l’organisation sociale de ce territoire urbain, complexité que laissaient déjà supposer les modalités de l’urbanisation esquissées dans la première partie du chapitre et qu’avait démontrée la deuxième partie.
Le Père Chéry, en retraçant l’évolution de la composition de la population paroissiale dans les années 1940, autrement dit au moment de la rédaction de son ouvrage, avait pourtant cassé l’image véhiculée jusque-là d’une paroisse ouvrière. Il insistait particulièrement sur les activités nouvelles induites par l’hôpital et les facultés et qui avaient amené des professions intellectuelles et libérales à résider près de ces installations. Selon lui, tout le monde désormais gagnait sa vie et « le quartier [n’était] plus misérable ». La « population laborieuse » qui continuait à habiter les lieux ne ressemblait plus aux prolétaires des années 1920. Les « ouvriers qualifiés de chez Berliet ou autres usines établies à proximité » se mêlaient aux « commerçants » et aux « employés de l’hôpital, des tramways, des chemins de fer » 200 qui contribuaient à la diversification sociale du territoire paroissial. En s’éloignant de l’image d’une paroisse ouvrière, cette présentation redonnait au territoire paroissial son aspect composite. Elle effaçait pourtant la dualité des évolutions sociales qu’il avait connues dans les années 1930 et niait l’existence de cette main d’œuvre instable ou de ces nouveaux arrivants mal insérés dans la société urbaine. Elle ne restituait pas plus l’hétérogénéité initiale. Joseph Folliet reconnaissait à son tour l’émergence, dans les années 1930, des classes moyennes, dont l’arrivée accompagnait pour lui aussi l’implantation des installations hospitalières et universitaires. Pour indiquer l’évolution de la composition de la population, il employait les termes d’intellectuels (qu’il plaçait entre guillemets) et de bourgeois, tant vilipendés par les classes populaires. Il évoquait aussi les nouveaux immeubles, « genre cabanes à lapins », qui logeaient une nouvelle population. Mais il concluait toujours la description du quartier par la quasi-immuabilité du Transvaal. Le territoire paroissial, qui n’était décrit que jusque dans les années 1930, était donc sans cesse ramené à une seule de ses composantes.
Ce quatrième chapitre, qui n’a guère conduit les investigations au-delà de 1936, a servi, à l’encontre de ces visions réductrices, à dégager le fonctionnement social de ce territoire pendant l’entre-deux-guerres pour permettre de comprendre ce que signifiait et cachait son découpage en « trois sous-quartiers », qu’indiquait, paradoxalement, volontiers Joseph Folliet : « le Transvaal, au pied de la Balme ; Montvert au-dessus ; le Vinatier au-delà » 201 . Une dernière carte (carte 7), en fait un schéma, servira à visualiser l’organisation spatiale du territoire paroissial, telle qu’on pouvait l’établir au tournant des années 1920-1930. Elle a été établie à partir du croisement des cartes 2 et 3, présentant respectivement l’urbanisation en cours du territoire paroissial et son organisation sociale. C’est en conservant l’image de la division sociale d’un espace inégalement urbanisé qu’il convient d’aborder les deux chapitres suivants qui développeront, selon deux axes différents, les modalités de la rencontre entre les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban et les habitants du territoire paroissial.
Cérémonies présentées dans le dernier chapitre de la première partie.
Papiers Folliet, Dossier « Bloud et Gay », p. 14-15.
Laurent Remillieux, « Les étapes d’une Cité paroissiale », op. cit..
Extrait dactylographié de la Semaine religieuse et familiale, numéro du 25 au 29 décembre 1935.
Papiers Folliet, Dossier « Bloud et Gay », p. 15.
Notes prises à l’occasion d’un mariage célébré le 15 février 1947, Acte n° 2, Double des registres paroissiaux, 1947.
Ibid., Acte de Mariage n° 35, 28 décembre 1947.
Invitation à une messe à l’intention des défunts, 18 mai 1924, Papiers Colin.
Double du registre paroissial de 1945, texte non daté.
Registres de catholicité de Notre-Dame Saint-Alban, Acte de baptême n° 54, 8 juin 1929.
L. Remillieux, « Les étapes d’une Cité paroissiale », op. cit.
A.M.L., 4 S 303, 1921
Laurent Colin, né en 1892, a été ordonné en 1921, l’année de sa nomination à Saint-Alban.
A.D.R., 3 P 123 / 106
S. Mayery, op. cit., p. 49.
J. Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 65.
S. Mayery, op. cit., p. 49.
S. Mayery, op. cit., p. 32.
S. Mayery, op. cit., p. 34-35.
S. Mayery, op. cit., p. 49.
S. Mayery, op. cit., p. 36.
C’est en lisant l’ouvrage de Steven M. Zdatny, Les artisans en France au XXe siècle, Paris, Belin, « Histoire et société », 1999, 367 p., traduit de l’américain, première publication en 1990 chez Oxford University Press, que j’ai réalisé une fois de plus combien la représentation que l’on construisait d’un groupe social commandait, plus que sa réalité, les attitudes et les actions engagées vers ce groupe. Il m’a paru aussi évident que les analogies qui existaient entre artisans et catholiques sociaux dans leur conception du monde contribuaient à expliquer la vision que les deuxièmes donnaient du territoire paroissial de Notre-Dame Saint-Alban. Cette vision confortait non seulement leurs velléités missionnaires du moment, mais elle justifiait aussi les attentes des fervents de cette paroisse, qui se devait être missionnaire en terre ouvrière pour répondre aux exigences du mouvement catholique.
J. Gadille (sous la direction de), Histoire des diocèses de France, Lyon, op. cit., p. 296.
J. Gadille, « Laurent Remillieux », notice biographique, in Xavier de Montclos (sous la direction de), Lyon - Le Lyonnais – Le Beaujolais…, op. cit., p. 363.
Les deux citations sont extraites de Henri-Charles Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie. Notre-Dame Saint-Alban, Paris, Les Editions du Cerf, 1947, 157 p., p. 15.
Joseph Folliet, Le Père Remillieux, op. cit., p. 60.
Ibid., p. 60.
Henri-Charles Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 18-19.
J. Folliet, Le Père Remillieux, op. cit., p. 58.