Un curé dans la ville « déchristianisée »

La logique territoriale de l’encadrement paroissial continuait à prévaloir dans les premiers discours officiels et dans les récits que Laurent Remillieux destinait à son public catholique. En ce début des années 1920, les catholiques missionnaires de Notre-Dame Saint-Alban clamaient leur intention d’encadrer une population ouvrière déchristianisée pour lui apporter le message chrétien. Le 19 octobre 1924 avaient lieu la consécration du maître-autel et la bénédiction de la nouvelle paroisse par le cardinal archevêque de Lyon. Le 26 octobre 1924, Mgr Faugier, auxiliaire du cardinal, présidait à la communion solennelle des enfants, sanctionnant la première grande journée paroissiale. Dans une feuille d’invitation à ces cérémonies, Laurent Remillieux rappelait ainsi la mission de la nouvelle paroisse :

‘« Les humbles annales de Notre-Dame Saint-Alban répètent le geste de l’Eglise de France qui, privée de ressources matérielles et, après les hécatombes de la guerre, privée surtout de prêtres, multiplie cependant les centres religieux et fait germer des âmes d’apôtres. […] Les cérémonies du 19 et 26 octobre 1924 viendront donner à la christianisation du Vinatier-Transvaal un nouvel élan. […] Depuis bientôt cinq ans, cet oratoire fut le centre de toutes les œuvres apostoliques de conquête que les conditions dans lesquelles s’exerce aujourd’hui le ministère paroissial obligent à créer. Les nouveaux centres religieux fondés depuis la Séparation sont moins destinés à procurer plus de commodités à des populations déjà chrétiennes qu’à rechristianiser un milieu paganisé. »’

Ce discours était répété dans les différentes sources qui évoquaient la raison d’être de la nouvelle paroisse tout au long de la première décennie de son existence. Il s’accrochait au contexte particulier que définissait l’immédiat après-guerre, irrigué par le traumatisme consécutif à l’immensité du deuil collectif et à la remise en cause des valeurs de la civilisation européenne. Pour Laurent Remillieux, la crise qui avait saisi la société française manifestait une crise de civilisation inséparable de la déchristianisation. Sa lecture du devenir de la société en proie à la décadence reprenait les affirmations de l’intransigeance catholique, condamnant le monde moderne, libéral et sécularisé, issu de la Révolution. Les vœux qu’il adressait à ses paroissiens pour le Jour de l’An 1920 associaient la foi, qui était vérité, à la vie, tandis qu’ils rejetaient sa perte dans le camp de la mort et de la ruine. Les catholiques devaient réagir à ce désastre et l’on retrouvait leur conviction que le sacrifice des morts de la guerre n’avait pas été vain. L’apostolat de conquête capitalisait le sacrifice.

‘« Après les 1. 500 000 hommes qui ont accepté de mourir pour que la France vive, accepterons-nous les routines, les négligences, les absences de pensée, les égoïsmes de toutes formes qui conduisent une nation à la ruine ? » 224

Quand le siècle, regagné par la « fièvre », aurait recouvré quelques années plus tard son « apparente légèreté », Laurent Remillieux poserait sur la société « blessée dans son âme » le même diagnostic et proposerait la même thérapeutique, car « la régénération » ne résidait que « dans sa vie d’âme ». La religion était la réponse aux souffrances individuelles comme aux maux collectifs qui accablaient la société moderne. Dans la feuille d’invitation rédigée en 1924 par Laurent Remillieux, la guerre était d’ailleurs placée dans la continuité des affres infligées aux catholiques par la sécularisation de la société et la laïcisation de l’Etat, tourments hérités du XIXe siècle libéral, mais qui avaient culminé, au début du XXe siècle, au moment de la Séparation des Eglises et de l’Etat.

