Reprenons le dossier à son point de départ, c’est-à-dire au moment où Laurent Remillieux était parvenu à convaincre ses différents interlocuteurs de la nécessité de lui confier la charge d’une nouvelle paroisse. Il faut saisir le projet missionnaire dans sa première définition pour en montrer ensuite les recompositions que lui imposèrent les évolutions du catholicisme et les conditions locales. Des documents antérieurs à la fondation paroissiale retracent les négociations qui se sont déroulées au sein de l’institution ecclésiale au sujet de la délimitation de la future paroisse et mettent en lumière les enjeux territoriaux de ces négociations. Ils signifiaient que loin de privilégier une logique pastorale, le projet paroissial s’inscrivait d’abord dans une logique territoriale qui commandait à ses promoteurs un discours contradictoire. Laurent Remillieux revendiquait un pouvoir curial sur un espace qu’il désirait le plus large possible, sans tenir compte de sa cohérence sociale, en favorisant même son hétérogénéité, alors qu’il affichait par ailleurs son installation dans un faubourg ouvrier en insistant sur ses velléités missionnaires. Là était l’origine de la distorsion qui s’établissait entre, d’une part, le discours tenu sur l’espace investi par l’institution catholique et le projet religieux participant de ce discours et, d’autre part, la réalité urbaine etsociale du territoire paroissial et celle de la mise en œuvre du projet. La question historique qui se pose est finalement moins celle de la réussite ou de l’échec de la mission intérieure menée sur le territoire de Notre-Dame Saint-Alban que celle des logiques qui ont prévalu à sa mise en œuvre. En effet, le problème n’est pas de démontrer la faiblesse de la pratique religieuse des habitants du Transvaal et l’étude de micro-sociologie religieuse que la base de données constituée permet ne fera d’ailleurs que confirmer, pour la période de l’entre-deux-guerres, les tendances enregistrées pour la période suivante à partir des grandes enquêtes conduites dans les années 1950 et 1960. Et c’est justement parce qu’il n’y a rien à dire des pratiques différentielles des groupes sociaux présents sur le territoire de Notre-Dame Saint-Alban, pratiques évaluées selon les indicateurs définis par la sociologie religieuse, que le développement consacré aux usages de la religion détournera le questionnement produit par cette dernière pour explorer d’autres voies. En amont cependant, il reste à vérifier la teneur des ambitions missionnaires et leurs objectifs, à cerner le public à qui elles s’adressaient réellement au-delà des intentions proclamées.
En ces années 1918-1919, en dépit des nombreux terrains agricoles désormais à bâtir et qui occupaient encore de vastes étendues, il n’avait pas été facile de déterminer l’emplacement des bâtiments paroissiaux. Cet emplacement devait tenir compte non seulement des prévisions du plan d’extension urbaine, et donc des constructions liées au nouvel hôpital et au développement industriel, mais aussi des problèmes posés à l’administration diocésaine par la délimitation de la future paroisse. Selon le témoignage de Victor Carlhian, plus de huit mois de recherches et de démarches s’avérèrent nécessaires pour trouver un terrain propice à l’installation des locaux de la future paroisse. Les négociations sur les limites paroissiales, qui se déroulaient entre Laurent Remillieux et les curés des paroisses voisines de Saint-Maurice à Monplaisir, de Notre-Dame de l’Assomption et de Notre-Dame de Bon Secours à Montchat, et qui étaient arbitrées par l’archevêché, se poursuivirent jusqu’en 1924. Laurent Remillieux définissait le « quartier dit Le Vinatier », siège de la paroisse à venir, comme comprenant « Bron-Asile », inclus dans la paroisse Notre-Dame de Bon Secours, « Saint-Alban », partagé entre Saint-Maurice et Notre-Dame de l’Assomption, et les Essarts-Parilly, dépendant de la paroisse de Bron et donc du diocèse de Grenoble 217 . Les perspectives des fondateurs furent dès le départ restreintes par le refus de l’évêché de Grenoble d’abandonner la partie de la paroisse de Bron qui avait été pressentie. Pour éviter toute contestation au sujet d’un possible empiètement sur la juridiction du diocèse voisin, le cardinal Maurin imposa aux maîtres d’œuvre de Notre-Dame Saint-Alban de respecter une