Et en effet, si les conséquences de la guerre renouvelaient les intentions missionnaires en démontrant leur urgence, le projet de reconquête catholique poursuivait les efforts de l’Eglise entrepris depuis le XIXe siècle. Il était l’héritier de l’utopie missionnaire qui, après les déchirements révolutionnaires, avait souhaité reconstruire la paix sociale sur la base du catholicisme, avant de marquer l’ensemble d’une pastorale de plus en plus préoccupée par la masse des travailleurs déchristianisés. L’étude de la représentation de la périphérie urbaine et de ses habitants par les promoteurs de Notre-Dame Saint-Alban a déjà dégagé la filiation qui existait entre les conceptions de ces catholiques du XXe siècle et le discours sur la ville et ses ouvriers tenu au XIXe siècle. Le projet missionnaire, centré sur la « masse des travailleurs » 225 du Transvaal, redisait la filiation et l’analyse des inquiétudes religieuses et sociales de Laurent Remillieux pouvait être conduite dans les mêmes termes. Le constat du détachement religieux des foules ouvrières relayait une nouvelle fois l’angoisse du changement social et les discours conjuguaient, en ces années 1920 de la même façon qu’au siècle précédent, désespérances religieuses et sociales. Au XIXe siècle, l’Eglise catholique avait dû affronter l’émergence d’un nouvel ordre social. Même si la société d’ordres avait déjà été largement remise en question dans les faits par les mutations économiques de l’époque moderne, même si la Révolution avait voulu y mettre fin avec l’abolition des privilèges, la nouvelle organisation sociale née de l’industrialisation détruisit cet ordre, plus radicalement et plus irrémédiablement encore. Elle contribua ainsi à l’affranchissement de la société à l’égard des structures d’autorité religieuses, d’autant plus que le processus de laïcisation s’affirmait surtout dans les Etats industrialisés. Les nouveaux modes de production firent naître de nouveaux rapports sociaux et entraînèrent de nouvelles contestations. La question sociale, qui était d’abord celle des ouvriers entassés dans des villes livrées à l’anomie, taraudait l’Eglise catholique comme l’ensemble des élites. La forte croissance démographique et les amples migrations, dont l’urbanisation était la conséquence la plus notable, détruisaient les cadres et les repères de sociabilité traditionnels sur lesquels reposait l’action de l’Eglise. L’institution ecclésiale et les élites catholiques avaient focalisé leurs inquiétudes sur les nouveaux ouvriers déracinés, livrés à la grande ville, dont elles dénonçaient la déchristianisation. Comment l’Eglise pouvait-elle encore exercer son pouvoir sur une population qui échappait dorénavant, par ses déplacements et par son installation dans un espace urbain dilaté et mal contrôlé, aux communautés paroissiales qui se confondaient jusque-là avec les communautés rurales et urbaines ?

Le projet d’érection d’une nouvelle paroisse dans la périphérie orientale de Lyon prolongeait des efforts déjà entrepris avant la Grande Guerre dans ce même secteur. En 1907, l’abbé Planus, prêtre du Prado, avait été appelé par le cardinal Coullié pour fonder Notre-Dame de l’Assomption, « une nouvelle paroisse dans les faubourgs de Lyon, au fond du quartier de Monplaisir » 226 . L’auteur de la notice publiée dans la Semaine religieuse du diocèse de Lyon mettait en valeur le nouveau contexte de libertés que permettait paradoxalement la Séparation des Eglises et de l’Etat. Pour mener à bien cette « tâche urgente et difficile » 227 , on avait choisi un prêtre loué après sa mort pour son esprit de pauvreté, sa « nature ardente » et son « âme apostolique ».

‘« Le pauvre curé accepta ce lourd fardeau bien surnaturellement et se mit de suite à la tâche, avec beaucoup de courage mais peu de ressources.
Il s’installa comme il put dans son nouveau champ d’apostolat ; c’était bien véritablement un champ, puisqu’il avait à sa disposition 8.000 mètres carrés de luzerne pour y établir le siège de sa paroisse.
Dès les premiers jours, avec son fidèle vicaire qui le suivit pendant dix-huit ans, il commence à réunir les enfants dans le grenier de la petite maison qu’il avait louée comme presbytère, puis il organise le service paroissial dans la chapelle des Sœurs de la Propagation de la Foi qui était à proximité, et en même temps, il travaille à construire d’urgence église, cure, salle d’œuvres, hangars pour patronages. » 228

La périphérie offrait là aussi cette image de vide urbain que venaient combler les installations du centre religieux. L’inauguration de l’église paroissiale, le 15 août 1908, avait donné lieu à un compte-rendu publié dans la Semaine religieuse du diocèse de Lyon et signé par « un témoin » 229 . Le texte commençait par invoquer la raison de la création paroissiale à travers l’évocation d’un quartier rassemblant trois mille habitants et dépourvu de tout « secours religieux à cause de l’éloignement de l’église Saint-Maurice de Monplaisir ». Si l’auteur de l’article passait beaucoup de temps à décrire l’architecture de l’église et sa décoration intérieure, pour mentionner les habitants de la paroisse, il se contentait de quelques considérations assez vagues. « Cette intéressante population » resterait dans l’ombre de la cérémonie d’inauguration et des intentions ecclésiastiques. Le rappel du discours du cardinal Coullié qui avait encouragé les jeunes paroissiens à devenir des « apôtres, apôtres dans les usines, apôtres dans les magasins, apôtres dans les bureaux » donnerait aux contours de la population paroissiale quelques précisions. Mais la problématique de la création paroissiale se définissait dans des termes urbains et non sociaux. D’ailleurs, s’il s’agissait bien de remédier au problème de l’éloignement, l’institution ne ferait qu’apporter à l’ « intéressante population » « toute facilité pour pratiquer sa religion ». De mission, il n’était nullement question. Laurent Remillieux annonçait exactement le contraire dans la feuille d’invitation aux cérémonies d’inauguration de Notre-Dame Saint-Alban.

En 1924, la paroisse dont Laurent Remillieux avait désormais la charge participait aussi de la réponse catholique au défi de l’urbanisation. La réorganisation du maillage paroissial continuait à accompagner la campagne de reconquête catholique. Mais l’action religieuse dépendait ici plus explicitement d’un enjeu social. Les créations paroissiales relevaient de la nécessité d’un contrôle territorial de populations ouvrières croissantes, mobiles et détachées de la religion et la présence physique d’un pasteur attaché à un lieu de culte installé à proximité des nouvelles populations à encadrer était par conséquent une priorité. Le rédacteur de la « Chronique diocésaine » de la Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 24 octobre 1924 avait ainsi entièrement construit son récit de la bénédiction de la nouvelle église paroissiale dans la perspective d’une reconquête catholique en terre païenne. Les baptêmes annoncés pour le soir, sur lesquels il insistait, semblaient ouvrir le temps des conversions. Une métaphore filée courait tout au long du texte pour rendre sensible l’ambiance de croisade qui présidait aux destinées de Notre-Dame Saint-Alban. Tous les éléments concouraient à dessiner l’image de l’installation de catholiques, porteurs d’un message de vie et de lumière, dans un environnement hostile, dont ils devaient se défendre, mais qu’ils devaient aussi pénétrer en vue de le convertir.

‘« Le Cardinal a parlé avec sa haute et paternelle éloquence. “ Grâce à cette église, le Christ étendra ses conquêtes et des âmes connaîtront la vérité qu’elles ignorent. Oui, disons-le bien haut : nous n’aimons, nous ne voulons que la vérité seule et nous n’avons que de l’amour pour ceux qui nous veulent du mal ”. » 230

Le discours du cardinal Maurin restait imprégné du vocabulaire de l’intolérance religieuse. En dépit de la conviction de n’agir qu’au nom de l’amour, ou plutôt parce que l’amour justifiait l’intransigeance, l’autre, l’incroyant, investi de toutes les valeurs négatives, apparaissait dans le rôle de l’ennemi à combattre parce qu’il fallait le sauver malgré lui. Le caractère offensif que montrait le catholicisme en ces années 1920 le distinguait de ses positions antérieures crispées sur la nécessité de la défense religieuse. Mais la description des installations paroissiales, que le chroniqueur proposait dans le dernier paragraphe, renvoyait tout de même les catholiques de Notre-Dame Saint-Alban au cliché de la citadelle assiégée. Les bâtiments délimitaient un véritable camp retranché.

‘« La foule se disperse. Il est midi. Mais sur le parvis d’herbe et de terre, les groupes se sont reformés et le visiteur regarde autour de lui avec le plan dans les mains. Il s’aperçoit que l’église n’est pas isolée. Elle se dresse au centre d’un quadrilatère irrégulier, véritable donjon autour duquel veillent ses bastions et ses tours. Comme les murailles abritent et protègent l’autel, ainsi l’église elle-même est protégée par d’autres bâtiments d’un style semblable qui la regardent, qui la complètent et qui semblent la servir : une salle de lecture, un patronage, trois ou quatre écoles, une salle de consultations médicales, j’en oublie sans doute. Nous avons dans ce coin de Lyon l’image des paroisses futures, celles qu’il faudra planter dans nos banlieues abandonnées : ces paroisses seront des cités en petit ; une demeure pour les âmes : l’église ; une pour les enfants : l’école ; pour les hommes : le cercle ; pour les jeunes mères : le dispensaire. Elles deviendront, ces cités-paroisses, ce qu’ont été dans les temps très anciens les monastères ou les cathédrales, des points spirituels où passe la ligne qui va de la terre au ciel. » 231

L’utopie missionnaire se nourrissait encore du rêve d’une chrétienté médiévale et en reprenait tous les attributs, de l’ordre social reposant sur la féodalité, symbolisée ici par le donjon, à la croisade à mener contre les infidèles, en passant par les bâtisseurs de cathédrales et les moines défricheurs de contrées inaccessibles. La vision du monde informée par une culture catholique, dont participait l’imaginaire de Laurent Remillieux, rendait déjà caduque l’investissement religieux du territoire paroissial.