distance minimale de trois cents mètres de la limite des deux diocèses. D’ailleurs, Laurent Remillieux se déclarait prêt à se rallier aux arguments du curé de Bron, qui craignait que les Essarts-Parilly ne soient placés dans une situation de trop grande marginalité au sein d’un territoire paroissial les englobant et soient donc laissés en dehors de toute influence religieuse. En effet, d’après lui, ce secteur, qui réunissait alors environ cinq cents habitants, resterait isolé du reste de la paroisse, les fortifications, ou le boulevard qui les remplacerait, formant « toujours une limite infranchissable ». Il existait encore aux Essarts une petite chapelle desservie par un père assomptionniste. Mais il paraissait probable qu’il n’y serait pas maintenu par ses supérieurs. Du reste, c’était une chapelle de pèlerinage qui ne pourrait pas être gênée par la nouvelle église paroissiale. En dépit de la limite infranchissable évoquée précédemment, la concurrence serait en fait susceptible de venir des œuvres et on devait veiller à s’éloigner suffisamment « pour permettre à un nouveau centre religieux de se former là plus tard ». Laurent Remillieux se résignait à abandonner ce terrain contesté pour se rabattre sur Bron-Asile et Saint-Alban, qui suffiraient de toutes les façons à former une paroisse si l’on considérait les extensions prévues ou en cours de réalisation. Le périmètre convoité se trouvait par ailleurs « à égale distance des limites de fait de la paroisse future ». Par « limites de fait », Laurent Remillieux entendait « l’extension naturelle et nécessaire de l’influence exercée par les écoles, les patronages, toutes les œuvres d’apostolat ». La hauteur du Vinatier était ainsi indiquée comme l’espace le plus à même d’éviter tout empiètement sur l’aire d’influence des œuvres de Saint-Maurice. Plus bas, dans la plaine, on s’approchait trop de la paroisse de Monplaisir et « les conditions [seraient] moins favorables ».
Laurent Remillieux s’efforçait de ménager les susceptibilités de ses collègues, chaque prêtre semblant suspendre l’étendue de son pouvoir curial à la superficie du territoire paroissial contrôlé. La conscience que l’aire d’influence d’une paroisse et de ses œuvres dépassait les limites administratives officielles expliquait ses précautions. Sa position révélait les capacités de l’institution ecclésiale à s’adapter aux réalités des mutations urbaines, tout en tenant compte des rivalités de pouvoir qu’engendrait la pratique des espaces paroissiaux par leurs usagers. Il existait deux réalités à concilier pour constituer une communauté paroissiale cohérente : une réalité administrative, qui s’efforçait de se conformer à des critères objectifs – le nombre de paroissiens, la superficie des territoires paroissiaux, les équipements religieux déjà en place, les plans d’extension urbaine , et une réalité plus mouvante que définissaient les usages sociaux des espaces religieux et qui défiait les limites officiellement fixées aux différents pouvoirs curiaux. Des familles pouvaient fréquenter, par commodité, parce que les locaux étaient plus proches de leurs domiciles, les écoles privées d’une paroisse, y assister à la messe dominicale, alors qu’elles dépendaient de la paroisse voisine pour les grands actes de la vie liturgique. Mais ce qu’il faut retenir ici de ce débat, c’est que la logique du rapport de l’Eglise catholique à la ville et à ses habitants conservait un caractère comptable et surtout spatial. Les solutions recherchées pour régler les différends prévisibles trouvaient leurs arguments dans les dossiers des géomètres puisque l’institution ecclésiale affrontait un problème de géométrie : les limites d’une nouvelle paroisse devaient être équidistantes de tous les bâtiments paroissiaux du secteur envisagé, pour que les aires d’influence des différentes paroisses coïncident avec les circonscriptions religieuses officielles. Laurent Remillieux ne précisait pas si les données brutes devaient être pondérées par l’inégale répartition de la population sur les territoires paroissiaux. Les discussions qui précédèrent la publication de l’ordonnance érigeant la paroisse Notre-Dame Saint-Alban, la nécessité de recourir à des médiateurs soumettant leurs conclusions à l’archevêque avant la décision finale confirmaient les difficultés à trouver un terrain d’entente.