A la distance sociale, se joignait un décalage culturel qui ajoutait encore à l’étrangeté de ces catholiques, issus des classes dirigeantes ou moyennes et venus du centre de la ville pour évangéliser le milieu ouvrier de la périphérie urbaine. En fait, l’étrangeté des nouveaux arrivants restait indissociable du rapport d’extériorité qui avait régi la fondation paroissiale. Pour chacun des deux groupes, l’ailleurs et l’ici se définissaient différemment, les espérances ou les désespérances n’avaient pas la même teneur, car les rapports au monde et à ses réalités ne déterminaient pas les mêmes priorités. Les catholiques missionnaires investissaient la société urbaine de la périphérie, pour lui imposer leur vision du monde structurée autour d’un au-delà exigeant. Les discours ne laissaient aucune place à la rencontre ni à l’échange égalitaire. Loin du projet initial de Victor Carlhian, qui désirait affirmer une présence catholique dans la cité des hommes en faisant vivre parmi eux et de leur vie des laïques, la paroisse isolait les promoteurs de la mission, leur octroyant une place à part. L’image de la « cité-paroisse », utilisée par le chroniqueur de la Semaine religieuse du diocèse de Lyon, renforçait cette impression. C’était une cité dans la cité qu’il décrivait, un espace clos qui se suffisait à lui-même et qui attendait de recevoir les autres sans aller à eux, et un tel cloisonnement de l’espace physique signifiait aussi un clivage entre deux espaces sociaux, étrangers l’un à l’autre. De plus, il ne faut pas oublier les non-dits de ces discours. La localisation des bâtiments paroissiaux sur la carte 6 a déjà révélé une autre réalité : même situés à la frontière du quartier Montvert et du Transvaal, ils restaient extérieurs à la ville ouvrière. Cette réalité géographique contribuait à livrer la logique catholique de la mission en milieu ouvrier. La « cité-paroisse » ne s’était pas implantée au cœur de la ville ouvrière mais dans ses marges plus bourgeoises. Le choix confirmait le rapport d’extériorité, même si la proximité des rues les plus peuplées du Transvaal n’entravait en rien les possibilités matérielles du recours aux services paroissiaux. Il signifiait que la christianisation des populations ouvrières éloignées de la religion devait être assurée par les classes dirigeantes et moyennes.

Pourtant, l’abbé Remillieux n’aurait cesse de dire, dans les années suivantes, sa conviction de la nécessité d’aller vers les ouvriers qui n’avaient pas trouvé le chemin de l’église pour mieux les convaincre. Ses récits, ainsi que tous les témoignages, marqués d’anecdotes récurrentes, valorisaient son aptitude à la rencontre et à l’échange, qui justement étaient apparus comme compromis. Dans la rue, chez le coiffeur, en prenant le tramway, il ne perdait aucune occasion d’engager la conversation, de s’enquérir des nouvelles d’une famille qui ne fréquentait pas la paroisse et ses œuvres. On répétait qu’il accueillait volontiers au presbytère des gens du quartier et leur offrait un café, après des funérailles religieuses qui les avaient mis en présence pour la première fois. Les baptêmes et les mariages étaient suivis d’une visite au domicile des parents ou des mariés, moment privilégié au cours duquel le prêtre entrait dans l’intimité familiale de ses paroissiens. Les notes inscrites dans les doubles des registres paroissiaux entre 1944 et 1949 confirment l’importance accordée par Laurent Remillieux à cette tâche pastorale. La relation individuelle qu’il tentait alors de créer était censée écarter les préjugés, qui gênaient le rapprochement entre le prêtre et ses paroissiens récalcitrants. Le curé de Notre-Dame Saint-Alban se conformait ainsi à l’idéal du pasteur proche de ses ouailles, les connaissant personnellement, pour mieux appréhender leurs besoins et leur rendre sensible le message de l’Eglise. Cet idéal avait justifié en partie la création paroissiale, la proximité physique du clergé catholique participant de la lutte contre le sous-équipement religieux de la ville industrialisée. On demeurait cependant dans une conception traditionnelle du lien que l’équipe cléricale devait entretenir avec le territoire paroissial et ses habitants. La répartition des tâches entre le curé et les vicaires suivait un partage habituel et les vicaires restaient par exemple spécialisés dans l’animation des groupes de garçons, qu’il s’agît de patronage ou de colonie de vacances. On était bien loin des expériences que tenteraient, après la Deuxième Guerre mondiale, les prêtres de la Mission de France, à Saint-Hippolyte par exemple, une paroisse du XIIIe arrondissement parisien. L’abbé Lorenzo, ancien curé de Saint-Pierre-Saint-Paul à Ivry-sur-Seine, et ses vicaires ne se répartiraient pas ici « des spécialités plus ou moins gratifiantes (cérémonies religieuses, catéchismes, animation des œuvres, etc.), ils s’affecte[raient] à chacun un secteur géographique. L’idée [serait] de coller au terrain, d’aller à la rencontre des habitants plutôt que d’attendre la visite des pratiquants habituels ou des usagers occasionnels » 232 . A Notre-Dame Saint-Alban, au mieux, la visite de ces « usagers occasionnels » serait relayée par des laïcs militant au sein de l’Action catholique, quand Laurent Remillieux précisait dans ses notes que le foyer méritait un suivi. Mais à l’occasion d’une nouvelle cérémonie, il arrivait que le prêtre signalât que le suivi n’avait finalement pas eu lieu et que la famille échappait encore à l’équipe paroissiale.

Le discours, qui soulignait la présence familière de Laurent Remillieux parmi les habitants du territoire paroissial, était par ailleurs contredit par plusieurs faits. Les doubles des registres paroissiaux signalent à maintes reprises les regrets de l’abbé Remillieux de n’avoir jamais connu telle ou telle famille entrée dans l’église le temps d’un baptême, d’un mariage, de funérailles. Il avouait même parfois n’avoir jamais remarqué la présence pourtant régulière de quelques femmes qu’on lui signalait comme pratiquantes au moment de leur mort. En fait, les témoignages qui ont loué sa volonté d’aller à la rencontre de ses paroissiens s’accordent aussi paradoxalement sur les absences du curé, appelé par ses multiples engagements à des voyages qui l’éloignaient, de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps, de ses paroissiens, pris en charge par les vicaires. Ces derniers jouaient un rôle plus important que celui que leur ont prêté les écrits centrés sur Laurent Remillieux. Le témoignage de Joseph Charlas, ancien paroissien ayant fréquenté Notre-Dame Saint-Alban au cours des années 1930 et 1940, très attaché à la personne de son curé, insiste particulièrement sur la place tenue par l’abbé Maurice Lacroix, « aumônier des scouts, grand animateur du patronage ». Il reste convaincu de l’ « énorme influence » que ce prêtre, « extrêmement populaire et très spirituel », « apôtre de la classe ouvrière », possédait dans le quartier. Et quand il parle des contacts noués avec les « familles ouvrières, populaires », c’est lui qu’il cite. Les nécessités de la mission à conduire dans le cadre paroissial n’absorbaient pas tout le temps de l’abbé Remillieux et n’apparaissaient en définitive pas comme la priorité de son apostolat, au fur et à mesure des années qui s’écoulaient. Et surtout, la réalité démographique du quartier neuf interdisait au curé de connaître l’ensemble de ses habitants. Le fort renouvellement de la population empêchait pour le moins un suivi des ménages susceptibles d’attirer les attentions missionnaires. Laurent Remillieux en avait parfaitement conscience et c’était par cette caractéristique démographique qu’il différenciait les paroisses urbaines des paroisses rurales. Si les premières possédaient l’avantage du nombre, la mobilité de leurs populations ouvrières dressait un obstacle insurmontable, alors que les paroisses rurales, par la stabilité de leur population, autorisaient un effort sur une longue durée et donc plus fécond. Elles conservaient par là-même leur statut de « gardiennes du christianisme ».

Notes
224.

Texte de Laurent Remillieux daté du 24 septembre 1922 et cité dans le manuscrit préparé pour les éditions « Bloud et Gay », p. 147.

225.

L’expression est constamment sous la plume de Laurent Remillieux.

226.

Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 3 juillet 1931, « Notice nécrologique de l’abbé Jean-Claude Planus (1858-1931), Supérieur général du Prado, p. 91-95, p. 93.

227.

Ibid.

228.

Ibid.

229.

Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 21 août 1908, « Nouvelle paroisse Notre-Dame de l’Assomption ­­– Inauguration de l’église », p. 342-344.

230.

Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 24 octobre 1924, « Chronique diocésaine », p. 352.

231.

Ibid.

232.

Sur la paroisse Saint-Hippolyte, voir la contribution d’Yvon Tranvouez au colloque du 7 octobre 1988 : « Madeleine Delbrêl à Ivry-sur-Seine », intitulée « Mission et progressisme. Les chrétiens du XIIIe arrondissement de Paris (1945-1954) », in Les communistes et les chrétiens. Alliance ou dialogue ? Madeleine Delbrêl (1905-1933-1964), Dossier du Supplément, n° 173, juin 1990, p. 67-89, p. 69 pour la citation.