Lorsque le projet de fonder une nouvelle paroisse aux limites orientales de la commune de Lyon fut accepté, les autorités diocésaines organisèrent une réunion entre les différents protagonistes pour s’assurer de leur accord et fixer des limites générales destinées à établir quelques points de repère et à donner un cadre à l’apostolat exercé par le desservant de la chapelle de secours de Saint-Alban, avant la mise en place définitive de la paroisse. Le 6 janvier 1919, Mgr Marnas, vicaire général, convoqua les abbés Seyve, Thomé et Dadolle, respectivement curés de Saint-Maurice, de Notre-Dame de l’Assomption et de Notre-Dame de Bon Secours, qui déclarèrent « n’élever aucune objection contre la création éventuelle d’une paroisse dans le quartier de Saint-Alban, à Monplaisir » 218 . Un procès-verbal, déposé au secrétariat de l’archevêché, consigna leur accord et les premières limites proposées : « la rue de Montchat prolongée, le chemin vicinal 155 de Monplaisir à Grange Rouge, l’avenue Berthelot prolongée, le boulevard Pinel et la grande rue de Monplaisir ». En août 1924, des différends subsistaient pourtant entre les parties en présence, comme en témoigne une lettre envoyée par Laurent Remillieux à sa hiérarchie et intitulée « Indications concernant les limites de Notre-Dame Saint-Alban » 219 . La limite sud, qui séparait le territoire de la future paroisse de celui de l’Assomption, n’était pas remise en cause, puisque « l’avenue Berthelot prolongée se trouv[ait] exactement, à cent mètres près, à égale distance des deux églises. Les deux curés intéressés étaient prêts à travailler ensemble, « avec l’aide d’un géomètre », pour fournir à leurs autorités un marquage plus précis, départageant avec exactitude, dans toutes les rues traversées par l’avenue Berthelot prolongée, les maisons se trouvant en deçà et au-delà de la limite de Notre-Dame Saint-Alban. En ce qui concernait la limite occidentale avec Saint-Maurice, Laurent Remillieux se rangeait à l’avis de l’abbé Seyve, qui préférait prendre comme borne « la rue des Alouettes jusqu’à la rue Bataille, puis la rue Edouard Nieuport jusqu’à son intersection avec l’avenue Berthelot prolongée ». Cette solution avait certes l’inconvénient de trop rapprocher la limite occidentale de l’église de Notre-Dame Saint-Alban, mais Laurent Remillieux acceptait la concession car « Monsieur le Curé de Saint-Maurice de Monplaisir [avait] toujours été très bon pour la nouvelle paroisse et [qu’il] se [faisait] une idée très exacte de son avenir ». « Les limites exactes et détaillées » seraient données très prochainement à l’archevêché pour servir à la rédaction du décret d’érection. Il en allait autrement des négociations sur la limite à définir avec Notre-Dame de Bon Secours. Lors de la réunion initiale de janvier 1919, le curé de cette paroisse avait refusé de céder la moindre parcelle de son territoire et la limite était restée fixée à la grande rue de Monplaisir depuis son intersection avec le chemin des Sablonnières jusqu’à celle avec le boulevard Pinel. Et c’était bien cette limite qui était contestée par Laurent Remillieux, qui désirait la repousser vers le nord.
‘« Si on ne modifiait pas la limite sud actuelle de Notre-Dame de Bon Secours (grande rue de Monplaisir) il se trouverait que les numéros 211 et suivants de la grande rue de Monplaisir et que tous les premiers numéros de l’avenue Esquirol seraient à vol d’oiseau à 300 mètres de la nouvelle église (320 mètres en suivant la nouvelle avenue) et appartiendraient à Notre-Dame de Bon Secours alors qu’ils en seraient éloignés à vol d’oiseau de plus de 900 mètres et de 1200 mètres en suivant le chemin le plus court ! !Dans la suite de sa lettre, Laurent Remillieux multipliait les arguments pour prouver l’inanité de l’entêtement de son confrère, annexant à son rapport un plan aidant à se rendre compte de ce qui pouvait « être le meilleur pour permettre à [leurs] paroisses dans l’avenir comme aujourd’hui de faire tout le bien possible ».
L’archevêché soumit le problème à un conseil composé de trois clercs extérieurs à l’affaire, mais qui étaient aussi les curés de paroisses sises sur la rive gauche du Rhône, et donc peut-être plus proches des réalités urbaines de cette périphérie. De plus, ils bénéficiaient de leur autorité d’archiprêtres. Le 8 octobre 1924, les curés de Saint-Louis de la Guillotière, de Saint-Pothin et de l’Immaculée-Conception firent parvenir au cardinal Maurin leurs conclusions sur le projet de délimitation de la future paroisse Notre-Dame Saint-Alban. Ils signalaient s’être rencontrés plusieurs fois, avoir d’abord étudié le projet sur un plan de la ville de Lyon, s’être enquis ensuite de l’avis des curés intéressés, et s’être enfin rendus sur le terrain pour confronter les distances théoriques, calculées à vol d’oiseau, aux distances réelles, correspondant aux chemins parcourus sur la voirie déjà en place. Les résultats de leur enquête différenciaient les limites provisoires à donner à Notre-Dame Saint-Alban des limites réelles et définitives, dont l’usage n’entrerait en vigueur qu’à partir du moment où seraient « créées les voies officiellement prévues et votées dans les plans d’extension de la Ville de Lyon » 221 . En acceptant d’inclure dans le territoire de la future paroisse « l’avenue Esquirol (côté sud) depuis le boulevard Pinel jusqu’au cours Eugénie, le cours Eugénie (numéros pairs) jusqu’à la rue Gensoul, la rue Gensoul (numéros pairs) entre les cours Eugénie et la rue Viala », ils tranchaient le différend qui opposait Laurent Remillieux à son confrère de Montchat en faveur du premier. Le projet des autres limites, qui avaient fait l’objet d’un consensus, n’était pas affecté. Le bornage déterminait avec précision les maisons entrant dans la juridiction de chaque paroisse. Ce document inspira directement l’acte officiel qui intervint une semaine plus tard. L’ordonnance érigeant la paroisse Notre-Dame Saint-Alban, qui devait être lue dans les églises des paroisses concernées le dimanche qui en suivrait la réception, reprenait les propositions détaillées contenues dans la lettre du 8 octobre. Elle revenait néanmoins encore une fois sur la limite avec la paroisse de Notre-Dame de Bon Secours, aménageant un dernier compromis.
‘« Article III.Autrement dit, plus de la moitié de l’ordonnance était remplie de considérations territoriales, conclusions des débats menés depuis cinq ans au sujet de la délimitation de la future paroisse. Ces considérations avaient toujours suivi une logique strictement spatiale, se référant sans cesse au réseau de voirie urbaine existant et aux schémas projetés, témoignant, comme à chaque création paroissiale, de l’assimilation par l’Eglise catholique du choix administratif « des axes médians de rues dans les diverses procédures de délimitation » 222 , généralisé par la Révolution. « La trame viaire », alors qu’elle était ici encore mal fixée, avait été privilégiée comme « matrice des formes de découpage » du nouveau territoire paroissial, à charge pour l’institution ecclésiale de se calquer sur la ville à venir. Ce souci d’adaptation au projet en cours, si présent dans toutes les argumentations de Laurent Remillieux, révélait les inquiétudes des catholiques tirant les leçons de l’urbanisation incontrôlée du siècle précédent, essayant désormais d’anticiper sur les évolutions ultérieures, mais se plaçant dans la continuité d’une politique séculaire de densification du réseau paroissial. Aux exigences administratives, s’ajoutait la nécessité d’arbitrer des conflits de pouvoir. La logique étroitement spatiale du maillage paroissial supposait en effet que l’importance du pouvoir curial se mesurait à l’étendue du territoire paroissial, surtout dans les confins encore peu peuplés de la ville. C’était l’enjeu de la rivalité entre les abbés Remillieux et Dadolle. Les voies que Laurent Remillieux désirait intégrer à sa paroisse étaient censées rééquilibrer un espace peu urbanisé, ou à l’urbanisation récente, et permettaient de grossir le nombre de paroissiens. Elles abritaient de plus une population qui ne ressemblait en rien à celle du Transvaal, mais qui, justement, risquait d’entretenir la vie paroissiale bien mieux que celle du quartier ouvrier. Nulle part il n’était donc question de la cohérence sociale du territoire paroissial. Si l’on avait proclamé que les préoccupations des fondateurs de la paroisse étaient liées à l’esprit missionnaire qui avait animé le projet initial et si ces préoccupations rejoignaient finalement le discours de l’institution associant la périphérie urbaine, cette « province de Chine » 223 , aux frontières de la chrétienté, les débats concernant la délimitation du territoire paroissial ne prenaient jamais en compte des paramètres pouvant conduire à une réflexion de type pastoral. Les discours recelaient en définitive des contradictions et des non dits, qui définissaient les rapports originels de la paroisse avec son territoire et avec les habitants de ce territoire.
Note sur le quartier du Vinatier écrite par Laurent Remillieux, non datée, Papiers Remillieux. Les citations suivantes sont tirées de la même source.
Procès-verbal de la réunion du 6 janvier 1919, A.A.L., Papiers Maurin, 10 / II / 7. Les abbés François Seyve, Jean-Baptiste Dadolle et Thomé exerçaient la charge curiale de ces paroisses respectivement depuis 1911, 1914 et 1918.
Lettre de Laurent Remillieux, datée d’août 1924, A.A.L., Papiers Maurin, 10 / II / 7.
Ibid.
Lettre envoyée au cardinal Maurin par les abbés Auguste Molin, curé de Saint-Pothin, Louis Poncet, curé de Saint-Louis de la Guillotière et Joseph Augagneur, curé de l’Immaculée-Conception, datée du 8 octobre 1924.
Pierre-Yves Saunier, « L’Eglise et l’espace de la grande ville au XIXe siècle : Lyon et ses paroisses », op. cit., p. 344.
Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 24 octobre 1924, « Chronique diocésaine », p. 351.